« J’ai été mobilisé en août 39 comme officier de renseignements régimentaire du 106ème régiment d’infanterie, 12ème division motorisée ». Cette division comprend, en outre, deux régiments de zouaves. Le lieutenant Ikor, professeur agrégé de lettres, ancien élève de l’École Normale supérieure, doit cet emploi dans le renseignement à sa connaissance de l’allemand. De fait, c’est fort utile quand il s’agit d’interroger des prisonniers. Encore fallait-il en faire, des prisonniers. Et, de plus, il fallait avoir le droit de les interroger, alors que le règlement imposait de les envoyer immédiatement au Q.G. de la division. Une des caractéristiques de l’armée française de 1940 est que toute initiative locale ou personnelle y est sévèrement prohibée.
Ikor tenait fort scrupuleusement un carnet en forme de journal. Toutefois, ce qui s’est passé à partir du déclenchement des opérations, il lui faut le reconstituer de mémoire, car le tourbillon des événements ne lui a plus laissé le loisir de prendre autre chose que des notes très succinctes. « Mes souvenirs aidés de quelques documents faciles à trouver me permettraient sans peine de retracer par le menu l’itinéraire de notre retraite. Mais à quoi bon ? Je ne me pose pas en historien militaire. L’intérêt de ce que j’ai à dire est ailleurs […] : dans la restauration des ambiances ». Il évoque donc les faits non dans l’ordre chronologique, mais par association d’idées, au fur et à mesure qu’ils lui reviennent. Pour l’harmonisation entre le témoignage de Roger Ikor et celui des autres militaires, je me suis efforcé néanmoins de remettre autant d’ordre que je le pouvais dans son histoire personnelle et de reconstituer le récit continu qu’il aurait pu en faire.
10 mai : en Belgique, au-devant des Allemands
Dans son souvenir, donc, avant même d’être tiré brutalement de son sommeil, à l’aube du 10 mai, « la nuit avait été inquiète, troublée d’alertes qui m’éveillaient à demi, de bourdonnements d’avions… » Il se trouve alors à Beaurevoir, près de Saint-Quentin (Aisne). La 12ème DIM du général Janssen se met en route le 10 dans l’après-midi en direction du Nord-Est, conformément au plan « Dyle » portant la 1ère Armée du général Blanchard, en Belgique, au-devant de l’attaque allemande. « Tout se déroule comme dans une manœuvre ». « Nous avons franchi la frontière à Jeumont-Erquelinnes. Je nous revois dans la nuit tombante, filant à toute vitesse entre une double haie de gens qui applaudissaient, criaient, pleuraient, chantaient la Marseillaise. »
Le 12, ils se trouvent non sur la Dyle à proprement parler (qui passe plus à l’ouest), mais à 120 km de leur point de départ, à Isnes, 10 km au sud de Gembloux, sans avoir subi d’attaques aériennes sérieuses. Les escadres allemandes passent généralement très haut dans le ciel, ayant leurs objectifs beaucoup plus loin à l’ouest. Pas non plus de contact pour le moment avec l’avant-garde des blindés allemands. Les troupes françaises recueillent « les débris de l’armée belge, essentiellement des chasseurs ardennais sur leurs petites bicyclettes pliantes […], par petits groupes […], épuisés, choqués même ». Il y a aussi des civils qui fuient la zone des combats, parmi lesquels un vieil allemand terrifié qui dit être un représentant en vins surpris en territoire belge (neutre, rappelons-le) par l’offensive de ses compatriotes. Pour le sauver de la menace d’une exécution sommaire, Ikor l’envoie à l’échelon supérieur. « Il faut dire que la maladie de l’espionnite […] avait saisi nos hommes ; ils ne voyaient partout que bonnes sœurs parachutistes, faux déments… »
Le 15 après-midi, Ikor se rend au Q.G. de la division, et il est très surpris de constater qu’on s’y prépare à une retraite précipitée, ce que la situation locale ne semble pas exiger. « Je me rappelle ma stupeur. Décamper ? Mais pourquoi ? » Seulement, le haut commandement sait, lui, que la percée s’est déjà produite dans les Ardennes et que toute l’armée française de Belgique est en train d’être tournée et menacée d’encerclement. Pour le repli, tous les véhicules sont mis à contribution. Pour faire de la place dans un camion, on va jusqu’à abandonner tous les cuivres de la musique régimentaire,… en les immergeant dans une mare (avec l’idée de revenir plus tard les récupérer). Tout le monde est nerveux.
