Le témoignage de Jean Moulin sur Juin 40 a-t-il sa place ici ? En effet, j’ai choisi de ne pas retenir les Mémoires de Gamelin, de Weygand, de Reynaud par exemple (ni ceux de De Gaulle, bien qu’il soit un peu à part), considérant que, dans de tels ouvrages, l’objectif essentiel des hauts responsables est de justifier les décisions qu’ils ont prises plutôt que de témoigner de ce qu’ils ont vécu. Rien de tel dans le journal du préfet de Chartres, un simple témoin qui rapporte de manière détaillée ce qu’il a fait et ressenti à la place relativement subalterne qui était la sienne, quasiment heure par heure, pendant une suite de cinq jours décisifs. Ce n’est pas encore Max, le délégué du général De Gaulle, à la tête de la Résistance intérieure, « l’inconnu du Panthéon » (selon le mot de Daniel Cordier), le héros national. C’est un homme qui agit et qui subit, qui fait face comme il peut et qui prend des risques personnels.
Premier jour, 14 juin : partir ou rester, Moulin a choisi
Le 14 juin de bon matin, le coup de téléphone d’un colonel réveille Jean Moulin pour lui apprendre « que le grand État-Major a décidé un vaste mouvement de repli jusqu’à la Loire. Il s’étonne que je sois encore là et que je n’aie point fait évacuer ce qui reste des services civils administratifs ». Déjà, au cours des jours précédents, « les bombardements et le passage de centaines de milliers de réfugiés » ont perturbé la vie de la petite ville. L’intention du préfet est de ne pas ajouter au désordre en organisant l’évacuation de ses fonctionnaires et de ses administrés, et de tenir bon sur place. Il réunit les chefs de services à 4 h 30 pour s’assurer qu’ils sont dans le même état d’esprit.
À 5 h, le gouvernement lui envoie l’ordre comminatoire de repli des « affectés spéciaux », c’est-à-dire des hommes qui, indispensables dans leurs emplois civils, y sont maintenus en tant que « mobilisés », ce qui est précisément le cas de Jean Moulin lui-même, mais aussi d’autres employés de la Préfecture et de la Mairie. Sans doute craint-on qu’ils soient traités comme des militaires et incarcérés. Mais obéir à cet ordre serait se priver de tout moyen d’action, inciter par ce mauvais exemple la population à fuir, et augmenter d’autant la « pagaïe ». Quant à se faire préciser les modalités d’application de cette directive (la dernière qu’il recevra de longtemps !), c’est impossible : les communications avec le Ministère sont interrompues. « Nous n’avons plus maintenant ni gaz, ni électricité, ni téléphone, ni radio ». En dépit des ordres du préfet, le maire a fait partir les pompiers. Les employés et le directeur du service des eaux ont fui : la ville va bientôt manquer d’eau. Les raids de l’aviation allemande ne sont plus annoncés : les sirènes d’alerte sont muettes, les guetteurs en effet sont partis. Conséquence : plusieurs quartiers de la ville « brûlent sous l’effet des bombes incendiaires ».
À 11 h, le préfet, avec l’aide d’un lieutenant d’artillerie, prend les mesures nécessaires pour effectuer une très large distribution de l’essence disponible, afin de faciliter l’écoulement des véhicules de l’exode qui encombrent la ville. À 15 h 30, il apprend par des réfugiés la prise de Paris par les Allemands. Dreux, à 35 km, au nord du département, est désormais directement exposé. Dans le cas de cette sous-préfecture qui dépend de lui, il a déjà pris des dispositions pour en réaliser l’évacuation, mais il est inquiet de ne pas en recevoir de nouvelles, et il décide d’utiliser sa voiture personnelle pour s’y rendre, accompagné d’un seul gendarme. Le long de la route, ils se font mitrailler. Le sous-préfet et le maire de Dreux sont toujours à leur poste. Mais le colonel du régiment colonial qui y était stationné fait ses préparatifs pour partir. « Il me dit ses regrets de n’avoir pu obtenir l’autorisation de défendre Dreux. » Le préfet et son gendarme n’ont que le temps de quitter la ville. Ils apprendront plus tard que les motocyclistes allemands y pénètrent sur leurs talons. « Le retour à Chartres nous ménage une vision saisissante. Un gigantesque panache de fumée s’élève à des milliers de mètres dans le ciel et semble tisser un immense voile de deuil sur la cathédrale. C’est le dépôt d’essence de la base aérienne qui a explosé ».
