Professeur agrégé de philosophie, ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm et député du Front Populaire (S.F.I.O.), Roger Lefèvre a la plume d’un écrivain. Il est extrêmement discret sur sa vie personnelle. En fait, il est marié et père de famille, mais n’en dit mot. Il ne s’exprime jamais à la première personne, et il pratique une littérature à la fois épique et lyrique (comme l’indique déjà le titre même de son livre : Raz-de-Marée, Visions de guerre). Ce n’est pas de lui qu’il faut attendre beaucoup de précisions sur les noms de personnes et les dates. Mais on peut faire des recoupements (par exemple avec le témoignage de Pierre Roumat pour la période de la campagne de Belgique et le drame de Dunkerque), qui permettent d’évaluer son haut degré de véracité.
Arrivée mouvementée en Belgique
En mai 1940, il est Capitaine au 122ème Régiment d’Infanterie, cantonné dans la Somme, à Manancourt. Son récit commence véritablement à la descente du train qui les a amenés en Belgique, à la gare de Braine-le-Comte, le 14 mai. « Un avion tout à coup ronfla, sortit d’un nuage, tournoya en épervier, esquissa un piqué sur la gare ». Rien de plus, mais on comprend qu’il n’est pas prudent de s’attarder sur place. On est pressé de monter en ligne. « D’ailleurs, le moral était bon. » Sac au dos, ils prennent la route d’Écaussines (à 7 km). L’atmosphère du village est morne, la population semble la proie de sinistres pressentiments. Cependant les fusils mitrailleurs français abattent un avion allemand au-dessus d’un bois. « « Un beau début, les gars ! » […] Ils s’applaudirent, comme un pêcheur qui prend dès la première heure un poisson […]. Seulement, le lendemain, au petit jour […], un bombardier puissant surgit en trombe, et […] lâcha en fracas de tonnerre sa cargaison ». C’est la voie ferrée qui était visée : un autorail et un train de marchandises, renversés, bouchent le passage, et le bétail égaillé gît dans les prés, le ventre à l’air, aux alentours.
Le 15 mai, ils vont, à 15 km, jusqu’à « Séneffe l’accueillante, Séneffe tranquille au bord de son canal », mais c’est là que l’unité a son premier mort, « fauché au ras du sol [par une bombe], déchiré, jeté sur l’herbe, le ventre ouvert, face à ce ciel pur, qu’il regardait fixement ». La panique s’empare de la population et la jette sur les routes. La mission des fantassins est de creuser des tranchées sur le bord du canal de Charleroi. Dans la nuit, sur la route, ils entendent le fracas continuel des blindés, ils croient d’abord que ce sont les troupes qui montent en ligne, mais bien vite, ils constatent, effarés, qu’il s’agit du repli massif des divisions avancées. Ils n’ont plus le temps ni les moyens de s’installer solidement, et ils ne sont pas en force pour soutenir le choc qui se prépare : « deux kilomètres pour une compagnie ; vingt kilomètres pour la division ». Comble de dérision, une patrouille passée de l’autre côté du canal s’aperçoit qu’il existe effectivement là une ligne de défense bien aménagée, mais… tournée contre la France, les Belges entendant par-là accréditer la thèse officielle de leur neutralité !
Déclenchement de l’attaque des Panzers et repli à marche forcée
« Après une nuit d’attente anxieuse », au point du jour, l’attaque allemande se déclenche (il semble que ce soit le 17 mai). « Ils avaient cessé d’espérer. Ils allaient cesser de comprendre ». Quelques restes d’unités blindées, avec leurs chars légers et leurs automitrailleuses, se multiplient sur tous les points menacés, « comme les six figurants qui font la foule au théâtre de province ». Les petits canons antichars de 25 retardent autant qu’ils le peuvent l’avancée des chars allemands. Mais un pont n’a pas sauté, et ceux-ci s’infiltrent dans les rangs français, les prennent à revers. Les unités placées à leur gauche ont cédé. Sous la menace de l’encerclement, le bataillon se replie (sauf une compagnie définitivement perdue), se regroupe. « Enfin, tard dans la nuit, l’ordre parvient. Un ordre incroyable […] : il faut reprendre les positions sur le canal ». Consigne bien vite démentie par l’ordre de décrochage général. « Isolés, poursuivis, privés de leurs chefs [ils] s’en vont silencieux, comme des spectres, sous le tonnerre incessant du canon ». Le bataillon a perdu son commandant, tombé dans une embuscade. Le narrateur ne le dit pas, mais Roumat le précise, c’est lui, Lefèvre, simple capitaine, qui dès lors commande ce bataillon.
