Au 120e Régiment d’Infanterie, auquel il a été affecté à la mi-mars, le sous-lieutenant Lesort commande une section de mitrailleurs, dans le secteur de Mouzon (Ardennes). Il est consterné par « l’ambiance […] fort relâchée » et la mauvaise installation des troupes : « mes casemates enterrées sont de petits lacs souterrains, on s’y enfonce au-delà de la cheville dans une bouillasse infecte ». Et rien à faire pour essayer d’améliorer la situation. « Les gradés sont au-dessous de tout. Et tout le monde ici s’accommode fort bien de cette vaste pagaille […]. Le capitaine est un brave type, mais qui ne commande absolument rien ». Enfin, en ce qui concerne la section de mitrailleurs elle-même, « le seul sergent est un incapable, les deux caporaux sont sans autorité, il y a en plus deux crapules ». En avril, le Régiment est déplacé à Brécy-Brières (Ardennes), ce qui, soit dit en passant, ruine les efforts du sous-lieutenant Lesort pour aménager le cantonnement et le dispositif de combat.
Et c’est là que, le vendredi 10 mai, Lesort est « réveillé, [dans la] nuit, par le feu de la DCA ». Il apprend, au matin, l’invasion de la Belgique, grâce au poste de TSF d’un civil. « Toute la journée du vendredi 10 s’est passée à attendre, sacs faits et voitures chargées […]. À 9 h du soir, nous recevions l’ordre de départ ». Le lendemain, à 5 h du matin, « après une longue marche de nuit », il est à Brieulles-sur-Bar (à 28 km plus au nord). Là, il assiste au « pénible spectacle des convois civils […] qui quittent le pays avec les matelas, les gosses et les brouettes ». Le soir du samedi 11, ils reprennent la route : « marche très pénible, les hommes fatigués, la colonne arrêtée à tout instant par l’encombrement des réfugiés ».
L’extrême avant-poste de la bataille de la Meuse
Le dimanche 12, ils arrivent à une vingtaine de kilomètres plus au nord, dans les bois de Raucourt, puis de Cogneux. « Je tombe de sommeil et j’ai grand soif. J’ai l’esprit vidé par les kilomètres ». Ils en repartent à 21 h pour monter en ligne. Dans la nuit noire, Lesort glisse et manque de se faire écraser par une chenillette. Vers minuit, il atteint la position qui lui est assignée, à la lisière nord du bois de Rémilly. C’est une sorte de promontoire triangulaire dont la pointe est dirigée vers le nord, entre, du côté droit (à l’est), la vallée de la Meuse, et de l’autre (à l’ouest), la vallée de l’Ennemane. Ils sont juste en face de lieux historiques – mais cette pensée n’effleure aucun d’entre eux : sur l’autre rive de la Meuse, Bazeilles, lieu d’un combat héroïquement perdu de la guerre de 1870, et pas bien loin, en descendant le cours de la rivière, Sedan, sinistre présage de défaite.
« L’ensemble du point d’appui avait été aménagé face au nord-est, afin de défendre les pentes de la rive gauche de la Meuse, qui coulait au bas de notre colline ». Des emplacements de tir ont été préparés par la troupe qu’il relève. Les quatre mitrailleuses de sa section sont déchargées des voiturettes et portées à dos d’homme, l’une dans « un petit bloc de béton à 600 m au moins, en plein sur un billard », c’est-à-dire un terrain plat et nu, et les trois autres « dans des trous qui se voient comme le nez au milieu de la figure ». C’est d’autant moins rassurant « qu’on prévoit que les Allemands arriveront au contact dans la journée ».
