La famille D’Hesse habite Esquehéries (Aisne), à moins de 30 km à vol d’oiseau de la frontière belge. Le père y est notaire. Monique est l’aînée des enfants, suivie par Francis (11 ans) et Colette (7 ans). A partir du 10 mai, « on entendait le canon, le bruit des bombardements et, plusieurs fois, il y eut des pannes d’électricité […]. Il y avait parfois 15 alertes par jour […], alors nous courions toutes dans l’abri de l’école et nous restions parfois 2 heures ½, debout, sans pouvoir marcher ni parler ». Une fois, même, un cantonnier vient leur intimer l’ordre de ne pas bouger, sous peine de recevoir une bombe, comme si les pauvrettes n’étaient pas déjà assez impressionnées comme ça : les maîtresses sont furieuses. Très vite, l’adolescente pressent l’importance des événements, et en entreprend le récit, qui se transforme rapidement en journal, tenu le plus souvent quotidiennement.
De la Thiérache menacée à la maison de vacances normande
La situation est intenable. La famille décide de partir dans la Citroën du père le jeudi 16 mai, en emmenant, pour rendre service à une amie, ses deux enfants, Pierre (5 ans) et Janine (3 ans), afin de les confier à leurs grands-parents, à Cuigy (Oise). C’est une trotte de 200 km, qu’ils font dans la journée, mais non sans mal : « Nous n’avions pas fait 15 km, à la vitesse de 35 à l’heure, au milieu du convoi des réfugiés belges, que Janine s’est mise à vomir […] de façon à salir huit torchons. Pierre a vomi aussi […]. Francis […] a vomi une fois et moi trois fois, mais par la portière ». Le père a beau tenter de prendre des chemins de traverse, ça ne fait que rallonger la route, sans gagner du temps. Enfin, ils arrivent chez les grands-parents de Janine et Pierre. « Nous avons mangé avec ces braves gens, ils nous ont prêté une mansarde où nous avons mis des matelas par terre pour dormir ».
Le vendredi 17, courte étape de 70 km : ils arrivent vers 14 h à Ménilles (Eure), à 3 km au nord de Pacy. On croit comprendre (il y a une lacune de deux pages dans la copie) que les parents de Monique y ont une sorte de résidence secondaire. Monique en entreprend la description. Les jours passent. Avec son frère et sa sœur, elle monte quotidiennement en haut d’une colline pour « rendre visite à notre ami Martin, l’âne ». Il y a du tiraillement entre Francis et elle parce qu’il a entrepris d’écrire un « grand roman », dont Monique refuse de lui corriger l’orthographe très défectueuse. En revanche, elle accepte d’écrire sous la dictée de sa petite sœur une passionnante histoire de baudet. Bref, ce sont les vacances.
L’actualité tourmentée, vue de Ménilles par une fillette à l’esprit décidé
Les vacances ? Non, pas tout à fait : « Les Allemands ont pris Arras et Amiens le mardi 21. Les méchants ! Tout cela, c’est à cause de Hitler ! Nous voyons passer des réfugiés de notre fenêtre. Ils sont à pied, en auto, en vélo, dans une voiture traînée par des chevaux, dans des chars à bancs traînés par des tracteurs. » On commence à entendre des bruits de bombardement dans le lointain. Bref, « Papa et Maman parlent de préparer les bagages pour partir encore plus loin ». Monique regrette de n’avoir pas l’adresse de sa grande amie Janine, une copine de son âge, évacuée elle ne sait où, et qui ne saura pas où lui écrire, si on repart de Ménilles.
Le 22 mai, on a de mauvaises nouvelles d’Esquehéries, qui aurait été bombardé. « Alors, et notre maison ? et notre village ? » On apprendra aussi que le soir même de leur départ, des pillards ont forcé leur porte, et c’étaient des soldats français ! « Aujourd’hui il fait froid et il a plu toute la nuit […]. Les réfugiés passent toujours. » Elle entend dire que le préfet de l’Aisne a été fusillé. « Il paraît qu’il a trahi la France ». Ce n’est qu’un demi-bobard : en réalité, il a été seulement révoqué par Mandel, devenu ministre de l’Intérieur le 18 mai, qui a décidé d’asseoir son autorité en faisant un exemple. Monique pense aussi que tous ces soldats qu’elle voit battre en retraite sont des « lâches ». Quant à elle-même, notre petite patriote regrette de ne pas pouvoir, étant une fille, s’engager « dans une arme dangereuse pour mourir pour la Patrie ». En attendant, la famille se rend en voiture à Vernon pour passer à la banque en vue de son départ. Mais au retour, en repartant à 15 h 30, l’encombrement est tel que « pour faire 18 km, il nous a fallu plus que 5 heures ». À 3 km de Ménilles, le père envoie femme et enfants faire à pied le reste du chemin, et lui-même n’arrive à bon port qu’à 22 h 45. Quoi qu’il en soit, le départ est remis.