Le 18, le 19, ils repassent à Écaussines, et à marche forcée, traversent Mons, rentrent en France, qui leur apparaît comme un asile sûr « qu’ils n’auraient jamais dû quitter » ; mais, « lorsqu’ils furent arrivés enfin, vers Valenciennes (probablement le 20 mai), dans cette France inviolable et chérie, les Allemands les y attendaient !… ». Dans la cohue de la déroute, « du sein de cet effondrement, un espoir prodigieux renaît ; une solidarité se noue, dans la détresse ; un même élan ranime tous les courages », fondé sur la conviction que le sacrifice des uns permettra aux autres d’atteindre la mer, d’échapper à l’encerclement, et de passer en Grande-Bretagne. « Pendant dix jours, pendant dix nuits, les gars vécurent au milieu de cette hallucinante épopée. » Impossible à raconter dans l’ordre et le détail. Mais « la moisson des souvenirs germait, lentement, au milieu de la débâcle ». Oui, à la réflexion, du 20 au 29 mai, de Denain à Bray-Dunes, il y a bien dix jours. Et tant d’incidents confus dans leur marche zigzagante ! Tant de kilomètres (au minimum 130 km, sans doute davantage) ! Ils passent par Armentières, mais « à Bailleul, ils arrivèrent trop tard ; déjà l’ennemi coupait le passage ». Ils repassent du côté belge. La Panne, Bray-Dunes, la mer ! Le salut !
Cinq jours et cinq nuits d’attente anxieuse autour de Dunkerque
« Ils n’embarquèrent pas ce soir-là. Postés en cercle dans les fossés, ils montèrent toute la nuit la garde autour du village. L’ennemi attaquait sur Furnes, où le canon tonnait […] C’était une nuit inquiétante et vide. »
La journée suivante (30 mai), ils la passent dans les champs, où gît « un cimetière de matériel à l’abandon : camions brûlés, canons sautés ; caissons éventrés ». « Des rumeurs amères circulaient : il n’y avait pas assez de bateaux ; on ne pourrait pas sauver tout le monde. »
Et puis, à la nuit, des camions les emmènent au-delà de Dunkerque, et au matin du 31 mai, ils sont à Petite Synthe. « Le capitaine […] était parti en reconnaissance. Il avait une drôle d’allure. On lui avait volé sa capote […]. Il avait ramassé celle d’un anglais […]. Il avait chaud dans sa belle capote, et il inspectait un hameau […]. Soudain, une équipe de cuisiniers, sales, débraillés […], bondit sur lui, l’arrêta. » Il ne faut pas moins que l’heureuse survenue d’un général pour régler cet incident, et tirer Lefèvre, car c’est bien de lui qu’il s’agit, des griffes de ces cuisiniers trop zélés ! « Avec ces histoires de parachutistes, on voyait des espions partout. » Le soir, ils repartent, à pied. On les installe dans une école de Capelle, où ils passent la journée du 31 mai. Des débrouillards vont se procurer, sur le port de Dunkerque tout proche, des vivres abandonnés en abondance : biscuits, boîtes de singe, raisins secs, cognac ! Mais les avions allemands bombardent en piqué, et dix des soldats français du bataillon perdent la vie ce jour-là.
