« Notre compagnie, une compagnie de fusiliers-voltigeurs du 74e R.I., cantonnait dans la Meuse, à Trésauvaux, toute petite commune de l’arrondissement de Verdun, quand, sur Fresnes, à trois kilomètres de là, tombèrent les premières bombes allemandes du 10 mai ». François Dornic est donc un fantassin. Il ne dit pas son grade, peut-être est-il simple soldat. Il est au repos, au moment où l’armée allemande déclenche son offensive. Son unité vient de passer les trois derniers mois de la drôle de guerre dans les avant-postes de la ligne Maginot, près de Saint-Avold. On est maintenant en Woëvre, théâtre des durs combats de la guerre de 14-18, et Dornic rend pensivement visite au cimetière des Éparges. Mais cette guerre-ci ne ressemble pas à l’autre, et ne ressemble pas à une guerre. Dire qu’il est surpris par le 10 mai ne serait pas exact. C’est un homme informé, il a suivi les événements de Norvège et du Danemark. « Chacun sentit l’importance des événements d’avril ».
Étrangement, il éprouve le besoin de redoubler dans son récit le coup de gong initial : « Nous fûmes réveillés au petit matin du 10 mai, un vendredi, par des vrombissements qui grossissaient, puis s’adoucissaient, de sourdes explosions lointaines… ». Mais c’est pour en atténuer encore davantage le choc : il croit y reconnaître le genre d’escarmouches qu’il a connues l’hiver précédent, les tirs de DCA contre des avions de reconnaissance. C’est la radio, entendue chez une vielle dame complaisante du village, qui rend sensible l’ampleur de l’événement.
La montée en ligne sur la Meuse
Alerte, branle-bas, ordre de monter en ligne. On ne part cependant qu’à la nuit, pour aller bivouaquer dans une forêt à 30 km de là. « Marche harassante », note Dornic, même si les chevaux portent le gros des bagages. Le soir du 12, on fait la chasse à de fantomatiques parachutistes. De là, on repart le lendemain, en autobus cette fois, sous la menace des mitraillages aériens, par des routes secondaires qui mènent la troupe, 50 km plus au nord-ouest, occuper une ligne de résistance, en Argonne (autre souvenir de la guerre précédente), à proximité de la Meuse. « Une semaine infernale à tenir au milieu des orages d’acier ».
« Ici, je m’oblige au calme, car mes souvenirs se troublent ». Phrase bien caractéristique des scrupules du narrateur, toujours soucieux de rester au plus près de la réalité vécue, sans réinterprétation ultérieure et sans exagération. La troupe n’est pas au contact de l’ennemi, mais les obus ne cessent d’éclater au-dessus d’elle. L’insécurité est permanente et insupportable. « Plus le danger reste vague, plus il est menaçant ». « Je n’ai jamais mieux senti, avec un tremblement, la fragilité d’une pauvre petite vie d’hommes lancée au milieu des techniques fracassantes de la guerre ». Les bobards vont leur train. De plus, on voit passer des blessés « effroyablement mutilés ». On n’a aucune vue d’ensemble, mais on a le sentiment d’être encerclés, et on installe « des emplacements de tirs dans toutes les directions ». « Ainsi va la guerre, sentie à travers une expérience individuelle : de hasard en hasard les jours nous emportent, infimes parcelles d’un jeu de massacre dont nous n’avons pas la clef, dont personne n’a la clef, car les plans d’état-major se déchirent aux événements ».
La relève bienvenue par les vieux briscards de la Légion permet de se retirer une dizaine de kilomètres en arrière. Pour partir, « il fallut atteler [aux voiturettes] les chevaux d’officier » : en effet, les bombardements ont décimé les chevaux de trait qu’on laisse derrière soi dans le bois, « bêtes crevées, qui se décomposaient au soleil, le ventre ouvert par les éclats ». Après les jours de tension, c’est un retour sur soi, et la menace d’une « dépression nerveuse au sein d’une demi-sécurité retrouvée » : Dornic pense à sa femme, à sa très jeune fille, mais aussi à sa mère, morte depuis trois ans, qui dans la solitude de son pauvre hameau breton a élevé seule ses quatre garçons, qu’elle a « poussés aux écoles, comme disent les voisines », et qui sont maintenant tous aux armées. Mieux vaut qu’elle n’ait pas connu cela. « On ne voudrait pas mourir encore. En pleine course. Cette fièvre de connaissance qui m’a porté le long des jours, elle méritait mieux que cette impasse brutale ». Et puis, Dornic se souvient avec amertume de ses rêves pacifistes. « N’aurons-nous pas des comptes à demander aux maîtres qui en ont couvert notre jeunesse ? ».