La « démente de la Dyle »
Ce soir du 15, un lieutenant traîne au P.C. du Régiment « une femme dans la quarantaine, au visage hagard », les poignets garrotés. Un homme de troupe « l’avait surprise dans une clairière, en train de faire des signes avec les bras aux avions allemands ». Une espionne ? Bien plus probablement une folle, échappée de l’asile de Namur, qui a ouvert ses portes, relâchant ses pensionnaires. C’est du reste l’avis du colonel, mais par prudence, on charge l’officier qui l’a amenée de la conduire au P.C. de la division. On saura plus tard que ce P.C. avait décampé et que la folle avait été ensuite trimballée, toujours ligotée, dans un camion. Nous allons vite la retrouver.
Le 16 mai, la retraite a déjà entraîné le régiment vers l’ouest, et Ikor est en train de dîner dans le parc d’un château quand, alerté par l’aumônier, il apprend que la troupe est en train de s’ameuter et parle de lyncher des espions. Il se doute aussitôt de quoi et de qui il s’agit. « Les espions, c’est elle, la démente de la Dyle. » Ikor parle de « la démente de la Dyle » parce que c’est le nom qui est restée attaché à cette phase de la bataille. La dénomination de « la démente de Gembloux » ou de « la démente d’Isnes » serait plus justifiée. Elle a sans doute été laissée sans nourriture depuis sa capture, et plus ou moins malmenée. « En tout cas, elle était dans un bel état. »
« Ce que je vais faire maintenant ne se fait pas : un narrateur ne se donne pas le beau rôle […]. Mais […], pourquoi ne l’avouerais-je pas ? Je suis très fier de mon attitude ce soir-là ; c’est probablement mon plus haut fait de la campagne ». Le lieutenant Ikor est doué d’une voix forte, il en use pour asseoir son autorité devant cette sorte de soulèvement, et sort de façon menaçante son révolver (qui n’était pas approvisionné, « mais ils n’étaient pas obligés de le savoir »). Il requiert l’aide de quelques sous-officiers et gradés, et ramène le calme. Puis, il prend à part un sergent-chef en qui il a confiance, et lui ordonne d’aller libérer la folle, le plus discrètement et le plus loin possible dans la nature. « Peut-être la femme s’en est-elle tirée, ou peut-être pas. Peut-être est-elle morte d’épuisement au fond d’un bois. Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas. »
Cette scène se passe probablement à Trazegnies ou à Chapelle-lez-Herlaimont, signalés l’un et l’autre par Ikor comme une de leurs premières étapes, à 30 ou 35 km d’Isnes. Il faut dire que le mouvement du 106ème R.I. est assez lent. « Tout motorisés que nous étions dans mon régiment, la plupart des transports avaient lieu à pattes » Exceptionnellement, les fantassins étaient transportés par des autocars fournis par les unités du Train.
Course de vitesse pour échapper à l’encerclement
Un des problèmes de cette armée en retraite est de se procurer des cartes. On en avait bien prévu pour aller de l’avant, des cartes belges, mais pas pour revenir sur ses pas. « Nous avions razzié chez les commerçants, au passage, tout ce qui s’y trouvait de Michelins et de Tarides. » Il n’y en a pas suffisamment pour toutes les unités. « Le bruit courait suivant lequel des cartes, il y en avait des masses, et excellentes, et modernes, au service cartographique des armées […], au Cateau. » Mais le responsable refusait de les distribuer « « parce qu’elles étaient réserves de guerre ». » Ce n’est qu’un bruit, mais tellement conforme à l’esprit bureaucratique et tatillon qui prévaut jusque dans la débâcle qu’Ikor le croit vrai.
Autre problème, l’infériorité aérienne. « Face à l’aviation ennemie, nous étions dans une impuissance à peu près radicale. » Une fois cependant, un Curtiss (sans doute canadien) a attaqué, très haut dans le ciel, deux appareils allemands et les a abattus, à la grande joie des Français. Un autre jour, alors que la colonne française s’étire sur une route entre deux rangées d’arbres, un Dornier la mitraille en enfilade à plusieurs reprises jusqu’à ce que le servant d’un fusil mitrailleur, installé dans un fossé, et tendant « une nappe de balles devant le nez de l’avion » l’abatte sans autre forme de procès. Mais ce genre de riposte ne réussit jamais contre les Stukas, qui sont de loin, parmi leurs assaillants, les plus fréquents et les plus redoutables.