Il est 19 h quand Jean Moulin retrouve, dans la cour de la Préfecture, son personnel « entassé dans des camions et prêt au départ », en proie à une panique que rien ne laissait prévoir aussi soudaine et aussi totale. Ces fonctionnaires se reprennent un peu sous les reproches et les exhortations de leur préfet. L’évêque Mgr Harscouët s’excuse de devoir partir pour une ordination de prêtres dans le sud du département. Le sénateur-maire, le pharmacien Gilbert, épuisé de s’être dépensé pour ses concitoyens et très affecté par la mort de sa belle-sœur et de sa nièce dans le bombardement, vient faire ses adieux lui-aussi pour partir mettre à l’abri son épouse.
À 21 h, Moulin décide, pour en savoir un peu plus sur la situation militaire, de se rendre à Courville (Eure-et-Loir, à 20 km à l’ouest) s’informer auprès du commandant Bourgeois, qui y dirige le dépôt d’un Régiment d’Infanterie. Il le trouve penché sur ses cartes, à la lueur d’une chandelle, préparant l’exécution de l’ordre qu’il a reçu de barrer à la hauteur de Châteauneuf-en-Thymerais une des routes menant de Dreux à Chartres, mais il ne dispose pour cela que de quelques centaines de soldats non-expérimentés et d’une vingtaine de mitrailleuses. De son propre aveu, « la question sera promptement réglée, hélas !… » Moulin lui adresse ses vœux et ses encouragements, et rentre à Chartres toujours en flammes pour y apprendre que, après la base aérienne, la garnison de la ville et l’Intendance, les gendarmes à leur tour ont quitté la ville. Plus un seul militaire, mais « des milliers de réfugiés à nourrir ! » Cette fois, le préfet ordonne l’évacuation de son personnel à Cloyes (Eure-et-Loir, à 50 km plus au sud, à la limite du département).
Deuxième jour, 15 juin : les urgences
2 heures du matin. Moulin écrit deux ultimes lettres, l’une à sa mère, l’autre au Ministre de l’Intérieur, et reste seul dans sa Préfecture abandonnée. Toutefois, s’« il ne reste plus que sept cents à huit cents habitants sur les vingt-trois mille que comptait la ville », le préfet voit venir à lui, à 8 h, une « poignée de Chartrains, des vieux pour la plupart, qui m’ont offert leurs services ». Il en est ému et réconforté, d’autant qu’il s’agit de personnes de tous les bords politiques ou religieux, il répartit entre eux les tâches urgentes : enterrer les morts, se procurer de l’eau dans la vallée, trouver de quoi nourrir les réfugiés des centres d’hébergement et ce qui reste de la population. Tout le personnel de santé ayant déjà été évacué, ce sont quelques religieuses, un médecin militaire et un dentiste qui assureront les soins indispensables. Il n’y a plus de boulanger, plus un seul commerçant. Heureusement, le préfet a pris la précaution de réquisitionner et de stocker trois tonnes de conserves. Et le préfet du Loir-et-Cher lui envoie de Blois deux autocars chargés de pain ; il en aurait fallu quatre fois plus, mais c’est déjà ça ; et un vieil ouvrier boulanger demande l’autorisation de puiser de la farine dans les réserves de sa patronne pour en faire cuire.
À 13 h 30, le préfet réquisitionne deux gros camions de passage pour évacuer une centaine d’orphelins. Vers 15 h, il se dirige en auto jusqu’à la place des Épars, où continue de s’écouler le flot des réfugiés : toujours des piétons, des soldats débandés, toujours des cyclistes, moins de voitures automobiles, plus de lourds chars paysans. Des passants implorent ce personnage motorisé de les emmener. Il préfère remiser sa Citroën plutôt que d’attiser de pareilles convoitises. Dans les grands hôtels, patrons et employés sont partis. Mais des quantités de réfugiés, « tout ce que la route a rejeté d’épaves », s’y entassent au petit bonheur, dans les chambres, les escaliers, et les salons. « Je m’efforce de calmer les angoisses de ces malheureux. » Il prend en pitié et secourt une brave dame qui a mis sa confiance dans une compagne d’infortune et que celle-ci a plaquée en lui volant tout son argent. À l’hôtel « Grand Monarque », parmi les réfugiés, le préfet découvre un diplomate, ancien consul, à qui il confie la responsabilité de ce « centre d’accueil improvisé ». À 16 h 30, il apprend que, de Dreux, l’offensive allemande a bifurqué vers l’ouest. La prise de Chartres n’est que partie remise.