Le lundi 13, en milieu de matinée, le sous-lieutenant est au PC du bataillon, en train de prendre les ordres, lorsqu’un avion pique, lâche une bombe. « Nous nous plaquons au sol […], puis je relève la tête : à 30 mètres, un énorme entonnoir ». Pas de blessé. L’après-midi, les attaques aériennes se multiplient. « Toute la terre tremble ». Sous le bombardement, tout le monde se couche à plat ventre. L’esprit de Lesort se fixe sur « un brin d’herbe qui était devant mon nez et que je verrai longtemps ». La nuit suivante, on ne dort guère, les rafales claquent. Le ravitaillement n’a pas pu passer. Angecourt, dans la vallée de l’Ennemane, est déjà aux mains des Allemands.
« La journée du mardi 14 a été très pénible. Nous n’avions pas mangé depuis le dimanche soir et pas dormi ». De plus, toute la journée, « nous avons été bombardés presque toutes les heures par des escadres de 40 avions qui agissaient en toute liberté », du moins jusqu’à ce que deux chasseurs français en abattent deux en flammes. Les canons allemands de 105 tirent « une salve de 4 coups toutes les deux minutes ». Sans efficacité notable. Mais le plus grave – ce que Lesort apprend tardivement –, c’est que « c’est par le nord-ouest et l’ouest que s’était effectuée […] la percée allemande ». Les chars lourds ennemis les ont déjà débordés sur leur gauche. Les voici donc, sans le moindre canon anti-char, « seuls avec nos FM et nos mitrailleuses, à peu près complètement encerclés ». La section reçoit l’ordre de mettre en position la moitié de ses moyens de feu sur le flanc gauche, les autres pièces restant en place sur le flanc droit.
Le repli harassant
Le mercredi 15, « à 3 h du matin, nous avons reçu l’ordre de nous replier ». Lesort protège ce décrochage avec la moitié de ses effectifs, avant de partir à son tour. Mais a-t-il pensé à faire prévenir les hommes du petit bloc, à l’extrémité de sa position ? Cela le taraudera, il n’arrivera jamais à en être tout à fait sûr. Le groupe marche à la boussole dans les bois, les hommes portant les lourdes mitrailleuses sur leur dos (25 kilos l’arme, 25 kilos l’affût, sans parler des caisses de munitions). « Cette nuit est restée pour moi pleine d’images discontinues, dispersées, parfois contradictoires ». Au petit jour, il va explorer les environs, du côté où circulent les blindés ennemis. Et là, il découvre « avec stupéfaction […], dans une trouée déserte un canon français, probablement [un] 47 antichars ». Ce genre d’arme qui a fait si souvent défaut aux Français pendant toute cette période, abandonnée ici, faute sans doute d’un moyen de traction pour l’emmener !
Au terme d’une marche éprouvante, « nous avons débouché vers 2 h de l’après-midi sur un village ». Il s’agit de Yoncq, une dizaine de kilomètres au sud de leur point de départ. Au moment où ils l’atteignent, alors qu’ils traversent un verger, une pluie d’obus s’abat autour d’eux. Mais ce sont les canons de 75 français qui leur tirent dessus ! « Je n’ai senti aucune peur physique à cet instant, mais une impression d’absurdité. » Profitant d’une accalmie, ils courent vers le village. « J’avais tellement soif que, trouvant un lavoir, je me suis arrêté y boire au moins un litre d’eau ». Et les voici pris sous des tirs d’armes automatiques provenant, cette fois, des chars allemands positionnés sur une crête à droite. Enfin, ils font leur jonction avec les avant-postes français et reçoivent quelques vivres avant de repartir, en traversant des villages en ruines, à la recherche de leur unité. Sans avoir pu la rejoindre, ils trouvent vers 22 h une grange, près de La Neuville-sur-Meuse, où ils prennent quelques heures de repos. « Dans cette journée du 15, nous avions fait 40 kilomètres ».
Lesort devait dans la suite s’interroger sur ces deux journées du 14 et du 15 : a-t-il bien fait tout ce qu’il pouvait faire ? A-t-il correctement exécuté les ordres reçus, ou pris les bonnes décisions, lorsqu’il ne recevait pas d’ordre ? Il est surtout soucieux de rétablir une vérité malmenée par quelques historiens. Non, il n’est pas vrai que les troupes françaises de ce secteur-clé – où s’est jouée la réussite de la percée allemande des Ardennes et donc le sort de toute la guerre – se soient « volatilisées ». Pour sa part, il a fait retraite sur ordre, dans les règles, et en emportant ses armes.
