Georges Gain a reçu aux Arts-et-Métiers une formation d’ingénieur. Il est particulièrement compétent dans le domaine ferroviaire, aussi n’est-il pas étonnant qu’à la déclaration de guerre, en septembre 1939, il soit mobilisé et affecté en tant que sergent-chef au 5ème Régiment du Génie, et plus particulièrement à la compagnie chargée de l’entretien des voies ferrées dans un large secteur allant de l’Yonne aux Ardennes. Il quitte donc sa jeune femme Simonne, épousée moins d’un an auparavant.
En fait, il se trouve en permission à Paris lors du déclenchement de l’offensive allemande du 10 mai et il rejoint aussi vite qu’il peut son unité qui se déplace beaucoup, en particulier dans le département de la Marne. Dans la population et dans la troupe sévit alors la psychose des parachutistes. Et tout le monde est persuadé d’apercevoir un peu partout des lumières suspectes pendant la nuit. Georges Gain, lui, garde son calme, mais, prévoyant, il profite des moments de répit pour revoir avec ses hommes « le mode d’emploi des explosifs, notamment les pétards de mélinite ».
La mission : détruire les ponts sur la Seine
Les choses sérieuses s’annoncent le 10 juin : la section du lieutenant L*, à laquelle appartient le sergent-chef Gain, est emmenée dans cinq camions à Ferreux (Aube). Ils en repartent le surlendemain de bon matin pour Verrières-sur-Seine où ils arrivent le 12 à 8 heures. « Notre mission est de préparer la destruction d’une série de ponts sur la Seine, sur environ 13 km ». C’est là que le témoignage de Gain prend toute sa valeur. C’est un technicien, un bon technicien, et très scrupuleux, de surcroît. Cette mission concerne 7 ponts routiers, tous situés en haute vallée de la Seine, dans le département de l’Aube, la plupart en maçonnerie, à Buxeuil, Neuville, Gyé, Courteron, Plaines-Saint-Lange et Mussy (aval et amont), ainsi que deux ouvrages de moindre importance, et deux ponts ferroviaires (sur la ligne Troyes-Châtillon-sur-Seine). Il va s’acquitter de sa tâche en y employant toute sa conscience professionnelle. Mais enfin, sa vocation, c’est de construire et de réparer, pas de détruire. Il faudrait au moins que le résultat en vaille la peine !
Il a reconstitué avec précision en 1977, sûrement d’après des notes prises sur-le-champ, toutes les journées qui suivent, heure par heure, et en indiquant jusqu’au nom des hommes composant chacune des équipes de destruction. Le poste de commandement de l’unité est fixé d’abord à Gyé-sur-Seine (Aube). De là, dans les environs immédiats, ses hommes et lui-même vont préparer, dans un premier temps, au cours des journées suivantes, les dispositifs de mise à feu.
Le 13, il réquisitionne divers matériels dans les entreprises de la région, mais échoue à « obtenir des informations militaires » à Bar-sur-Seine. Quelles informations ? On en a une idée par le fait que, le surlendemain, un officier qu’il consulte « ne peut me donner aucune précision sur la position exacte de l’ennemi. La Seine coulant Sud-Nord, c’est la rive droite qui est considérée comme rive ennemie ». En tout cas, les mises à feu se feront sur la rive gauche, sauf dans deux cas. Être obligé de parier sur le côté d’où viendra l’ennemi a tout de même quelque chose d’étrange. La population est désorientée. « Le 13 juin, je représentais […] la seule autorité qui paraissait encore organisée, et des femmes venaient me consulter pour savoir si elles devaient partir ».