De Chapelle-lez-Herlaimont, à partir du 17 ou du 18, leur route s’infléchit vers le sud. « Nous reprîmes la route qui, par Erquelinnes, puis Jeumont, nous ramenait sur Maubeuge […], quand soudain, peu avant Erquelinnes, le convoi stoppa ». Que se passe-t-il ? Les Allemands sont à Maubeuge ! Comment est-ce possible ? Ceux qui sont à leurs trousses n’ont pas pu les dépasser sans qu’ils s’en aperçoivent ! Ils ont du mal à imaginer à quelle vitesse les blindés allemands, qui ont percé les lignes françaises à Sedan, filent plein ouest, au sud des positions de le 1ère Armée, jusqu’à la mer ! Le convoi repart zigzaguant lui aussi vers l’ouest, faisant la course avec l’ennemi qui lance en avant ses blindés pour lui couper la route. Les Français foncent, de Chapelle à Erquelinnes, 30 km vers le sud, puis, d’Erquelinnes à Pâturages (toujours en Belgique), 25 km nord-ouest. Et de là, à nouveau, vers le sud, sur 10 km, jusqu’à la frontière : Bavay (Nord) n’est plus qu’à 7 km.
Or, la même scène se répète, probablement dans la nuit du 19 au 20. « À nouveau, nous foncions plein sud, direction : Bavay. Et bon train ! Je me rappelle notre allégresse un peu fiévreuse. » Rétrospectivement, cette euphorie illusoire provoque chez le narrateur un accès de verve ironique. « Bavay, pour nous, c’était le salut : la pleine France, évidemment intacte, à partir de laquelle nous reprendrions contact avec nos propres bases […], une patrie rassurante et les braves combats bien loyaux qu’on livre chez soi, au coin du feu. Et soudain, une nouvelle fois, comme avant Maubeuge, l’arrêt. » Près du lieu-dit Le Rat d’eau, c’est-à-dire presque à la frontière, le convoi stoppe, les « passagers » descendent des véhicules, dans une nuit « claire, laiteuse […], comme il ne s’en rencontre chaque année qu’une ou deux au plus heureux du mois de mai, et l’on a envie de marcher dans la campagne parfumée. » Deux heures d’arrêt, pendant lesquelles le colonel Tardu et le général Janssen prennent contact avec l’État-Major de l’Armée. « Que se passe-t-il ? Qu’attendons-nous ? Pas possible que la dérobade d’Erquelinnes-Maubeuge se répète ! ». Et pourtant si ! Le colonel revient de méchante humeur. Ni lui, ni Janssen n’ont réussi à décrocher l’ordre de forcer le passage vers le sud.
« Et nous sommes repartis, par de toutes petites routes, vers l’ouest, en direction de Valenciennes. Il me semble que c’est cette nuit-là, à ce moment-là, à cet endroit-là, que me sont venus les premiers doutes sur l’issue de la guerre. » La pusillanimité l’a emporté sur l’audace. Un simple fait indique quelle chance a ainsi été gâchée. « Bien plus tard, nous avons appris que notre vaguemestre à grosses moustaches, qui nous précédait de quelques heures à peine, avait, lui, traversé sans encombre et atteint Reims ; il devait être le seul homme du régiment à échapper à la capture. » Objectera-t-on qu’un homme seul avait plus de facilité à passer à travers les mailles du filet qu’un lourd convoi ? « Nous pouvions parfaitement livrer bataille ; nous l’aurions livrée si nous en avions reçu l’ordre. »
Du combat d’Estrée-Cauchy au bombardement de Nœux, le jour du lieutenant Le Gavrian
Voici donc le 106ème R.I. passant par la forêt de Raismes, au nord de Valenciennes (Nord), sous les bombardements allemands. Et là, merveille : « les troupes embarquèrent dans de vrais autocars ; nous fîmes, pour une fois, pas mal de route : je me rappelle que nous traversâmes à toute vitesse Arras, qu’on nous avait donné peu de temps avant comme occupé par les Allemands ». Autre merveille, au bout de ce trajet rapide de 120 km par Douai (Nord) et Arras (Pas-de-Calais) : ordre de cantonner à Estrée-Cauchy (Pas-de-Calais), à 8 km au sud de Bruay. « Un cantonnement en arrière des lignes : il n’en fallait pas plus pour notre bonheur. » Ikor a du reste été envoyé comme précurseur pour tout préparer. Il est occupé à cette tâche plutôt agréable dans le soleil du matin, quand des coups de feu éclatent à l’entrée du village. Un soldat blessé vient se faire panser le bras. Trois chars allemands sillonnent la campagne.