Le jeudi 16 mai, réveil à 3 h 30, et départ, en suivant les bas-côtés de la route. À un carrefour, sur la route qui vient du nord, « se traîne un cortège de petits groupes et d’isolés. Impression immédiate de pagaille, de désespoir minable […], démarches de vagabonds hébétés ». C’est la première fois qu’ils rencontrent des troupes débandées, et Lesort ne s’attarde pas, craignant la contagion de la démoralisation sur ses hommes. Il a perdu une partie des siens en route, mais s’est adjoint des éléments d’une autre unité. Tous sont épuisés, mais ils font confiance à ce chef qui garde son sang-froid. « Certains avaient abandonné leur sac ou des affaires personnelles, mais aucun n’avait lâché son arme. C’est le transport des mitrailleuses et des affûts qui devenait impossible ». Le sous-lieutenant décide donc de rendre inutilisable et d’abandonner une de ses mitrailleuses pour alléger leur charge.
Enfin, un camion militaire du Train les rattrape sur la route déserte qu’ils suivent (vers l’ouest), et celui-ci accepte de les prendre en charge et de les conduire jusqu’à l’endroit où se trouve son unité. Ils traversent Buzancy en flammes. Un peu plus loin ils sont accueillis, au bivouac du Train, par le supérieur du camionneur obligeant. Ce capitaine leur fait partager le repas de ses hommes, « qui nous parut d’un luxe incroyable : des côtelettes de porc grillées et des quantités de pâtes cuites à l’instant dans les cuves d’une roulante ». Puis il les fait conduire en camion jusqu’au bois de Boult (Ardennes), qui leur a été indiqué comme leur point de ralliement. Vers 13 h, ils y sont rejoints par des éléments d’un autre bataillon de leur régiment, et reçoivent la mission de défendre la lisière. Ils sont bombardés par les stukas et ont plusieurs morts. « Mes hommes […] n’avaient pas été atteints. Mais, sur les bords de la route, c’était affreux. Des hommes déchirés, des hommes écrasés. Je voyais pour la première fois la chair humaine grande ouverte, comme celle des animaux de boucherie ». À 21 h, enfin, « le bataillon arrive, s’installe en défensive autour du patelin ». La compagnie de Lesort se reconstitue, et chacun des hommes qu’il a provisoirement pris sous sa responsabilité retrouve son unité. « Et puis, la nuit tombée, ce fut soudain le bruit merveilleux. Des chars français ! ». Le moral, évidemment, en est ragaillardi.
Au repos
Le vendredi 17, bivouac sur place, sous la pluie, et repos. « Mes hommes (ce qui m’en reste), épatants d’endurance, de débrouillardise et de bonne humeur malgré tout. Je donnerais gros pour changer de chemise. Mais il ne faut pas compter que je revoie ma cantine ». Ils repartent en car le samedi soir pour La Rozelière (Meuse), près de Verdun, à 80 km. Là encore, puis quelques jours plus tard un peu plus loin, à Châtillon-sous-les-Côtes, le bataillon bivouaque dans un bois jusqu’au soir du vendredi 24, où il part pour Ronvaux (Meuse), ce n’est pas loin, mais la marche de nuit est pénible. « Chose étrange […] que de coucher dans un lit [et de déjeuner] sur une table ». Ce dimanche 26, messe. Pour Lesort, c’est une chose importante et un réconfort. Les déplacements nocturnes se succèdent. Le lundi 27, dans le bois de Récourt (Meuse), « trouvé petite rivière où, avec deux aspirants, lavés abondamment, à poil, en pleine nature ». Le mardi 28, il est à Woimbey (Meuse), une trentaine de kilomètres plus au sud, où cantonnent, jusqu’au mercredi 5 juin, les restes du 120e R.I. et du 246e R.I., le temps de former une nouvelle unité, le 83e R.I. Hommes et gradés récupèrent, après les fatigues des semaines précédentes, mais sont accablés par une grosse chaleur.