17 heures. « Mon portail d’entrée a été enfoncé et […] ma Citroën a disparu. » Des témoins lui confient que les coupables sont des militaires français, ce qui accable Moulin. Une demi-heure plus tard, on lui rapporte que des pillages ont eu lieu en ville. Il faudrait reconstituer une force de police, mais comment ? En revanche, deux réfugiés capables de faire du pain offrent leurs services, et on leur trouve, dans une boulangerie abandonnée farine, sel et pétrin. Avec la levure héritée de l’Intendance et l’eau d’une source découverte dans la crypte de la cathédrale, voilà de quoi faire face aux besoins les plus criants.
Dans cette crypte, vers 20 h 30, Moulin a la mauvaise surprise de découvrir « éclairée par quelques veilleuses […], sur des matelas et des civières, toute une humanité meurtrie ». Ce sont les vieux, les malades, les blessés qui n’ont pu être évacués, et qu’on a mis là, à l’abri, certes, mais dans la puanteur de lieux dépourvus de quoi que ce soit qui tienne lieu de toilettes ! En revanche, les premières fournées croustillantes du pain pétri et cuit par les boulangers improvisés apportent une odeur pleine de promesses.
Plus tard dans la soirée, le préfet prend contact avec des artilleurs dont les camions et les canons stationnent boulevard Chasles. Mais le seul officier présent est un jeune sous-lieutenant qui ne laisse guère d’espoir au préfet : il reste très improbable que la ville soit défendue. Là-dessus Jean Moulin va se coucher. Dans la nuit, un violent orage a éteint l’incendie, mais inondé la chapelle Sainte-Foy où ont été recueillis de nombreux réfugiés : leurs lits baignent dans l’eau.
Troisième jour, 16 juin : les braves Dragons et la cinquième colonne
7 h du matin : le préfet réquisitionne un établissement scolaire privé pour y loger les rescapés de la crypte de la cathédrale et de Sainte-Foy. À 8 h, il se rend à bicyclette (faute de véhicule) à Luisant, faubourg sud de la ville, pour prendre contact avec le commandant de Torquat, dont le 7ème Régiment de Dragons Portés est chargé de défendre la ville. Mais c’est finalement en retournant en ville, boulevard Chasles, qu’il le trouve. Ses hommes sont fatigués, leur matériel n’est pas en bon état, mais ils sont pleins d’allant. Un agent de liaison apporte la nouvelle que les Allemands sont à Nogent-le-Roy (à 27 km au nord). Revenu à la préfecture, Moulin envoie un émissaire à Châteaudun (son autre sous-préfecture, 45 km au sud) pour demander de l’aide, notamment la fourniture de pain, car les besoins sont très supérieurs aux moyens tant bien que mal réunis. Du reste, un des deux boulangers recrutés dans l’urgence se montre peu fiable, voire suspect ; et l’autre a purement et simplement disparu. On va provisoirement leur trouver des remplaçants auprès des militaires du 7ème R.D.P.
À 11 h, à la préfecture, Moulin participe lui-même aux distributions de vivres. Puis, à peine retourné à son bureau, il doit en ressortir pour faire face, devant le bâtiment, à une véritable émeute de la faim, qu’il a bien du mal à calmer. Certains vont même jusqu’à souhaiter la rapide arrivée des Allemands pour « mettre de l’ordre dans cette pourriture ». C’est la même antienne qu’entonne vers midi un mutilé de guerre qui, à une fenêtre, place de la cathédrale, « fait appel à l’émeute, prêche le pillage pour protester, clame-t-il, « contre ceux qui vous ont odieusement bourré le crâne » ». Le préfet, qui passait par là pour livrer à son « bureau de bienfaisance » du pain (bien camouflé dans une poussette fermée, par prudence), intervient, mais, en manches de chemise, il n’en impose pas, il est conspué. L’ancien maire, M. Vidon, a fait abattre un bœuf et a collecté des « monceaux de légumes ». Les religieuses en ont tiré « un énorme pot-au-feu » qui va être également distribué à ceux qui en ont le plus besoin.
12 h 45. Tandis que des avions piquent sur la foule, place des Épars, et la mitraillent, le préfet obtient du commandant des Dragons un détachement de huit hommes aux ordres d’un aspirant pour aller arrêter l’orateur fauteur de désordre de la place de la Cathédrale, ainsi que la femme qui se prétend son épouse et avoue leur intention délibérée de « créer du désordre ». Contre de telles manifestations de l’esprit « cinquième colonne », faire un exemple s’avère efficace. Il n’y a pas eu dans la suite d’autre incident de cette sorte.