Le lieutenant Le Gavrian, qui est un grand ami d’Ikor, et qui commande la compagnie d’engins, s’empresse de mettre en batterie un canon anti-char de 25. « Notre canon en envoie au moins un, et je crois bien deux au tapis ; le ou les autres n’insistent pas. » Ikor organise un point d’appui dans une haie voisine, et fait lui-même le coup de feu, avec ceux qu’il a rameutés autour de lui, contre les fantassins qui accompagnent ces chars. Manque de chance pour un soldat belge isolé qu’il a recruté bon gré mal gré dans son dispositif, celui-ci reçoit une rafale de mitraillette dans le ventre, « un trou gros comme le poing, pas joli à voir ». Les assaillants se retirent, laissant sur place deux morts. « Je dois dire que nous étions tous très fiers de notre victoire ; et un peu embarrassés aussi. Dans le genre cantonnement de repos, n’est-ce pas, on pouvait espérer mieux… »
Là-dessus, l’ordre arrive de se déplacer un peu vers le nord. « J’abandonnai Estrée-Cauchy […] et, en compagnie de Le Gavrian, je me dirigeai à pied par de délicieux chemins de campagne vers Nœux-les-Mines où le Régiment s’était transféré […]. Dix ou douze kilomètres à travers champs. ». Ikor et Le Gavrian se promènent agréablement dans Nœux (petite ville ouvrière de 12.000 habitants). « Il pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi quand les premiers Stukas parurent. Le bombardement dura […] jusque vers sept heures du soir, et quasiment sans interruption. » La tactique des Stukas est toujours la même : « les avions plongeaient, toutes sirènes hurlantes ; et la danse commençait, un appareil dans le sillage de l’autre, piquant, lâchant son chapelet de bombes, regrimpant sur sa ressource, puis recommençant ». Ce sont de petites bombes anti-personnel de 25 kg. Il est relativement facile de s’en protéger, et les dégâts matériels qu’elles font sont peu importants : des plâtras jonchent le sol, les réservoirs des autos sont transpercés. Leur effet est surtout psychologique. Les militaires français font feu avec toutes les armes disponibles contre ces cibles apparemment à leur portée, mais sans jamais réussir à les abattre.
Le Gavrian et Ikor se sont jetés dans le renfoncement d’une porte. Une bombe tombe juste sur l’angle. Ils culbutent à l’intérieur de la maison. Le Gavrian est blessé : « Toute une giclée d’éclats lui avait lardé les jambes ». Ikor lui fait un garrot, le fait évacuer. Son malheureux ami marchera sur deux cannes tout le reste de sa vie, et vingt ans après on lui extrayait toujours de la jambe de minuscules éclats.