Le soir du mercredi 5 juin, Lesort et ses hommes partent à pied pour Érize-la-Petite (Meuse), 20 km plus à l’ouest. Il est logé « dans une petite ferme tenue par de braves Belges (…), pleins de gentillesse (…). Bu, à l’arrivée, un grand bol de lait trait sous mes yeux ». Ils y restent peu. Ils repartent en car la nuit suivante et ils débarquent à l’aube du 7 dans la forêt de Monthiers, près de Nettancourt (Meuse). C’est à nouveau le régime du bivouac dans les bois. Du dimanche 9 au mardi 11, même vie, à très peu de distance de là, près de la ferme Maugarnier : « attente, au son lointain du canon ». On s’attend à une offensive allemande sur l’Argonne. À nouveau, le mardi 11, comme le dimanche précédent, « j’ai eu la joie, au milieu de si terribles heures pour nous tous, de pouvoir ce matin servir la messe ».
Transport vers Montmirail
Le mercredi 12 juin à 8 h du matin, « une colonne hétéroclite d’autobus campagnards et de camions de livraison » prend en charge la troupe. Ils roulent « tout le jour sous un ciel clair, qui pouvait nous faire présager le pire », d’autant que le route est bordée de véhicules détruits et que l’allure est désespérément lente. « Par chance, l’aviation allemande devait être ce jour-là trop occupée ailleurs ». Après un large détour au sud par Méry-sur-Seine (Aube) puis une remontée vers le nord, par Sézanne (Marne), encombrée par l’afflux des troupes débandées et des civils, le convoi entre ensuite dans un pays étrangement désert et s’arrête finalement en pleine campagne, débarquant sur le bord de la route les hommes et « la vingtaine de mulets qu’on nous avait attribués récemment ».
On se trouve près d’un petit village dont on ne sait pas le nom (même les ordres du commandement le désignent ensuite par périphrase : « le village où nous étions hier »), et où le chef de bataillon installe son PC. Paul-André Lesort, en revenant sur les lieux des années plus tard, arrivera à la conclusion qu’il s’agit de Maclaunay (commune aujourd’hui fusionnée avec Montmirail, Marne). « Au village, longue attente. La nuit était tombée. Je ne sais pas si nous avons mangé […]. Les hommes par terre, assis ou allongés, parlaient peu, à mi-voix […]. Chacun sentait bien ce vide qui nous entourait. Les grondements d’artillerie arrivaient du nord par grandes bouffées ». La section de mitrailleuses de Lesort est mise à la disposition d’une compagnie de voltigeurs dont le capitaine lui indique « la mission qu’il a reçue : aller constituer un « point d’appui » dans un certain bois dont, à la lueur d’une lampe de poche, il me montre sur un bout de papier la position […]. Le croquis […] me paraît bien vague ». La troupe se met en marche. En tête, le capitaine, dépourvu de carte mais muni d’une boussole, et ses voltigeurs ; en queue, la section de mitrailleuses et ses voiturettes tirées par des mulets. « Aux carrefours [le capitaine] fait stopper la troupe et consulte ses chefs de section : À droite ? À gauche ? Tout droit ? Et les têtes plongent vers le petit rond de lumière qui tourne sur le papier ».
Enfin, d’après le temps écoulé et la direction prise, le jeudi 13 juin, à 3 h du matin, le capitaine décide qu’on a atteint l’objectif désigné, un petit bois touffu sur la gauche. En fait, ils ne savent pas où ils sont. En avant, le terrain est en pente descendante, mais noyé de brouillard. Ce n’est que bien plus tard, plus de 45 ans plus tard, lors de son second retour sur le terrain, que Lesort identifiera les lieux : le bois se trouve à l’ouest du hameau du Chêne, commune de Mécringes (Marne). Pour l’instant, ils ne distinguent pas le Petit Morin qui coule au bas de la pente. Par temps clair, ils verraient, de l’autre côté de la vallée, sur une hauteur, à droite, à un peu plus d’un kilomètre à vol d’oiseau, l’agglomération de Montmirail. Savent-ils qu’ils ont devant eux le champ de bataille de l’une des dernières (et vaines) victoires de Napoléon pendant la campagne de France, en février 1814 ?
