Louis Poirier, ancien élève de l’École Normale Supérieure, professeur agrégé de géographie, était déjà assez connu en 1940 comme écrivain sous le pseudonyme de Julien Gracq, qui figure naturellement sur la page de couverture de ses Manuscrits de guerre lorsqu’ils sont publiés en 2011. Cette édition comprend notamment « le cahier rouge », contenant son journal du 10 mai jusqu’au 2 juin 1940. Remarquons que c’est bien son vrai nom, « L. Poirier », qui figure sur la page de titre de ce cahier reproduit en fac-simile dans cette édition. Nous l’appellerons donc ici désormais sous son nom d’état-civil.
Le texte de son journal, négligeant la période qui a précédé, commence abruptement le 10 mai. Le lieutenant Poirier commande alors une section du 137e Régiment d’Infanterie, cantonnée à Winnezeele (Nord), tout près de la frontière belge. Le bruit des avions et de la DCA le réveille à 3h45. « Ce fracas [a] quelque chose d’insolite ». De même, lorsque le lieutenant se joint à ses hommes et, s’emparant d’un FM, tire au jugé sur un avion allemand, ceux-ci « ont l’air de trouver ça […] un peu incongru ». Après tant de mois d’inaction, on sent bien que quelque chose de nouveau et de menaçant vient de se produire, mais l’impression dominante est celle d’une sorte d’étrangeté.
Poirier fait le bilan de ses moyens : sa section ne compte que 23 hommes, à peine plus de la moitié de son effectif théorique, et l’encadrement (un sergent, deux caporaux) est insuffisant et de piètre qualité. Ce n’est pas très engageant pour une troupe faisant partie de la 7ème Armée, destinée à être projetée en fer de lance (c’est un secret, mais connu de tous) jusqu’à Breda, en Hollande. Deux jours se passent en vaine agitation, et ce n’est que le dimanche soir 12 mai qu’ils parcourent, à pied, les 18 km qui les séparent de la gare de Bavinchove (Nord), près de Cassel. « Atmosphère lourde, un peu sinistre ». Déjà, beaucoup sont ivres.
Traversée de la Belgique en train et vaine veillée d’armes sur l’Escaut
Le train dans lequel on les embarque part le matin du 13 mai. Ils passent près d’Hazebrouck, où ils voient les traces d’un bombardement, puis ils contournent Lille. Les alertes se succèdent, et les mitrailleuses de la DCA crépitent, sans efficacité visible. Ils font une halte à Gand, descendent en fin de journée à la gare de Saint-Nicolas (Sint Niklaas, près d’Anvers) : une promenade ferroviaire de 150 km environ. Puis, ils entament leur marche vers la position qui leur est assignée. Bref bivouac improvisé sur le bord de la route, sommeil inconfortable. Au matin du 14 mai, ils cantonnent dans un gros bourg flamand, mais ne s’y attarderont pas : à 20h30, ils reçoivent brusquement l’ordre de reprendre leur marche nocturne. L’atmosphère est fiévreuse, il a fallu se débarrasser d’une partie du matériel, l’échelon automobile ne les ayant pas rejoints. La guerre ne se manifeste cependant que par des lueurs et des bruits assez lointains. Ils ont l’impression d’être dans une sorte d’oasis de paix.
Le 15 mai au matin, ils passent à Kieldrecht, puis ils entrent en Hollande. « Nous avons d’excellentes cartes. Malheureusement belges. Tout ce qui est territoire hollandais est laissé en blanc, si bien qu’elles ne peuvent nous servir ». Ils vont prendre position sur la digue qui domine l’Escaut, au milieu d’extraordinaires polders, si étendus que l’idée de les défendre, avec leurs faibles moyens, contre un débarquement allemand supposé venir de la presqu’île de Beveland, en face d’eux, de l’autre côté du large bras de l’Escaut, apparaît bien peu réaliste. Les hommes sont épuisés : « 47 km la nuit dernière et deux nuits blanches ». De leur côté, « les Hollandais vaquent tranquillement à leurs petites occupations ». Du moins jusqu’à ce que des bombardements allemands sur une position française à 1,5 km déclenchent la panique et l’évacuation instantanée du village.
La nuit est lourde de menaces, ponctuée de coups de canon, mais la journée du 16 est calme. On se promène, on va faire des emplettes au village voisin, on déplace le dispositif, on aménage les postes de combat creusés dans le sable de la digue. Le lendemain 17, rien de notable, sauf le roulement continu des tirs d’artillerie vers l’Est. Mais, la nuit venue, ils reçoivent l’ordre de quitter la position, et de se mettre en marche vers l’Ouest. Va-t-on repartir comme on était venus ? Sans tirer un coup de feu ? Alors, à quoi bon s’être donné le mal d’avoir fait tout ce chemin ?
Piteuse retraite sans avoir tiré un coup de feu
Au petit matin du 18 mai, ils passent à Hulst, où une unité du Génie a l’ordre de faire sauter le pont derrière eux. « Maintenant, nous nous sentons traqués […]. Chacun garde ses réflexions pour soi ». Quand ils parviennent à Axel, ils ne sont plus qu’une « cohue, assez minable », que les habitants regardent avec une sorte de mépris. « Toute la compagnie s’entasse dans une ferme, où j’essaie sans succès de dormir sous un pommier ». Pourtant, la fatigue est telle que lorsqu’ils repartent, toujours vers l’Ouest, à la tombée de la nuit, Louis Poirier se rend compte brusquement qu’il a dormi, rêvé et parlé dans son sommeil, tout en marchant.