Ils repartent le soir en file indienne. « Le spectacle était fantastique […] C’était l’enfer : Dunkerque en feu sur le ciel noir ! […] Tous les réservoirs à mazout brûlaient. » Vers minuit, ils s’arrêtent dans un terrain marécageux. « Ils attendirent toute la nuit, immobiles, chauffés par cette fournaise monstrueuse. » Toute la journée du 1er juin, « ils demeurèrent étalés dans cette lande infernale […]. Ils ne parlaient pas, ne mangeaient pas, ne dormaient pas […]. Alors, l’artillerie les harcela. Les rafales d’obus, serrées, rapides, jaillirent de l’ouest, du côté de Gravelines. » « Brusquement, les rafales redoublèrent. Mais cette fois, cela venait de l’est, de Bray-Dunes […]. Ils étaient écrasés entre deux feux. » Les bombardiers ennemis tournoient et piquent. Deux chasseurs anglais s’y attaquent courageusement, mais sont bientôt abattus.
« Depuis cinq jours et cinq nuits, ils erraient à la dérive aux portes de l’oasis. Enfin […], le trois juin, au petit jour, sous un soleil blafard, ils pénétrèrent dans les rues de Dunkerque. » La ville, « dans la brume du matin, était comme une cité lunaire. Des toits effondrés sous les bombes ; des murs démantelés ; des boutiques éventrées ». Les rues sont désertes. Les habitants sont toujours là, pourtant. « La vie, sous le pilonnement des bombardiers, peu à peu s’était enfoncée dans la terre […]. Des milliers de civils, hommes, femmes, vieillards, enfants, entassés pêle-mêle dans leurs abris […]. C’était leur exode. Ils n’avaient pas pu fuir. » Des troupes sacrifiées tenaient un espace restreint, de Gravelines à Bergues et à Furnes, qu’on appelait « le camp retranché ». Et on embarquait partout, sur les grèves, dans le port. « Des hommes se noyaient en voulant rejoindre à la nage des bateaux qui n’approchaient pas. » Des navires, français et anglais, civils et militaires, de toutes tailles, partaient néanmoins, surchargés, sous le feu des avions. « Ils naviguaient dans un couloir de mines […]. La mer, de temps en temps, absorbait un bateau coulé. »
L’embarquement inespéré pour l’Angleterre (Douvres-Plymouth)
Le bataillon de Lefèvre, laissé en protection sur le canal, a cessé d’espérer embarquer. Mais au mitan de la nuit du 2 au 3 juin, l’ordre tant attendu leur parvient : le long des murs, des files d’hommes marchent vers Malo-les-Bains, foulant « des cadavres ; des gars qui gisaient là, déchirés, sanglants ». « Toute leur vie, ils porteraient en eux, désormais, cette vision intense ». Mais à Malo, pas de bateau. Ils reviennent vers Dunkerque. « Alors, le miracle s’est produit : un bateau de pêche, un petit chalutier que personne n’avait vu venir, sortit soudain de la nuit, glissa jusqu’à la jetée, accosta sans bruit ». Ils montent à bord, à fond de cale, dans l’odeur des poissons, et, au milieu des carcasses de navires échouées, appareillent pour Douvres.
Une fois la Manche franchie, le matin du 3 juin, un train les emmène. Dans les gares, « la foule grouillait […]. On ne regardait que les femmes […], des jeunes filles fraîches, des jeunes filles roses ; des jeunes filles souples dans leurs robes claires […]. Dire qu’il y a des jeunes filles comme ça, et que les gars vont crever à la guerre ! […] Elles leur donnaient des cigarettes. C’étaient des fées. On vivait un conte […]. Et c’était partout le même accueil. » On les conduit dans un camp, près de Plymouth. Ils peuvent se laver, se raser. « Dans les réfectoires, on servait du thé, du jambon, des légumes, des confitures, des fruits. » Ils dormaient sous une tente, lorsque brusquement, ils furent réveillés. Il était deux heures du matin ». Un cri, un hurlement plutôt : « Voilà les Allemands ! ». C’est un de leurs camarades qui fait un cauchemar ! « Ce fut un rire gigantesque ! ». Le matin, on les emmène en autobus sur le port, et ils embarquent sur des paquebots des Messageries maritimes. Mais ce n’est que le soir que la petite flottille lève l’ancre et entame sa traversée nocturne.