Bataille du Petit-Morin et capture
« J’ai installé mes quatre pièces sur la lisière nord […]. Mes gars, pleins de bonne volonté, creusent aussi vite que possible les épaulements des pièces […]. L’imprévu, l’insoluble, c’est notre troupeau de mulets : dans les fourrés derrière nous, ils poussent des braiments stridents ». Soudain, des tirs éclatent sur la gauche. Des voltigeurs refluent, ramenant un des leurs « qui râlait, les yeux écarquillés. Il avait un trou dans la tête ». Le médecin « ne pouvait évacuer le blessé, sans moyen de transport et sans point de destination, et c’eût été inutile, car l’homme […] était perdu ». Lesort va faire, du côté où s’est produit l’incident, une patrouille, avec le caporal Billoré, qui a toute sa confiance, mais ils ne voient rien. Aurait-il fallu pousser plus loin cette reconnaissance ? On entend des voix dans le brouillard. Est-ce que ce sont des voix françaises ? Dans le doute, Lesort ne commande pas le tir. Est-ce qu’on a entendu un ronflement de moteur ? Le narrateur n’en est plus très sûr. Y a-t-il des troupes amies à gauche et à droite ? « Nous pensions tout de même […] que nous ne pouvions pas avoir été envoyés tout seuls dans la nature ».
La menace plane. « Pendant toutes ces heures des 12 et 13 juin, j’ai eu la certitude […] que je serais tué ». Paul-André fait tout son possible pour soutenir le moral de sa troupe, il lui fait une courte allocution très sobre, puis il prend l’initiative discutable de convier ses hommes qui le souhaitent à venir à l’écart réciter avec lui le « Notre Père ». Dans le contexte de cette époque, cela n’a rien de scandaleux. La présence de la religion est encore prégnante, à la fin de la 3ème République, plus qu’on ne croit, surtout à l’armée. Et d’ailleurs, il précise bien que tous sont libres, et qu’il ne cherche pas à savoir qui l’accompagne. N’importe, « j’ai eu plus tard l’impression d’avoir commis une sorte d’indiscrétion ».
Le brouillard enfin s’est levé. Le capitaine a envoyé un agent de transmission au PC du bataillon, dans ce village dont on ne sait pas le nom. Selon toute vraisemblance, celui-ci n’a pas réussi dans sa mission. Comment l’aurait-il pu alors que personne n’avait la connaissance du terrain ni des repères précis ? En tout cas, le capitaine prend la décision difficile d’ordonner le repli. Lesort lui sait gré d’en avoir donné à ses sections l’ordre écrit, seul document sûr de cet épisode décisif, qu’il a pu garder jusqu’au bout de sa captivité.
On démonte les pièces, on charge les mulets. Aux trois coups de sifflet du capitaine, une première section de voltigeurs est sortie à la lisière sud du bois, suivie de la section de Lesort avec ses mitrailleuses, précédant les deux dernières sections de voltigeurs, « quand a soudain éclaté une grêle de balles ». Chacun tente de s’abriter, les mulets s’emballent, plusieurs hommes tombent. Impossible de distinguer dans l’instant d’où viennent les tirs. « Tout à coup, je découvre les armes qui nous tirent dessus. Mitrailleuses et canons de plusieurs chars qui apparaissent tout proches, à notre gauche, et en voici d’autres qui débouchent à droite […]. Je revois nettement un sous-officier de voltigeurs qui galope […] un FM à la main, lâche debout ses rafales vers les chars – sans aucun effet, bien sûr – et tombe ». Et des motards aussi surgissent, avec leur side-car armé. Lesort et le capitaine, à plat ventre, se concertent : la résistance n’a pas de sens. Sur leur ordre, un sous-officier alsacien crie en allemand qu’ils se rendent. Les tirs cessent. Un officier allemand tout habillé de noir émerge de la tourelle de son char et crie ses conditions.