Le sursaut : « Il faut que cela finisse ! »
De Nœux-les-Mines, Ikor et ses camarades du 106ème R.I. rebroussent chemin sur Carvin, puis Montcheaux (35 km plus à l’est), les voici à nouveau près de Douai : visiblement, ils tournent en rond dans la nasse où ils sont pris. Le dimanche 26 mai, à Montcheaux, entre deux bombardements, Ikor écrit sur son carnet : « Il faut que cela finisse, cela ne peut plus durer longtemps […]. Il faut que nous soyons victorieux, il le faut coûte que coûte. Plus je vais et plus je crois que notre défaite serait vraiment la mort de notre civilisation […], le retour à la barbarie. »
A partir de là, il n’y a plus qu’une chance de salut : foncer plein nord vers Lille, où se retranche le plus gros de l’armée revenue de Belgique. Mais peu après Seclin, à 15 km, « la route est, sinon barrée, du moins serrée de trop près, des deux côtés, et trop intensément mitraillée […]. Il faut engager le combat […]. Un bataillon à droite, un autre à gauche se déployèrent à travers champs » Les chars ennemis dissimulés quelque part ont beau atteindre certaines voitures qui passent au milieu sur la route, cette marche en tirailleurs ouvre un passage où les trois bataillons du régiment s’engouffrent. On sent au ton même du récit que ça a été un moment de véritable joie. Cette action offensive (pour une fois !) restitue aux hommes qui y sont engagés « dignité » et « honneur ». Anecdote, chose vue remarquable : « au plus fort de la fusillade […], nous avons vu passer sur la route, pédalant sans hâte en jetant de droite et de gauche des coups d’œil intéressés, une jeune fille à bicyclette […], une fille du cru qui s’en allait au pain ou au lait […]. Quand nous l’avons hélée, arrêtée, forcée à s’aplatir dans le fossé, tout juste si elle ne nous a pas prêté des intentions libidineuses. »
L’obstacle franchi, le 106ème R.I. (originellement composante de la 12ème D.I.M. de Janssen, on s’en souvient) fait sa jonction avec la 15ème D.I.M. du général Juin et se met sous les ordres de celui-ci, tandis que le reste de la division pousse jusqu’à Bergues (sans réussir à s’embarquer). Malheureusement, dans Lille, tous les généraux n’ont pas le même esprit offensif que Juin, qui préconisait une sortie vigoureuse pour gagner Dunkerque. En attendant une décision de ce genre, l’intérêt des troupes françaises présentes sur le terrain est au moins de « fixer » suffisamment de troupes allemandes sur place pour permettre au maximum de Français (et d’Anglais) d’atteindre Dunkerque pour s’y embarquer.
Le 106ème R.I., parvenu au carrefour de l’Épi de Soil, qui marque alors la limite sud de l’agglomération lilloise, se met en position face au sud. Ce lieu devient aussitôt un objectif majeur pour les bombardiers ennemis. Sous une pluie de bombes, Ikor se jette dans un entonnoir. « Quand enfin ça se calme et que je me redresse sur le coude, je m’aperçois que je suis tout contre le cadavre d’un soldat […], tué sans doute par la bombe même qui avait creusé le trou. » Ce corps l’a protégé, il se sent de la reconnaissance envers lui. Dans un tel cas, la peur est plus forte que l’horreur.
Mission dans Lille assiégée et ordre oral de reddition
Subsistent, du Régiment, deux bataillons devenus la première ligne de défense de Lille du côté du sud (le troisième a pris position plus au nord). « Nos deux bataillons ont tenu deux jours, du 27 au 29, et ne se sont rendus que par extinction des munitions. » Ikor passe ces deux jours dans une maison abritant le P.C. du Régiment. À part l’interrogatoire d’un soldat allemand plutôt goguenard (certain, bien entendu, de ne pas rester longtemps prisonnier !), il ne se souvient pas d’y avoir fait grand-chose, si ce n’est d’avoir été envoyé en Peugeot 401 comme officier de liaison auprès du général Juin, dont le Q.G. se trouve dans une école de Lille. « Champignon au plancher, virages sur pneus hurlants dans les rues désertes […]. Les chaussées étaient jonchées de cadavres de chevaux et de mulets […]. Rien plus qu’une de ces grands bêtes mortes ne m’a jamais figuré l’horreur imbécile de la guerre ; pas même, oui, un homme mort. » La ville offre une « ambiance de fin du monde ». Il trouve Juin casqué, dans une cave éclairée à la bougie. Il lui fait son rapport, réclame des munitions. Mais le général est déprimé et sans moyens : les réserves de munitions sont épuisées.