De Brest au château accueillant de Vendeuvre
Au matin, leur convoi arrive à Brest. Mais là, ce n’est pas comme en Angleterre, ils retrouvent la débâcle. « Ça leur faisait de la peine, aux gars, en mettant le pied sur le sol de France, de retrouver la pagaïe. » Il y a bien de la musique, des boissons fraîches. Mais le cœur n’y est pas : « on aurait dit une kermesse qui cachait une inquiétude ». C’est dans des wagons à bestiaux, après une longue attente, qu’on les fait monter. Ils roulent ainsi jusqu’à Lisieux (450 km en train depuis Brest). D’un coup, ils apprennent toutes les mauvaises nouvelles, le front de la Somme qui cède, les civils qui fuient sur les routes. Mais ils bivouaquent dans un charmant petit bois, et, dans la campagne normande, le ravitaillement n’est pas un problème.
Cette vie tranquille ne dure pas. On reforme hâtivement des unités avec les débris de l’Armée du Nord. Ils font des barrages sur les routes. Mais « leur moral était mauvais ». Que faire, avec leur armement dérisoire, et des munitions insuffisantes ? « Ils occupaient des positions toute la journée […]. Puis, le soir, recevaient l’ordre de décrocher ; alors, ils partaient en silence, marchaient, marchaient toute la nuit […], arrivaient épuisés à l’aurore, dans un village inconnu, et recommençaient. » Parfois, ils peuvent souffler un peu. À Vendeuvre (Calvados, une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Lisieux), « on les conduisit dans un grand château (du XVIIIe siècle), superbe au milieu de ses grands arbres. Le châtelain les accueillit. Il était en pyjama à rayures, avec un large chapeau de paille. C’était un homme adorable. Il aimait les soldats. Il plaignit les gars, les installa ». Le château de ce hobereau décavé a été converti en colonie de vacances. Chaque soldat y jouit d’un bon lit. « Le châtelain s’occupait d’eux, il aurait fait un bon général. Il voulait les voir heureux ». Chaque jour, ils vont faire des barrages aux environs. « Mais dans leur château, ils étaient des princes. » Ils n’oublieront pas de sitôt l’hospitalité et le calva du bon châtelain. « Ils quittèrent Vendeuvre, brusquement, une nuit. La radio venait d’annoncer que la situation était désespérée. » C’était le jour où Paul Reynaud avait lancé son appel pathétique au Président Roosevelt (13 juin).
« Arrivés une nuit dans un hameau [ils] reçurent au matin, une visite inattendue […]. Une longue voiture noire […]. Un général ». Les hommes sont en train de faire leur toilette en chantonnant. Et le général fait un esclandre parce qu’ils ne se mettent pas au garde-à-vous.
De fragiles barrages
« Ils firent des barrages sur l’Orne, de Feuguerolles au pont du Coudray (c’est-à-dire, à 30 km à l’ouest de Vendeuvre, sur 6 km environ, à une dizaine de kilomètres au sud de Caen) ; des barrages comme d’habitude, épais, solides, avec des chariots renversés, des poutres, des troncs de platane. De temps en temps, une troupe qui refluait demandait le passage, et il fallait tout défaire. » À la rubrique des faits pittoresques, un jour, ils reçoivent très officiellement, une centaine de livrets détaillant les sonneries militaires en usage. Une autre fois, un aumônier leur apporte un lot de chargeurs vides. « S’il m’apporte aussi des cartouches, avait dit le capitaine, je lui donnerai ma bénédiction. ». Une autre fois encore, un détachement doit aller à pied, « dans une gare, à trente kilomètres de là, pour prendre livraison de deux cent cinquante chevaux […]. Ils arrivèrent dans le village comme un immense cirque ambulant ». De belles montures de race ! Tous s’empressent autour des chevaux, c’est à qui les soignera, les bichonnera. Il y en a parmi eux qui s’y connaissent, en chevaux… Mais le soir, alerte : les Allemands approchent. La mort dans l’âme, ils relâchent les chevaux dans la nature avant de reprendre la route. Et pour la première fois depuis Dunkerque, en camions ! Malheureusement, il n’y en a pas pour tout le monde. Et ces camions se traînent à 6 km/heure.