« Nous avons descendu le chemin conduisant au pont sur le Petit Morin, passant près de cadavres français étendus sur la chaussée et sur les bermes ». Les prisonniers français emportent leurs blessés, dont « le caporal Billoré, ce solide Ardennais [dont la] capote est crevée de trous sous son ceinturon ». Sur l’autre rive, ils découvrent tout un alignement de chars, « tourelles ouvertes, volets levés, moteurs silencieux ». Et tout autour, leurs équipages, « incroyablement jeunes et gamins, certains torse nu, et qui jouent au ballon ». Quant aux prisonniers, ils sont emmenés à 5 km de là, à l’église Saint-Martin de Marchais-en-Brie (Aisne), où on les enferme. Le vendredi 14, ils feront à pied les 20 km de la route de Château-Thierry (Aisne), où ils seront internés dans la prison, avant d’être embarqués pour l’Allemagne. En ce qui concerne Lesort, ce sera en Poméranie, à l’Oflag II D de Grossborn.
Paul-André LESORT (1915-1997), Quelques jours de mai-juin 40 – Mémoire, témoignage, histoire, Seuil, 1992, 233 p. Le récit proprement dit se trouve, pour la période 10 mai-13 juin, p. 17-141 (le reste du livre étant une confrontation avec « l’histoire officielle »). Mais ces indications sont trompeuses, car – et c’est ce qui fait l’originalité absolue de ce témoignage – ce n’est pas un récit continu, mais une confrontation incessante entre le vécu de l’événement, et la mémoire que le témoin en conserve, et qu’il critique en revenant sur le terrain à plusieurs reprises, à la fin des années 40 et sporadiquement dans les décennies suivantes, puis d’une façon plus systématique en juin 1981, et enfin en 1986 et 1987. « Pour laisser à cette épreuve de la mémoire les risques nécessaires à son intérêt et en débusquer les illusions […], je me suis interdit de commencer par […] la relecture des lettres quotidiennes que j’avais adressées à M. […] de même que la consultation de mon petit agenda de poche […]. Il fallait aussi marquer sa propre distance par rapport à l’événement. Une condition parmi d’autres […] était ainsi de situer chaque étape de son rappel. Ce qui s’est fait spontanément dès ce 13 juin 1981 où je tentais d’exorciser les images du 13 juin 1940. Puis j’ai continué ». Une entreprise en elle-même passionnante. Lesort est un scrupuleux, guidé par la hantise de savoir s’il a ou non commis des erreurs dans son rôle d’officier, au cours de la bataille. J’ai rétabli ici l’ordre chronologique, de façon à placer ce témoignage sur le même plan que les autres, alors que le livre commence par les jours de juin (12 et 13 essentiellement) et ne passe qu’ensuite aux jours de mai (du 15 au 17 essentiellement). Pour en reconstituer la continuité, il m’a fallu aller sans cesse du carnet de route aux lettres à son épouse, puis aux récits des différents retours sur le terrain.
Mon grand-père André PROTIN, Caporal chef au 120ème R.I., 3ème bataillon, 9ème compagnie a été capturé lors de la débâcle, le 14 juin 1940 à Montmirail dans la Marne, entre Château-Thierry et Sézanne, et fait prisonnier le 19 juin 1940 dans la vallée de l’Ourcq. Il a ensuite vécu un long exode, à pied, vers les camps de prisonniers en Allemagne. La nourriture est rare et insuffisante, il mange des feuilles de betterave prises sur le bord de la route.
Il sera prisonnier de guerre au Stalag IX C de Bad Sulza près de Iena, il ne rentrera qu’à la libération en mai 1945.