Le 23 mai, elle reçoit une première lettre de son amie Janine qui lui raconte ses tribulations. Des échanges de courrier s’ensuivent. Le dimanche 26, la famille va à la messe à Pacy. Le 28, il pleut. Monique tricote. « Papa a acheté « Paris-Soir » et dans ce journal, on pouvait lire que le roi Léopold III avait capitulé sans prévenir personne […]. Avez-vous déjà vu un pareil roi ? […] C’est vraiment […] une andouille […]. Il avait peur de Hitler ! ». Le 30 et le 31, le rhume de Monique redouble d’intensité. « Pour ne pas m’ennuyer […], j’ai fait le portrait de « ceux qui ont le mal de mer dans les montagnes », ils sont très jolis, ils ont des noms et des prénoms magnifiques, et des métiers encore plus jolis !! ».
Recherche d’un nouvel asile dans le Vendômois
Le lundi 3 juin, on est encore à table, à 13 h 30, quand Francis, sorti le premier dans la cour, entend un bombardement dans le lointain. Le lendemain, on apprend que c’était à Paris (70 km à vol d’oiseau), et qu’il y a eu de nombreuses victimes. Monique est particulièrement touchée par le sort des écoliers qui ont été tués dans l’abri de leur école. Ce même 4 juin, le père reçoit un courrier d’un confrère, mobilisé à Vendôme, qui lui propose de venir prendre en charge l’étude vacante du notaire de Selommes (Loir-et-Cher), à 13 km de Vendôme. M. D’Hesse, qui était déjà à la recherche d’un emploi dans sa partie, envisage d’accepter – ce qui montre qu’on s’installe bel et bien dans la situation, comme si la France, de même qu’en 14-18, devait être durablement coupée en deux. Le lendemain, donc, toute la famille fait une reconnaissance des lieux. « Ah ! là ! là ! quel joli voyage nous avons fait […] à travers la campagne pittoresque ! 375 km en 1 jour ! ». Chance ! À Vendôme, « Francis et moi avons été chercher « Pierrot » et « Lisette » chez un marchand de journaux ». Ils avaient été désagréablement privés, l’un comme l’autre, de leur journal favori. Une journée bien remplie par cet aller et retour express : partis à 7 h 30, rentrés à 21 h. Et l’impression est excellente. On va s’installer pour de bon à Selommes le samedi 8, avec un petit peu de peur rétrospective, car ce même jour, « Vernon a été bombardé terriblement […]. Et comme c’était jour de marché, il y a dû avoir des morts ».
Dimanche 9 juin, après une nuit sur un divan avec sa petite sœur, qui bouge beaucoup et lui fait des bleus, Monique accompagne sa famille à la messe à Selommes. Elle est ravie, elle fait une description complète de toutes les pièces de sa nouvelle demeure et note avec un visible plaisir que « la maison est un ancien manoir, avec un escalier en colimaçon, dans une petite tourelle ». Une sorte de vie routinière reprend. Une nuit, Colette est tombée de son lit en dormant. Un jour, on nettoie l’aquarium. À la demande de son amie Janine, qui voudrait bien avoir un modèle pour tenir elle aussi son journal, Monique se promet de lui envoyer son cahier quand il sera fini. Son père suggère, en plaisantant, qu’elle le fasse paraître dans « Lisette », mais notre jeune auteur a « peur d’avoir fait des fautes » et que son œuvre soit mal jugée. Le succès ne lui monte pas à la tête, mais tout de même elle n’est pas trop mécontente de ce qu’elle a écrit (et elle a bien raison !).