15 heures. Moulin voit revenir bredouille l’émissaire qu’il a envoyé à Châteaudun. Là-bas, « les bombardements ont été très violents. Il y a des morts et des blessés. L’église de la Madeleine, le Tribunal, la sous-Préfecture sont en feu. L’hôpital a également été atteint ». 15 h 30, Moulin réquisitionne pour son usage une voiture Renault abandonnée, qu’un militaire lui dépanne. 16 h, place des Épars à nouveau (c’est un carrefour de première importance à proximité du centre-ville), les mitraillages des avions continuent. Le préfet y rencontre de jeunes tankistes pleins d’énergie, qui ne demandent qu’une chose, contrattaquer. 17 h, nouvelle tournée en ville pour repérer et secourir les familles qui sont restées terrées dans leurs caves. « Place du Marché aux Fleurs, dans une maison qui comporte trois étages de caves superposées, nous remontons, de quinze mètres sous terre, une vieille femme à peu près complètement paralysée. Elle est là depuis cinq jours ! » Alors que Jean Moulin est en train de conduire cette invalide à l’hospice, il tombe en panne près d’un groupe de chars. Un sous-officier trouve sa présence suspecte, il est obligé de prouver son identité ! Puis il rentre prendre un peu de repos. Il s’est fait réveiller à 22 h 30, pour aller faire ses adieux aux braves dragons sur le point d’aller prendre leurs positions de combat.
Quatrième jour, 17 juin : les tortionnaires
3 h du matin : on entend un roulement continu de véhicules lourds. Est-ce que ce sont les Allemands ? Non, des troupes françaises qui se replient. Le préfet descend engager la conversation. On lui dit : « « Nous nous sommes battus et nous étions capables de nous battre encore […]. Mais on nous épuise dans ces marches forcées, sans ordre, sans but et souvent sans chefs. » Ce sont les derniers, l’arrière-garde, il n’en vient plus d’autres. À 6 heures, le Préfet, le maire et l’évêque attendent l’arrivée de l’ennemi dans la cour de la Préfecture. Passent d’abord des motocyclistes allemands. Puis, à 7 h, des automitrailleuses. Enfin, une voiture d’état-major s’arrête. On échange avec les responsables allemands quelques mots : de part et d’autre, on se donne l’assurance que tout se passera correctement, comme il se doit quand victoire et défaite ont été décidées par le sort des armes. Un peu plus tard, « un officier allemand et un civil arrivent bras-dessus, bras-dessous dans notre direction. Il me semble reconnaître ce civil. Je ne me trompe pas : c’est notre boulanger ! Je n’avais pas tort de me méfier… Maintenant, il nous nargue […]. L’officier, monocle à l’œil, ricane. » La cinquième colonne n’est donc pas un mythe !
Dans l’après-midi, le Préfet fait en civil une tournée en ville. Les véhicules allemands occupent tous les espaces libres. Les pillages se sont intensifiés, et les Allemands en prennent leur part, comme ce soldat surpris sortant « à quatre pattes » d’une bijouterie dévalisée. « J’apprends, d’un homme sûr qui arrive à bicyclette du nord du département, qu’à Luray, une femme de quatre-vingt-trois ans a été fusillée ce matin pour avoir protesté contre l’occupation de sa maison. » Avec interdiction de détacher son cadavre de l’arbre où elle avait été attachée. « Ainsi, à l’heure même où un officier supérieur allemand me donnait l’assurance que l’armée allemand respecterait la population civile […], des membres de cette armée allemande commettaient […] ce crime odieux ! ». Une rue de Luray porte aujourd’hui le nom de Léontine Peauger (1857-1940). La réputation de « correction » de la Wehrmacht en 1940, elle, est un mythe. En voici un premier exemple.
Le préfet, rentré à la Préfecture, est en train de dîner quand deux officiers allemands viennent le chercher pour le mener, disent-ils, auprès de leur général, à l’Hôtel de France, place des Épars, devenu leur Kommandantur. Là, Jean Moulin dépité n’est pas présenté au général, mais il est sommé par trois officiers subalternes de signer un document attestant que des tirailleurs sénégalais ont violé et massacré des femmes et des enfants, près d’une voie ferrée, à 12 km. Mais quelle preuve lui en donne-t-on ? « Les victimes ont été examinées par des spécialistes allemands. Les violences qu’elles sont subies offrent toutes les caractéristiques des crimes commis par des nègres. » Moulin ne peut s’empêcher de sourire, ce qui met ses interlocuteurs en fureur. Pas question pour lui de contresigner une déclaration contraire à l’honneur. Il reçoit un coup de crosse, des coups de botte, proteste en vain que c’est par le général qu’il entend être reçu. Ses bourreaux le frappent à nouveau, à coups de crosse et avec la laisse d’un chien, malgré ses protestations. Ils l’injurient. Il souffre. « Je sens mes forces me lâcher. » Mais quand il fléchit, on le remet debout brutalement. Pour finir on l’emmène, prétendument pour aller constater les faits sur place.