Le 14 au matin, « attaques le long de la route nationale et sur les localités, mitraillage et bombes, par des avions italiens ( ? ) ». Le point d’interrogation est de Georges Gain. Il précisera un peu plus loin : « ces bombardements ont tout de suite été attribués à des avions italiens. Je n’en suis pas sûr ». Quoi qu’il en soit, « deux heures après les bombes, les localités étaient complètement évacuées ». Le sergent-chef s’installe alors avec le sergent Chailleux son adjoint à Mussy-sur-Seine, une localité un peu plus importante que les autres et située tout au sud de son secteur. « Parmi le flot des réfugiés, incessant à partir du 14 juin, se trouvèrent les nombreux pensionnaires de la prison centrale de Clairvaux (Aube) dont les portes avaient été ouvertes. Reconnaissables à leur tenue rayée, ils se précipitaient, dès leur arrivée à Mussy, dans les magasins de vêtements et les maisons dont les portes avaient été fracturées. Ils en ressortaient rééquipés de la tête aux pieds ».
L’exécution malaisée mais consciencieuse des ordres
Une partie des ponts saute dès le 15 juin. « Les règlements militaires prévoyaient que la destruction d’un ouvrage devait être confiée à un officier. Avec 10 ponts et 3 sous-officiers seulement, il me fallait confier cette mission à de simples sapeurs […]. Ils ont dans l’ensemble parfaitement rempli leur mission, mais il ne faut pas s’étonner que certains aient peut-être manqué de sang-froid ». Effectivement le pont de Courteron a sauté prématurément, sans doute parce que le lieutenant, à l’insu du sergent-chef, avait conseillé aux mineurs de « « faire sauter le pont quand le pont en aval sautera ». La chute d’une bombe sur la route a sans doute créé la confusion ». Il est prévu aussi de « faire signer à l’officier commandant le dernier détachement à passer sur le pont un papier par lequel il certifie que son unité est bien la dernière à utiliser le pont ». Dans la débâcle, on mesure le peu de pertinence d’une telle instruction !
Par ailleurs, les camions sont déjà repartis avec tous les hommes qui ne sont pas directement impliqués dans les destructions. Pour sa part, Gain bénéficie, pour assurer la liaison, d’une « Renault Celtaquatre abandonnée sur le bord de la route » et dont un soldat débrouillard a pu réparer l’allumage défectueux ! Et « tous les hommes désignés pour les mises à feu disposent de bicyclettes que j’ai pu réquisitionner dans les boutiques de Gyé et de Mussy ». Le soir du 15, il fait une dernière tournée d’inspection : « Trajet de cauchemar, par une nuit noire, en roulant sur les bas-côtés de la route, et sous les insultes, surtout au retour, des réfugiés qui (…) nous prennent pour des fuyards ». Au surplus, « à Plaines, le pont saute au moment où nous allons nous engager dans la rue menant à ce pont : 30 secondes d’avance, nous sautions avec ce pont ». Là encore, la faute en est à des instructions inappropriées données par le lieutenant L*, un beau froussard au surplus, qui « aurait dû rester jusqu’au bout le responsable des travaux », mais qui, « tremblant de peur », a disparu définitivement, au cours de la journée du 15, profitant de ce qu’il est le seul à disposer d’une voiture personnelle, laissant sa troupe et ses subordonnés se débrouiller comme ils peuvent.
Le 16 juin, il faut attendre le départ de l’état-major du 18ème Corps d’Armée, installé au château de Mussy, pour faire sauter au petit matin la passerelle de ce château. « Dès le début de l’après-midi, il ne passe pratiquement plus de troupes groupées. Le flot des civils avec des militaires isolés diminue nettement d’intensité. » Le soir, donc, il ne reste plus qu’à faire sauter les ponts de Mussy, d’abord le pont aval, « après avoir eu beaucoup de difficultés à arrêter le flot des réfugiés à 300 m. du pont » – preuve que ce flot n’est pas totalement tari –, puis le pont amont.
Des cinq jours qui viennent de s’écouler, « il me reste un « trou ». Je suis incapable de me souvenir de la façon dont […] [nous] nous sommes nourris ». Et un regret : n’avoir pas goûté une seule gorgée du champagne renommé de Gyé, et ce ne devait pas être faute d’en avoir eu l’occasion !
