Ancien enfant de troupe, il est depuis longtemps voué au métier des armes. Sorti de Saint-Cyr en juillet 1939, il a été affecté au 134ème Régiment d’Infanterie, et a passé les mois de la drôle de guerre en avant de la ligne Maginot, tout au nord de l’Alsace. Et puis, fin mai, des autobus parisiens réquisitionnés ont emmené le lieutenant Thiéry et ses hommes sur le nouveau front de la Somme, à une dizaine de kilomètres au sud d’Amiens en flammes : « Je vois la flèche de la cathédrale qui dépasse derrière les collines. Elle est juste dans la direction du Nord de ma boussole ». On s’est déjà battu là avant leur arrivée. Les tirailleurs sénégalais avaient tenté une contre-attaque. Leurs cadavres « empuantissent l’atmosphère ». La première chose à faire est de les enterrer.
La pression allemande au sud de la Somme
Le 4 juin au soir, Thiéry reçoit l’ordre d’aller en éclaireur avec une patrouille jusqu’aux lignes ennemies proches. On lui a demandé de ramener des prisonniers. Mais « on entend parler les Allemands, on distingue les éclairs des briquets. Il y a vraiment du monde en face ». Dans ces conditions, ce serait de la folie d’insister. D’autant plus que les positions françaises, en lisière d’un bois, sont en contrebas d’une crête derrière laquelle les ennemis sont solidement retranchés. Ils occupent aussi d’autres crêtes plus loin vers le nord. « Ça fait comme d’énormes vagues figées qui déferlent sur nous ».
À l’aube du 5 juin, les Français subissent un violent bombardement pendant une demi-heure, puis, après une accalmie, les chars allemands « débouchent de la crête et avancent rapidement vers nous en tirant. Mon canon de 20 mm (c’est mon seul canon antichar) est mis hors de combat après avoir tiré deux ou trois coups ». Il y a des victimes dans les rangs français. Thiéry envoie des fusées pour demander l’appui de l’artillerie, mais celle-ci reste muette. Aucun avion français n’intervient non plus. Les chars ennemis continuent sur leur lancée à gauche et à droite, sans se préoccuper de la partie centrale du bois, dont les gros troncs sont moins propices à leur progression. Pendant un long moment, deux heures peut-être, les fantassins français restent aux aguets. Puis l’infanterie allemande dévale en masse des crêtes. Le lieutenant retient avec peine le plus longtemps possible ses hommes, impatients de tirer. « Lorsque les Allemands sont à deux ou trois cents mètres, je donne l’ordre de commencer la fusillade avec tous les moyens dont nous disposons : deux mitrailleuses, des fusils mitrailleurs, des fusils ». Surpris, les assaillants se replient. Mais leur artillerie entre en action. « Dès les premières minutes, je suis touché au tibia gauche, juste sous la rotule. » Blessé par des éclats, il est de ce fait mis hors de combat, de même que les trois autres chefs de section de la compagnie : l’un d’eux est blessé lui aussi, les deux autres tués.
Blessé et évacué
Thiéry se fait un garrot avec sa cravate. Deux de ses hommes l’empoignent pour l’évacuer. « C’est curieux, je me sens maintenant comme invulnérable ». Au poste de secours du bataillon, on lui fait un pansement sommaire, couché à même le sol. Des blessés arrivent de toutes parts. Le médecin conseille aux plus valides, s’ils ne veulent pas être capturés, de rejoindre au plus vite, par leurs propres moyens, l’infirmerie régimentaire, à Rumigny (Somme). Thiéry, qui ne peut marcher, se fait hisser sur un vélo abandonné, retenu de chaque côté par des camarades moins atteints que lui. Dans une descente, son engin prend de la vitesse, échappe à ses deux acolytes, et le vélo n’a pas de frein. « Dans d’autres circonstances, la scène aurait pu être drôle ». Heureusement, en bas de la pente, on le rattrape, et on le fait descendre dans la cave d’une ferme, au moment précis où un obus tombe dans la cour et souffle tout le monde en bas de l’escalier. Dans la pénombre éclairée par des bougies et des lampes de poche, le spectacle des blessés et des mourants est poignant. Michel Thiéry pense à sa famille et prie. Les chars allemands ont dépassé le village, à l’est et à l’ouest : une ambulance qui a tenté de forcer le passage vers l’arrière a été détruite, et ses passagers tués. « Nous passons la nuit dans l’angoisse ».