Une voiture les emmène au hameau de La Taye, près de Saint-Georges-sur-Eure, à l’ouest de Chartres. Dans le hangar d’une ferme, on lui montre « alignés côte-à-côte neuf pauvres cadavres tuméfiés, défigurés, informes, dont les vêtements permettent à peine de distinguer les sexes […]. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que ces malheureux, dont le corps est criblé d’éclats, sont simplement victimes des bombardements. » La résistance du Préfet exaspère ses bourreaux.
Dans un petit bâtiment proche, on lui fait voir un corps de femme mutilé, sanglant, membres tranchés, preuve selon ses geôliers qu’il ne peut s’agir d’une victime d’un bombardement. On le pousse et le jette sur « ce débris humain [dont le] contact froid et gluant m’a glacé jusqu’aux os ». Et on l’enferme dans la puanteur de ce réduit. On ne l’en sort que pour rentrer à Chartres, à la Kommandantur. Nouveaux coups de poing à la mâchoire et de crosse sur les jambes. On le ramène devant un de ses bourreaux. Nouvelles menaces, nouveaux chantages, nouveaux sévices. On empêche Moulin de s’asseoir. « Le temps passe. Je souffre affreusement et je me demande comment j’arrive à tenir encore. »
On le transfère à nouveau, on le conduit dans un local où se trouve un tirailleur sénégalais prisonnier, on l’y projette : sa tête va heurter le mur ; on le raille : « »Comme nous connaissons maintenant votre amour pour les nègres, nous avons pensé vous faire plaisir en vous permettant de coucher avec l’un d’eux. » » Ce brave homme lui cède sa place sur l’unique matelas et se rendort. « J’ai déjà compris le parti que je pourrai tirer de ces débris de verre qui jonche le sol ». Ultime geste de résistance, pour mettre fin au sinistre chantage, auquel il a peur de finir par céder, le préfet Jean Moulin se tranche la gorge.
Son sang a coulé lentement pendant le reste de la nuit. Mais il n’est pas encore mort quand les gardiens surgissent au matin, s’aperçoivent de ce qui s’est passé, s’affolent. On le conduit à l’hôpital, on le remet aux soins d’un médecin français et d’une religieuse, auxquels il explique le déroulement des événements, pour qu’en tout cas l’affaire ne soit pas étouffée. On le reconduit devant son principal bourreau nazi qui proteste qu’il n’y a eu qu’un « malentendu », et qui ose encore ironiser, en s’adressant à sœur Henriette : « « Vous ne saviez pas, ma sœur […] que votre préfet avait des mœurs spéciales. Il a voulu passer la nuit avec un nègre, et voilà ce qu’il lui est advenu… » »
Cinquième jour : le 18 juin !
Il fait jour. Ramené par son bourreau à la Kommandantur, Jean Moulin assiste de loin à « une explication orageuse » entre lui et son supérieur, ce qui semble indiquer que ce dernier n’approuve pas un comportement en contradiction avec les instructions reçues, c’est-à-dire avec la politique nazie du moment. Puis on le ramène à la Préfecture. À 15 h, les employés de la mairie reçoivent l’ordre d’inhumer les « neuf victimes du bombardement » de la Taye. La formule même est un aveu. Du dixième corps mutilé, il n’est plus question.
Quatre jours plus tard, sa fièvre est retombée, Jean Moulin peut commencer à se lever. Pendant les premiers mois de l’occupation, il continue d’expédier les affaires courantes du département, en relation avec les forces d’occupation. Mais il a déjà été révoqué le 2 novembre par le gouvernement de Vichy, lorsqu’à la veille de son départ définitif de Chartres, le 14 novembre, le chef de la Feld-Kommandantur qu’il rencontre pour la dernière fois le félicite pour son patriotisme.
Jean MOULIN 1899-1943), Premier combat (éd. de Minuit, 1947, 172 p., Journal 14-18 juin 1940, p. 21-112. « Pages écrites à Montpellier, au printemps de 1941, pendant l’une de ses visites clandestines à sa famille » (Laure Moulin, Introduction).