La longue errance dans la campagne bourguignonne
Les ordres sont de gagner Montbard. On ne sait trop comment les hommes de troupe sont censés y parvenir. Un petit groupe d’officiers et de sous-officiers se met en route, en deux voitures, le 16, vers 21 h, en commençant par un petit détour vers l’ouest avant de pouvoir filer plein sud. Ils se trouvent mêlés à un « convoi militaire important qui progresse lentement ». Ils subissent une attaque allemande, « avec mitrailleuses et mortiers », du côté de Molesmes (Côte-d’Or). À minuit, ils atteignent Laignes, à 25 km du point de départ seulement.
D’ailleurs, le 17 juin, en début d’après-midi, ils ne sont encore qu’à Jailly (23 km après Laignes), et dans cette localité, « nous abandonnons les voitures, d’ailleurs à court d’essence, et partons à pied, sans aucun équipement ». L’itinéraire de repli qui avait été prévu est en effet coupé par les troupes allemandes, la contre-offensive de la brigade motorisée polonaise ayant échoué.
Le petit groupe assez hétéroclite dont Georges Gain partage le sort, tout au long des deux semaines d’errance qui suivent, comprend huit personnes dont un lieutenant-colonel d’infanterie assez âgé, un capitaine, deux lieutenants dont un d’artillerie, un aspirant, le sergent Chailleux, et un simple soldat. « Nous n’avons ni sacs, ni musettes, et une capote pour huit ». Et pas la moindre carte de la région.
Le premier soir, il n’ont fait que 4 km, quand ils s’arrêtent à Touillon. « Il pleut à torrents et nous prenons quelques heures de repos. » Ils décident de marcher le plus possible de nuit en évitant les routes. Ils repartent à 1h30 dans la nuit du 17 au 18. Plus question de chercher à gagner Montbard, sans doute déjà occupé, ils le laissent largement à leur droite. Ils passent à Bussy-le-Grand, où « nous pouvons nous laver, nous sécher et acheter quelques provisions ». Le soir, après être passés à Bussy-Rabutin, « nous poursuivons notre marche nocturne dans les prés (…), en coupant des clôtures en fil de fer barbelé », grâce à l’un d’eux, le seul non-gradé, « qui a eu la présence d’esprit de prendre une pince avant d’abandonner le véhicule ».
Le 19, « la pluie s’arrête au lever du jour. Les habitants d’un hameau près de Flavigny consentent, avec beaucoup de réticences, à nous préparer une poule au riz », mais ils la leur apportent dans le bois où les fuyards font halte. Car les paysans ont peur d’être accusés par les Allemands d’aider des francs-tireurs (bien qu’ils soient en uniforme et sans armes !).
Dans la nuit du 19 au 20, à 3 h, ils atteignent une ferme isolée, près du bourg de Verrey (déjà occupé). Ils passent les heures du jour dans un bois. Même manège que la veille : on leur apporte à manger sur place. « Les gens sont sympathiques, mais […] nous comprenons qu’ils souhaitent notre départ rapide. »
Le 21, ils arrivent de bon matin à Fontette. Il pleut, il pleut toujours. Heureusement, ils récupèrent quelques couvertures militaires dans des véhicules abandonnés. Les gens leur font d’abord bon accueil, puis changent brusquement d’attitude. La peur, toujours la peur. De plus en plus, ils sont obligés de contourner des localités occupées par l’armée allemande.
Dans la nuit du 21 au 22, ils doivent traverser une rivière (la Brenne) avec de l’eau jusqu’aux genoux : Gain trébuche et se relève trempé de la tête aux pieds. « Nous nous arrêtons à 4 h dans un petit bois et essayons de dormir, sans y parvenir car nous sommes frigorifiés. La pluie est accompagnée d’un orage violent ». Vers le soir, ils repartent, et font une halte sur une hauteur à proximité de Pouilly-en-Auxois. Il pleut toujours. « Nous passons la nuit serrés les uns contre les autres ».