Très peu de temps après le retour d’Ikor au P.C. de son Régiment, en début de soirée, deux émissaires de Juin se présentent successivement. « Doubler la liaison, c’est la règle quand la liaison n’est pas sûre ». Ce qu’ils apportent, c’est l’ordre de se rendre ! Ordre verbal, sans le moindre papier. « Le colonel se récria. On ne donne pas un pareil ordre sous forme simplement verbale. » Il prend à témoin, personnellement, chacun des officiers présents, dont Ikor. Et comme on comprend que ce dernier s’indigne de ce que, par la suite, le général Juin ait nié avoir donné cet ordre, « dérobade déplaisante » ! Quoiqu’il en soit, un ordre, c’est un ordre. Le colonel fait cesser le feu et exhiber des linges blancs. « Il avait donné cet ordre, comme à son ordinaire, d’une voix sans émotion. Subitement, je vis son visage se défaire, il fondit en larmes et se jeta dans les bras du colonel de Lamaze (son adjoint). »
Le lieutenant Ikor a le temps d’enterrer, enduit de graisse et entouré d’une toile cirée, dans un jardin, avec l’aide d’un habitant, son beau pistolet 7,65 (pour lequel il n’a jamais touché de cartouches !). Le petit Colt dont un brave belge lui avait fait cadeau près de Mons, plutôt un joujou qu’une arme, il le garde, après en avoir tiré toutes les cartouches, sauf une. « Pour le cas où ». Puis, il se ravise, tire la dernière. Il reconnaît qu’il se tenait, à ce moment-là, des raisonnements bizarres. « Un officier sans arme, ça éveillerait les soupçons et peut-être les sévices. Frousse. Je crois que c’est ici qu’est venu émerger pour la première fois à ma conscience le fait que je suis juif ; jusqu’alors je n’y pensais pas. Un juif dans les pattes des nazis. » À l’Oflag, il envisagera de modifier son nom, à ses yeux clairement juif (« ikor » signifie « paysan » en hébreu), de même qu’il camouflera le nom, trop visiblement juif de sa mère. Mais « Ikor » n’est généralement pas catalogué comme hébraïque, et du reste, la judéité des noms est très relative selon les pays : « Rosenberg » est en France un nom juif (alors qu’il est porté par un haut dignitaire nazi !), tandis que « Robin », nom très passe-partout en France, est un nom juif pour les Allemands !
Un moment après l’enterrement de son beau pistolet d’ordonnance, un sous-officier allemand vient le désarmer de son petit Colt. C’est ainsi, sans autre formalité, qu’on devient un prisonnier de guerre. Un peu auparavant ou un peu après, un officier allemand se présente. « Avec une extrême courtoisie, il invita le colonel, seul, à le suivre ; il lui garantit en même temps la sauvegarde du PC jusqu’à son retour. » Et de fait, cet engagement fut respecté.
Première chance manquée d’évasion
Puis se posa le problème des blessés français et allemands, qui gisaient dans les divers postes de secours du régiment. D’accord avec le commandement allemand et muni d’un sauf conduit, Ikor est envoyé en mission à l’hôpital Calmette pour régler leur sort. Sur le chemin du retour, il est conduit à un P.C. allemand installé dans une villa, où les Allemands célèbrent leur victoire en sablant le champagne. Il décline évidemment leur courtoise invitation à se joindre à eux.
Pourquoi n’a-t-il pas profité de ces trajets en ville pour fuir, tenter de gagner Dunkerque ou se mettre en civil pour se fondre dans la population ? C’est ce qu’il se demandera longuement par la suite. Par un sentiment de solidarité avec ses camarades, c’est le plus probable. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il revient au P.C., le colonel s’exclame : « « Tiens ! on croyait ne plus vous revoir ! » » Ils sont conduits dans un « pensionnat », au sud de Lille, pour y passer la nuit. Il se souvient d’un lit métallique aux pieds laqués de blanc. « Du 10 mai au 29 mai, j’ai dormi au total une dizaine d’heures – j’en ai fait le compte aussitôt après ma capture. On a bien lu : une dizaine sur dix-neuf jours. Je comprends qu’on soit sceptique, je le suis moi-même […]. Le soir du 29, quand j’ai avisé le petit sommier de fer nu dont je pouvais disposer […], j’ai plongé d’une masse dans le néant […]. Je ne sais pas […] combien de temps j’ai dormi. »
Pendant ce temps-là, une partie de la 12ème D.I.M. a pu continuer sa route jusqu’à Bergues et Dunkerque, sans réussir à s’embarquer. Le général Janssen devait être tué lors d’un bombardement, sur la plage, le 2 juin.
Le 30 mai, Ikor est transféré, avec d’autres officiers, à Avelin (à peu près à la hauteur de Seclin, mais un peu plus à l’est), où ils couchent sur la paille. Là, ils ont des contacts avec des civils qui « faisaient argent de tout. Le verre d’eau : trois francs », mais qui refusaient de leur fournir des vêtements civils par crainte des représailles.