Nouvelle montée en ligne, dans les Ardennes
Et puis, on remonte en première ligne dans les Ardennes, au bois de Saint-Pierremont, en compagnie de Sénégalais qui, malgré leur réputation, sont épouvantés. En fait, bien que l’ennemi soit tout proche, le secteur paraît calme. On s’organise. On emprunte les commodités de la vie à la ferme proche, qui s’appelle la Polka. On fait des frites. La gaîté même reprend ses droits. L’auteur note : « La jeunesse est une balle qui rebondit à l’ordinaire sur tous les terrains. Le livre de Barbusse, Le Feu, est d’un bout à l’autre si sombre que je doute qu’il représente la vérité ». Toutefois, « Une nuit, pendant le ravitaillement […], la Polka fut bombardée ; un obus tua net le conducteur de la camionnette, labourant affreusement son corps, et dispersa ses éclats sur les jambes du caporal d’ordinaire. Notre premier mort ». L’avertissement est sévère.
« En cette fin mai et en ces débuts de juin 40, nous vivions dans l’attente d’événements en suspens […]. La fatalité d’une défaite militaire, comme celle de la France entrée dans une bataille perdue d’avance n’apparaît qu’après coup ». « Après l’épisode de Dunkerque […], revint le calme. Pendant une semaine. De la Somme à l’Aisne et à la ligne Maginot, existait une nouvelle défense continue ».
Et puis, brusquement, le dimanche 9 juin, les tirs d’artillerie ennemis s’intensifient. On perd la liaison avec l’unité voisine. Une section, envoyée en éclairage, revient décimée. La nuit, toutefois, est relativement calme dans le bois assiégé.
Un moment de réjouissance brisé net
Le lendemain 10 juin, le lieutenant S…, dont la bonne humeur et la détermination avait gagné le cœur de la compagnie, a la chance de faire dégager la patrouille du lieutenant C… qui était restée accrochée dans le bois d’en face depuis la veille. On se réjouit de ce retour, d’être à nouveau tous ensemble, et on décide, avant toute chose de casser la croûte. Table et sièges de récupération pris à la fameuse Polka. On se raconte les heures qu’on vient de vivre. On blague.
« Une nette coupure. Aucun lien entre avant et après. Je n’ai rien prévu. Rien entendu. J’étais assis devant la planche servant de table, faisant face à C… dans son fauteuil. Je me découvre à terre, dans une odeur de poudre et de soufre, la main droite, que je viens de me passer sur la figure, sanglante. Aucun nœud entre les deux moments ». « En face, C…, paisible dans le fauteuil, les yeux clos, le menton posé sur la poitrine, comme s’il dormait. Tout près de lui, couché sur le côté, les genoux pliés, S… ; je n’ai guère vu que ses guêtres de cuir jaune ». Quatre morts, deux blessés graves.
Évacuation vers les hôpitaux de l’arrière
Dornic est transporté en ambulance à Sainte-Menehould, puis à Verdun. Il est touché à la main gauche ; à la cuisse, au genou et au pied du côté droit (on l’ampute de deux orteils). Mais le pire est sa blessure au visage, qui suppure et fait de lui une gueule cassée. On saura plus tard que sa « fistule intarissable » est en rapport avec la « fracture du maxillaire supérieur droit ». On l’évacue en micheline à Dijon, puis à Clermont où l’avance allemande le rattrape, enfin, réopéré plus convenablement, il échoue pour de longs mois de convalescence à l’hôpital maritime de Toulon et finalement à Marseille, qu’il ne pourra quitter pour retrouver sa famille qu’au cours de l’hiver suivant. Rude expérience que celle de ces lieux de soins, où l’entourage humain et même médical est si souvent inhumain ou abject, quand il suffit parfois d’un médecin attentif ou d’une infirmière compatissante pour vous « sauver du sentiment de l’abandon ».
Le bilan que tire à la fin notre modeste héros n’est pas celui de la guerre, mais de sa guerre. « J’ai pu parfois regretter de ne pas être officier, et, retournant à quelques années en arrière, juger durement l’étudiant qui s’absentait dans la littérature pendant les séances de préparation militaire. Mais je crois bien que je n’aurais pas connu, officier, la même expérience humaine. Les galons dorés isolent ou adoucissent ». On sent bien que, malgré les blessures et la fréquentation forcée d’être vils dans les hôpitaux, ce bilan n’est pas entièrement négatif.
François DORNIC (1911-1998), Un homme pris dans la guerre, Souvenirs d’un fantassin (1939-1940) – Préface de Marcel Arland, éd. Pierre Belon, Le Mans, 1946, 134 p. DL 2e tr. 1946. Beau petit livre, d’une écriture fine et sensible, justement apprécié par le préfacier, et qui mériterait bien la réédition. D’origine sociale modeste, Dornic a été instituteur, puis professeur de lycée technique ; militant de gauche, il est élu après la Libération conseiller municipal puis général du Mans. Il soutient une thèse sur l’industrie textile dans le Maine, devient professeur d’Université et préside l’Université du Maine. Il a publié des manuels et des études historiques.
Je finis de lire le livre de François Dornic: La vie qui bat…, dans lequel il retrace la première partie de sa vie. Il évoque sa période de guerre, qu’il effectue au 74e RI (5e Compagnie). Ce régiment fait partie de la 6e DI et combat dans la Meuse et les Ardennes du 15 mai au 10 juin 1940. Les combats de cette unité sont décrits sur le site « Ardennes 1940 à ceux qui ont résisté ».