Le 23 juin, de bon matin, ils repartent et arrivent très vite près du hameau de Beaume (commune de Créancey). « Il ne pleut plus et nous nous octroyons quelques moments de détente en jouant au bridge. » Il y a là un petit château où les Allemands ont cantonné. Celui-ci n’offre malheureusement aucune ressource en vivres. Personne en vue. Mais « notre présence a été repérée ; des habitants viennent nous ravitailler à la tombée de la nuit, et nous conduisent dans une grotte au-dessus du village. Nous sommes trop fatigués pour reprendre la route et décidons d’y passer la nuit, à l’abri cette fois ».
Ils séjournent en fait trois jours dans la grotte, du 23 au 26 juin, aidés par le maire et sa famille. Ils ont bien besoin de récupérer. Ils ont fait depuis qu’ils ont abandonné leurs voitures, entre 80 et 100 km, soit une vingtaine chaque jour (ou plutôt chaque nuit), dans des terrains difficiles. Le 25, « il nous a semblé entendre, vers une heure du matin, des sonneries de cloches au loin. » C’est ainsi qu’ils ont confirmation que l’armistice, dont ils ont entendu parler, est bel et bien entré en application. Des sonneries de cloches ? Comme pour une victoire ? Ou comme pour une catastrophe, un incendie ?
Et, à la fin, l’inévitable capture
Le 26, « nous repartons à la tombée de la nuit ». Ils aimeraient bien suivre les routes, d’autant que prés et champs sont détrempés. Mais la présence de nombreux motocyclistes allemands les oblige à y renoncer. Ils passent la journée du 27 dans le hameau de Pâquier (commune de Painblanc). Ils marchent toujours de nuit. « Les chants que nous entendons ne nous laissent aucun doute. Il y a des Allemands partout ». C’est à Molinot (Côte d’Or), village occupé, qu’ils passent la journée du 28, sans se faire remarquer, dans la grange d’une ferme isolée. Le 29, au petit matin, les voilà à Dezize (Saône-et-Loire). Un Allemand les arrête, puis les laisse passer. Ils ont entendu dire que le passage du canal du Centre est libre pour les civils, et que celui-ci marque la limite de la zone occupée. Mais ces informations sont très approximatives.
Le dimanche 30 juin, des membres du conseil municipal leur apportent des vêtements civils. Malgré quelque répugnance, ils les endossent et tentent leur chance séparément en plusieurs petits groupes. Gain et Chailleux partent en compagnie de l’aspirant ; ils passent effectivement sans encombre le canal. Arrêtés puis à nouveau relâchés, ils sont définitivement capturés à Saint-Mard-de-Vaux et emmenés à Chalon-sur-Saône, dans l’école du quartier de la Citadelle transformée en « frontstalag ». « En arriver là après deux semaines d’efforts, et cinq jours après la signature de l’armistice ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est vexant ! ». Depuis leur séjour dans la grotte de Beaume, ils auront fait encore une cinquantaine de kilomètres à pied.
« Pour tout le monde, y compris les Allemands, dont plusieurs parlent un peu le français, les hostilités étant terminées entre nos deux nations, nous serons libérés sous peu ». Il écrit une lettre début juillet, de Chalon, à Simonne, qu’il croit en Gironde mais qui est vite revenue à Paris, n’ayant pas réussi pour sa part à passer la Loire à Gien. Quand celle-ci la recevra, en mai 1943, son mari, après des mois de captivité dans des camps autrichiens, sera déjà rentré, libéré ou plutôt, selon la formule bizarre, « en congé de captivité » depuis novembre 1942.
Au statag XVII de Kaisersteinbruch, il aura appris d’un camarade de captivité connaissant bien la région de la haute vallée de la Seine « que tous les ponts dont nous avions la charge ont bien sauté. Satisfaction « technique », mais regret d’avoir été chargé de ces destructions qui se sont révélées inutiles ».
Georges GAIN (1912-2007), Georges Gain et Simonne Lelièvre, tome 1, 1938-1948, 84 p., rédigé en 2000 [APA 3688] – mai-juin 1940, p. 13-23.