Les officiers prisonniers sont très vite, sans doute dès le 31 mai, séparés de leurs hommes. Ils sont conduits en Belgique. Première étape, la plus facile, de 30 km, jusqu’à Tournai. « Transportés jusqu’à Tournai en camion, nous fîmes tout le reste à pied : Ath, Enghien, Lot, Wavre. »
Calvaire sur les routes belges
Les étapes suivantes sont très dures. Seuls les officiers supérieurs, généralement âgés sont emmenés en voitures. « Cette traversée à pied de la Belgique fut, je pèse mes mots, terrible. » Le soleil est écrasant, ils marchent, les pieds en sang, dans un nuage de poussière. Les habitants tentent en vain de secourir les prisonniers. Parfois ceux-ci arrivent à plonger leur quart dans un seau d’eau mis à dessein sur leur passage. Mais c’était interdit, et les gardiens renversent à l’occasion ces seaux d’un coup de pied. Un capitaine du 27ème R.I., qui sortait des rangs pour y puiser, est tué d’un coup de fusil par un gardien. « Un femme m’a mis dans la main un œuf frais. Je l’ai placé dans ma boîte à biscuits vides. Il s’y cassera, et je lécherai le suc gluant où collent quelques miettes des défunts biscuits. Ce sera ma seule nourriture pendant trois jours. » Il en est réduit à sucer les tiges des pieds de rhubarbe qui poussent sur le bord de la route. Les temps de repos sont rares et imprévisibles. La soupe ? Ce sera pour demain, ironisent les gardiens : « morgen früh ». Parfois, tout de même, une soupe est servie à l’étape.
Des bobards circulent, optimistes bien sûr, consolateurs : par exemple qu’à partir de la ligne Maginot, l’armée française a percé la défense allemande et est entrée profondément en Allemagne. Mieux vaut ne pas y croire. À un carrefour, « un grand verdâtre […] répète sans arrêt, au passage de notre colonne […] : « Foilà la granté nazion ! » » Étonnante, tout de même, cette résurgence ironique de l’expression qui avait cours à l’époque de la Révolution française et qui faisait de notre pays une sorte de modèle idéal pour les autres peuples. Sur le bord des routes, des soldats allemands torse nu bombardent de leurs appareils photographiques les captifs qui se sentent par-là insultés. Inversement, l’un d’eux a un geste touchant, offrant à Ikor un morceau de pain.
Des yeux gris, des yeux bleus
Un peu après Tournai, le premier soir, les prisonniers ont couché dans un immense hall cimenté, sur une pile de sacs vides. Dire que ce n’est pas confortable est un euphémisme. À Enghien, le 2 juin, dans un couvent, Ikor découvre des habits de nonnes et peut se déshabiller (pour la première fois depuis le 10 mai) et s’en revêtir, pour coucher sur un matelas : un vrai luxe. Ils restent là quatre jours. Puis, ils reprennent la route pour s’arrêter, 30 km plus loin, le 6 juin, à Lot. Sur le chemin, lors d’une halte dans un village, une jeune fille s’approche, « des cheveux châtains et des yeux gris […], impérieusement affectueux, et qui insistaient, insistaient ». Elle lui fait clairement comprendre qu’elle est prête à l’aider : il lui suffirait, pour s’évader, d’entrer dans la maison qu’elle lui indique du regard, la sentinelle a le dos tourné. « Je n’ai eu que fort peu de temps pour me décider sous la pression des beaux yeux gris […], mettons une dizaine de secondes ce qui était amplement suffisant pour m’esquiver ». Alors, pourquoi n’a-t-il pas saisi la perche qui lui était tendue ? Il aura presque cinq ans pour y réfléchir et « s’en mordre les doigts ». Peur d’attirer les représailles sur sa bienfaitrice ? Hébétude produite par la fatigue ? Habitude, bien caractéristique de l’intellectuel, de commencer par peser le pour et le contre ? Hésitation fatale, en tout cas.
Le lendemain 7 juin, ils passent au sud de l’agglomération bruxelloise, 30 km à nouveau, les plus terribles en raison de leur épuisement, et ils arrivent à Wavre. La Croix-Rouge belge a établi là un poste de secours. « J’ai les pieds dans un état lamentable […]. Et voilà que je suis dirigé sur la plus jolie des infirmières ». Ses pieds puent. Il a honte devant cette « fille de famille qui se dévouait, et […] tenait à se dévouer sans répugnance […]. Elle avait des cheveux noirs, un visage doux et fin, des yeux bleus très brillants. Mais il a bien fallu que je cède ma place au suivant. »
Là, un peu de repos à nouveau, avant d’aller embarquer, 18 km plus loin, le 10 juin à 11 heures, à la gare de Gembloux, pour le long voyage qui les mènera à l’Oflag. Les revoici donc à Gembloux, tout près d’Isnes, où ils étaient arrivés dans un esprit offensif le 12 mai et où avait commencé leur grande retraite le 15 ou le 16 mai : la boucle est bouclée.