Le 10 juin, on apprend que les Allemands sont à Rouen et à Pont-de-l’Arche. « Décidément, nous sommes partis à temps de Ménilles, comme nous sommes partis à temps d’Esquehéries ». Le 11 juin, on apprend l’entrée en guerre des Italiens : « Ils sont aussi méchants que les boches ». À Vendôme, « Maman m’a acheté l’album Lisette, des socquettes et une très jolie robe d’été pour moi ». Le 13, les grands-parents paternels arrivent de Laval par le train, « fourbus de fatigue et mourants de faim ». Le 14, Monique commente l’appel de Paul Reynaud à Roosevelt et espère que les Américains vont vite envoyer « des tas de canons, des montagnes d’obus et de bombes […], des avions et bateaux en grande quantité, etc. ». Le garde-champêtre tambourine et avise la population que tous les hommes « de 13 à 50 ans » doivent partir d’urgence. Voici les D’Hesse à nouveau délogés par l’avance allemande.
Repartir encore, pour la Saintonge, à son tour bientôt envahie
De fait, la famille – grands-parents compris, cette fois – reprend la route le dimanche 16 à 6 h 30 du matin, couche à Loches (Indre-et-Loire) dans une salle de classe en utilisant les matelas emportés sur le toit de la voiture. La route était encombrée : toute une journée pour faire moins de 100 km. Le 17, on n’en fera guère davantage, et on fera étape après Poitiers, « dans une grange pleine de toiles d’araignées ». Au matin, Monique admire les bœufs, mais a un peu peur du taureau.
Enfin, le 18 juin, on arrive tard, mais après une bonne étape de 160 km, à Barbezieux (Charente). La première nuit, on met les matelas par terre dans la salle-à-manger de l’hôtel, qui est bondé, mais ensuite, un notaire – la solidarité professionnelle aidant – accepte de les loger dans des chambres inoccupées de sa propre maison. Les repas, on les prend à l’hôtel voisin. « Dans cet hôtel, il y a une curiosité : les cabinets ! C’est une très longue caisse percée de deux trous ! Alors, on peut y aller à deux en faisant la conversation ». Le tout se situe dans la cave, près des tonneaux de vin. Pas de porte, pas de rideau : Monique en est un peu offusquée. Le notaire est « un grand monsieur à l’air sévère » ; sa femme est « une petite dame brune, gigotante et bavarde, bavarde ! ». Le dimanche 23, après avoir dit un mot sur l’armistice, conclu avec l’Allemagne, mais pas encore avec l’Italie, Monique note que « les boches sont à Jonzac, à 30 km d’ici […], ces sales boches […]. Voyez-vous, je ne mets pas de lettre majuscule à italie, allemagne […], hitler, mussolini, etc., car ces noms-là me dégoûtent ».
Le 25 juin, « les boches sont ici depuis hier […]. Il y en a, il y en a, des centaines. Ils ont un matériel formidable ». Monique rapporte que, selon leur logeuse, « dans les boches […], il y a deux catégories, les aimables et les farouches […]. Les aimables sont les blonds […], les farouches sont les bruns aux yeux noirs ». Telles sont, en tout cas, les conclusions qu’elle a tirées des premiers contacts qu’elle a eus avec les occupants.
Voilà. Enfin, la paix est revenue, et on commence à faire des projets de retour. Mais ce n’est en réalité que fin juillet qu’on repart de Barbezieux. On fait d’abord une étape à Selommes pour récupérer quelques affaires. Puis on reconduit les grands-parents à Reims, et on y reste pas mal de temps, Esquehéries étant en zone interdite.
Monique d’Hesse (née en 1928), Mon Journal en évacuation, APA 1081, 52 p. – Cahier d’école, 14,5×21, photocopié. Une bonne part de l’intérêt de ce journal est qu’il est réellement tenu au jour le jour, portant même des traces de la simultanéité des faits et de l’écriture : « Papa est en train de parler avec des réfugiés […]. Ils ont été mitraillés par les avions […]. Il paraît qu’Amiens a été bombardé. J’écris cela au fur et à mesure que ces personnes parlent » (21 mai). Monique est une bonne petite élève, qui écrit avec soin, d’une écriture très régulière, et a parfaitement assimilé le style alerte des Contes de mon moulin, avec ses apostrophes au lecteur.