Le lendemain 6 juin, l’ambulance qui emporte Thiéry, en cahotant et en secouant ses blessés sur les chemins de terre, parvient à passer et gagne l’hôpital de fortune installé dans un Lycée de Beauvais (Oise), 50 km plus au sud. Son brancard est déposé par terre, entre les lits. Les sirènes retentissent, la ville est sérieusement bombardée. On amène de nouveaux blessés : des civils, cette fois, des femmes, des enfants, des vieillards. À ce point de son récit, le narrateur qui a choisi jusque-là un ton de conteur presque enjoué, avoue devoir s’arrêter un moment, trop ému, « les yeux brouillés », et se demande s’il va pouvoir continuer. Impossible d’en rester là, pourtant. Le soir, « une noria de voitures et d’ambulances nous charrie à la gare ». Un train sanitaire les emmène à Lisieux (Calvados), à près de 200 km. Quand arrive-t-il à sa destination ? Thiéry a un peu perdu la notion du temps.
Chez les bonnes sœurs de Malestroit
Le 8 juin, il est opéré. Dernière chose vue avant d’entrer au bloc : un infirmier en sort, portant une jambe noire empaquetée, celle d’un Sénégalais. Enfin, trois ambulances, partant le 9 juin à 4 heures du matin, emportent un groupe comprenant neuf officiers, dont Thiéry, jusqu’à Malestroit (Morbihan), à plus de 300 km, où ils arrivent vers minuit. À leur grande surprise, ils se retrouvent « chez les bonnes sœurs », dans la clinique-couvent des Augustines, accueillis par Mère Yvonne-Aimée. Celle-ci, qui se nomme Yvonne Beauvais à l’état civil, Yvonne-Aimée de Jésus en religion, est un personnage hors du commun, une grande mystique, mais aussi une femme d’action et pleine d’humour. Elle a 39 ans, et est depuis cinq ans la supérieure des Augustines, dont elle a puissamment contribué à moderniser l’installation. « La nouvelle de notre arrivée s’est répandue comme une traînée de poudre ! Les voiles trottent et s’agitent en tous sens… ». Un moment de déception : le règlement de la clinique interdit de fumer ! Mère Yvonne-Aimée conquiert tout aussitôt le cœur des guerriers en commandant qu’on leur apporte des cendriers.
Le séjour des blessés à Malestroit est un enchantement. « De jour en jour, il se précisait que, si nous n’étions pas encore au paradis… on n’en était pas loin !… […] Nos infirmières ne savaient que faire pour nous être agréables […]. Le bon docteur Queinnec s’ingéniait à nous […] faire le moins de mal possible ». De lit à lit, ou à tous ceux qui veulent bien les écouter, inlassablement, les rescapés refont le récit de leur bataille. Mais ils ne semblent pas commenter la suite de la guerre. Bien sûr, écrivant longtemps après les faits, le narrateur ne peut éviter de mentionner l’appel du 18 juin, mais sans prétendre l’avoir entendu ou même en avoir eu connaissance à l’époque.
Peu après l’armistice, les Allemands surviennent. Ils sont encore, ou en tout cas ici, dans leur période chevaleresque : « Nous fûmes tous faits prisonniers, chacun dans notre lit, sous la responsabilité de Mère Yvonne-Aimée et du docteur ». Cette situation ne pouvait cependant durer. Mais quand les blessés rétablis sont emmenés, le 13 août, au Frontstalag 183 de Vannes, Mère Yvonne-Aimée ne les oublie pas. Elle facilitera l’évasion de Thiéry et de deux de ses camarades, le 4 septembre, et les munira de faux papiers.
Michel THIERY (1915- ?), Le clin d’œil de la bonne sœur (APA 46), cahier 15×21 manuscrit, photocopié, écrit en 1985 – 4-25 juin : p. 65-98. Michel Thiéry, passé en zone non-occupée, fera partie de « l’armée d’armistice » et entrera dans la Résistance. Il aura encore l’occasion, comme de nombreux résistants, d’être aidé et même caché à Malestroit par Mère Yvonne-Aimée, toujours aidée par le docteur Queinnec. Et la Mère supérieure sera décorée de la Légion d’honneur par le général De Gaulle en reconnaissance des services rendus.