En wagons à bestiaux, destination Poméranie
Entassés dans des wagons à bestiaux, nourris occasionnellement par la Croix-Rouge, ils arrivent à Hasselt le 11, à Dormund, en Rhénanie du Nord, le 14 (à 280 km du point de départ). Au passage près de Venlo, le 12, dans le Limbourg hollandais tout près de la frontière allemande, un vieux monsieur très digne, posté aux abords de la voie, crie calmement, à chaque wagon qui passe (le train avance très lentement) : « Vive la France ! » Les gardiens s’énervent. Les prisonniers n’osent pas entonner « une Marseillaise [qui] eût risqué de déclencher carrément une fusillade sur notre ami » Mais « grâce à lui, notre cœur était moins glacé quand, quelques mètres plus loin, nous nous enfonçâmes dans l’Allemagne ».
Ils passent cinq jours à Dortmund, du 14 au 18, sur une couche de paille sous les tentes d’un camp de transit. Le temps est pluvieux, le sol boueux. Ils sont fouillés et on leur confisque au petit bonheur toutes sortes d’objets réputés interdits. Du reste, les prisonniers eux-mêmes se chapardent impudemment entre eux leurs pauvres biens personnels. La soupe ? Une lampée de soupe d’orties froide dans une boîte de conserve aux bords coupants.
Et c’est le 18 juin – le 18 juin ! – qu’à 17 heures, on les embarque dans le train qui va les déposer le 20 juin 1940, à Roederitz, en Poméranie, bien au-delà de Berlin, à près de 800 km de Dortmund, près de leur destination définitive, le camp de Westfalenhof, autrement nommé de Gross-Born, l’Oflag II D. L’armistice n’est pas encore signé. Plus tard, ils déménageront vers un autre camp, à Arnswalde, l’Oflag II B, d’où ils seront délogés, en janvier 1945, par l’offensive russe. D’abord 23 mois à Gross-Born, dans un « campement pouilleux » ; puis 32 à Arnswald, dans une sorte de caserne délabrée. Certains ont été rapatriés, au compte-gouttes, au long des mois et des années. Mais Ikor, lui, doit encore faire 450 km vers l’ouest, en grande partie à pied, dans la neige, jusqu’à Bergen (dans la lande de Lunebourg, en Basse-Saxe, près du camp de concentration de Bergen-Belsen), et c’est là qu’il est libéré, le 21 avril 1945, quelques jours avant la capitulation allemande. Il rentre à Paris le 9 mai.
Roger IKOR (1912-1986), Ô soldats de quarante !… éd. Albin Michel, 1986, 264 p (t. 1). 10 mai-29 mai 1940, p. 79-254. La note finale précise qu’il a été terminé en avril 1974 et revu en juillet 1980.
Pour une fois écoute, mon enfant, éd. Albin Michel, 1975, 439 p. (t. 2), 29 mai-29 juin 1940, p. 9-104.-
Le tome 2 (récit de captivité) a été publié longtemps avant le tome 1 (période des combats), bien que les deux aient été écrits simultanément, comme l’auteur s’en explique dans l’avertissement au tome 1, daté de janvier 1986 : « Ô soldats de quarante a été écrit voilà onze ans. L’ouvrage constituait alors la première partie de Pour une fois écoute, mon enfant ; il n’en a été détaché que pour des raisons d’ordre pratique ». Quelles raisons ? Il ne le dit pas. Peut-être le temps n’était-il pas encore venu de parler d’un désastre que l’on préférait oublier, alors que les tribulations des prisonniers de guerre constituaient un sujet plus acceptable. La pitié pour les victimes, plutôt que la honte des vaincus. Mais tout le propos d’Ikor est pourtant d’affirmer haut et fort que ce ne sont pas les troupes vaincues qui ont failli, ni même les responsables politiques, mais essentiellement les hautes autorités militaires.
Le grand mérite de ces deux livres est de ne pas se contenter de raconter, mais d’expliquer et de faire comprendre : un des meilleurs ouvrages sur la captivité comme sur la campagne de 1940.