Dans la nuit, ils passent à Aunay-sur-Odon, sont forcés de s’arrêter à Danvou-la-Ferrière, « rempli de troupes, d’autos, de chenillettes arrêtées comme eux […]. Une fièvre régnait ; des officiers allaient et venaient, nerveusement. Dans un café, un colonel tenait une conférence, autour de grandes cartes dépliées. Alors, les gars devinèrent tout. Les Allemands étaient déjà dans la région […] Ils les encerclaient ; les submergeaient ; leur coupaient partout la retraite. »
La défense de Vassy
Arrivés à Vassy (on est toujours dans le Calvados, ils ont dû faire une centaine de kilomètres depuis Lisieux), « les gars étaient épuisés, tombaient de fatigue. On leur donna l’ordre de défendre la ville ». Ils entassent aux issues carrioles, meubles, tronc d’arbres ; réunissent tout ce qui leur reste de matériel : quelques mitrailleuses ou fusils mitrailleurs, et même quatre canons de 75, et quelques-uns de 25 (anti-char).
Alors, surgit un personnage étonnant, « un colonel de tirailleurs. C’était un Barbu à poil dur, à l’œil ardent. Il avait perdu tout son régiment […]. Il arriva comme une tempête ; poussa des hurlements ; secoua tous les gars ». Sous son impulsion, tous se mettent en ordre de bataille. Beaucoup d’habitants ont fui, mais ceux qui restent protestent. « Ça ferait du massacre inutile. On détruirait leur village, on détruirait leurs maisons. ; et ils ne voulaient pas que la guerre détruise leurs maisons. » Du reste, Pétain vient de prendre le pouvoir, comme l’annonce la radio (16 juin).
La consigne du Barbu (écrite sur un petit bout de papier) est : « ne pas chatouiller le Fritz » ! Il est convenu qu’on ne se défendrait que si on était attaqué, mais sans utiliser les canons. « Des autos mitrailleuses allemandes, tout à coup, débouchèrent devant un barrage. Elles s’arrêtèrent. Elles ne tiraient pas ; elles agitaient des drapeaux blancs. » Un parlementaire s’avance et annonce que son chef désire s’entretenir avec l’officier le plus haut en grade. « Brusquement, tout se décida. Ce fut comme un cyclone. L’ennemi, qui entourait le village et qui avait tâté sans insister toutes les barricades solides, déboucha en force devant la barrière la plus faible […]. Il fonça sur elle, la disloqua ». Les Allemands investissent les rues et la place centrale. Les défenseurs de Vassy sont rassemblés en colonnes par trois et désarmés, puis conduits à Condé-sur-Noireau, sur la route de Falaise.
L’évasion
Pendant ce temps-là… trois officiers ou sous-officiers – le Barbu, le Fantassin (Lefèvre lui-même) et l’Artilleur – ont pénétré dans la mairie, se sont réfugiés dans la salle de l’Harmonie municipale. Les Allemands fouillent la mairie. « Vite, un des gars donna un tour de clef à la porte. Ils se collèrent au mur, retenant leur souffle ». Un bruit de bottes, une main qui secoue en vain la porte. Les pas s’éloignent. Par la fenêtre, ils voient les premiers Allemands quitter la place, d’autres surgir. Et puis, ils entendent des voix, des voix françaises, celles de soldats qui cherchent un coin pour dormir. Ceux-ci leur confirment que la ville est tranquille, que les envahisseurs ont disparu. Il fait nuit. Alors, ils sortent. Un civil leur donne de quoi casser la croûte. « Puis tous trois, l’Artilleur, le Fantassin, le Barbu, s’enfoncèrent à pied dans la nuit ». Ils ont ramassé des capotes françaises abandonnées, cachant leurs galons. Ils marchent quatre heures, par les petits chemins, en direction du sud. Sur un tas de bottes de foin, ils dorment jusqu’au jour.
Dans une bourgade, ils s’achètent des bleus de travail. Dans une ferme, ils brûlent leurs galons. Des galons de colonel et une barrette de Commandeur de la Légion d’Honneur par-dessus le marché ! Cela impressionne les braves gens : on prévient le curé, on s’efforce de les recevoir comme des hôtes de marque : on les régale d’un « poulet à la crème ». À la radio, la voix chevrotante de Pétain annonce qu’il demande l’armistice (17 juin). « Le Barbu […] avait des larmes plein les yeux […]. Alors la fermière, tout simplement, sans un mot, comprenant cette douleur silencieuse, s’approcha de lui et l’embrassa. »
Ils se séparent. Le Barbu décide de rester à la ferme et de participer aux travaux des champs. L’artilleur est épuisé, il reste aussi, pour se reposer tout son content. Lefèvre a trouvé un vieux vélo. Il reprend la route. Un camion civil les prend en stop, son vélo et lui. À Saint-Hilaire du Harcouët (Manche, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Vassy), ils sont pris en charge, son vélo et lui, cette fois, dans une voiture civile, celle d’un affecté spécial (un civil qui, mobilisé, a été maintenu dans son emploi). Dans la nuit, à une quinzaine de kilomètres de Rennes « en pleine forêt, des ombres surgirent devant la voiture, barrèrent la route ; ils virent des casques, des revolvers tendus dans l’ombre. C’était un barrage allemand. Ils étaient pris » Ils sont gardés par une sentinelle, baïonnette au canon. Au matin, un officier les interroge. Il parle parfaitement le français. « C’était la surprise des gars, tous ces Allemands qui parlaient le français. » Ils racontent une histoire plausible qu’ils inventent. On les laisse repartir. Dans le village où habite l’affecté spécial, Lefèvre achève de se mettre en civil et se fait faire des papiers d’identité par le maire, repart sur son vélo. À Nozay (Loire atlantique, à 160 km de St Hilaire-du-Harcouët), il rencontre un sous-officier d’artillerie qui, lui aussi, essaie d’échapper à la capture. Celui-ci a récupéré une moto de l’armée britannique et l’emmène à Nantes, où il lui procure une autre moto. Quand cette moto tombe en panne en pleine campagne, Lefèvre l’échange contre un vélo. Il se rend à La Baule. Mais « Il revint à Nantes ; il n’y avait rien à faire vers la Bretagne. Il s’enfonça en Vendée ; passa à la Roche-sur-Yon ; gagna la mer ; s’arrêta aux Sables-d’Olonne ». Depuis Nantes, il aura pédalé sur plus de 100 km. Les Allemands sont partout, ils se baignent sur la plage, font bonne chère, dans un café l’un d’eux joue du piano.
On est alors le 22 juin. « Il attendit l’armistice [qui] ne vint que trois jours plus tard ». On peut supposer qu’il retourna alors chez lui, à Rochefort, dans ce département de Charente Inférieure, dont il était l’élu et dont, comme député, il avait proposé de changer le nom en celui de Charente Maritime.
Roger LEFEVRE (1907-1981), Raz-de-marée, éd. Baudinière, 1942, 252 p. – « Ecrit au lendemain de l’armistice, ce livre n’est pas un roman. Lieux, dates, personnages, anecdotes, tout est strictement authentique » (Note de l’éditeur, p. 11). Roger Lefèvre avait été élu député de Charente Inférieure à 29 ans, en 1936, en tant que socialiste SFIO, il était, dit-on, le plus jeune député de la Chambre.
Raz-de-marée n’évoque pas la suite de l’histoire. Le 10 juillet 1940, le député Roger Lefèvre vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, comme la majorité de ses collègues (569 sur 669 votants), y compris un grand nombre de députés socialistes. En 1943, réfractaire au STO, il entre au maquis de Vauvenargues, près d’Aix-en-Provence. Ses compétences militaires font de lui le chef de ce maquis, qui prendra une part active aux combats de la Libération, au cours desquels Lefèvre est blessé.
Son avenir politique étant compromis en raison de son vote de juillet 1940, il fait une carrière universitaire comme spécialiste de la philosophie de René Descartes.