Dans la matinée du 19, ils arrivent à Bassevelde (ils sont donc maintenant en Belgique à nouveau), où ils passent la journée et une partie du lendemain. « Tout va un peu au petit bonheur. On achète 1200 œufs pour le bataillon que je paie de mon propre argent ». L’intendance ne suit pas, comme on voit. « Personne ne songe à demander des nouvelles de la guerre. La vérité est qu’on s’en f… Complètement. Nous dormons debout. ». Marche de nuit, une fois encore, et repos dans un verger pendant la journée du 21. Le soir, ils arrivent à Tielt, petite ville « à avant-goût de paix », qui est encore animée et qui grouille de militaires belges débonnaires. C’est là que, dans la nuit, ils vont embarquer dans le train qui les ramènera en France. Au fait, combien de kilomètres viennent-ils de faire à pied depuis leur séjour près de la digue de l’Escaut ? Difficile à dire. Une centaine de kilomètres, peut-être, en quatre jours, marche rendue particulièrement pénible par la démoralisation.
Et donc, le 22 mai, le bataillon est sur le chemin de la France. Ils apprennent que les Allemands sont à Amiens et à Abbeville. « Au point où nous en sommes, je me sens presque une avidité de surenchère, de nouvelles catastrophiques, et le besoin de triompher de l’angoissant par l’inouï. » À Menin, ville belge sur la frontière, long arrêt. L’atmosphère est morne et lourde. « Il vaudrait mieux n’importe quoi que cette lente, graduelle et passive imprégnation de la défaite. » On repart. Nouvel arrêt. Les hommes de troupe vont clandestinement, par petits groupes, s’approvisionner en alcool frelaté dans une distillerie voisine. Nuit interminable.
En défense sur le flanc sud-ouest du camp retranché de Dunkerque
Enfin, le 23 mai, de bonne heure, ils arrivent en gare de Dunkerque, mais c’est pour stationner longuement auprès d’un train d’explosifs, « voisinage peu agréable ». La troupe, ivre, impossible à tenir, pille un train de marchandises. Le commandant, devant cette manifestation d’indiscipline, reste sans réaction. Enfin, dans l’après-midi, le bataillon repart en train pour Gravelines, terminus de ce trajet ferroviaire d’un peu plus d’une centaine de kilomètres depuis Tielt. Poirier et sa section s’installent aux Huttes, sur une position-clé, qui contrôle la route de Dunkerque. On leur signale des chars allemands errants. « La troupe, sur le point d’être engagée, a repris visiblement du cran. »
Au matin du 24 mai, Ils entendent siffler les premières balles, et se réjouissent plutôt de ce « baptême du feu ». Par ailleurs, ils apprennent que l’un de leurs généraux a été tué et l’autre fait prisonnier. Mais le moral est excellent. « J’ai déjà pu ressentir autour de moi qu’un déluge excessif de mauvaises nouvelles finit par produire immanquablement une réaction joviale ». La section se déplace, s’installe près de Saint-Georges-sur-l’Aa (Nord), un peu en arrière d’un canal. « Vjoû oû oû ! » Cette fois, c’est bien sur eux qu’on tire. Poirier se plaque au sol, se force à adopter « l’immobilité […] des cailloux ». L’alerte est vite finie. Mais un des hommes découvre, dans son sac troué, une balle de mitrailleuse de gros calibre. Ils reçoivent l’ordre de se déplacer. Mais comment faire ? Quel itinéraire adopter ? Impossible de suivre la berge, alors que des chars allemands patrouillent certainement sur la rive opposée. « Inutile de dire […] que nous n’avons plus aucune carte ». Tout près, un groupe d’Anglais, qui cherche à mettre en batterie une arme antichar, s’attire une salve et disparaît.
La nuit étrange dans le petit bois
« Je sens en moi-même combien en quelques minutes, sans contact direct, l’ennemi a établi un ascendant brutal sur nous ». C’est là, note Poirier, « la part obscure du combat : le duel des volontés ». Les hommes n’ont qu’une envie, se replier, et le lieutenant lui-même sent que ce serait une décision de bon sens. Mais il s’y refuse, tant qu’il n’en a pas reçu l’ordre, par pure obstination, et plaisir secret de « faire la mauvaise tête ». En revanche, il mène sa troupe un tout petit peu plus loin, dans un bois touffu, où – la nuit arrivant – il pense qu’on ne viendra pas les déloger. De là, on entend des voix allemandes goguenardes : « « Rendez voû-oû,oûs ! » […] C’est curieux, étrange d’entendre parler l’ennemi ». La tentation de fraterniser, ou le simple désespoir, gagne jusqu’à des gradés. L’aspirant S., recueilli errant, sanglote. Mais Poirier tient bon. On pourrait même passer la nuit tranquillement dans le bois. C’est bizarre : finalement, on se sent mieux dans l’obscurité, comme si elle offrait une protection.
C’est en fait le moment d’en profiter. Au cœur de la nuit, Poirier décide sa troupe, tout d’un coup « puissamment excitée » par la perspective d’agir, à sortir du bois. « Nous voyons brûler dans la nuit une dizaine de fermes. » Arrivés à Saint-Georges, ils frappent à la porte de l’estaminet où doit être installé le PC du bataillon, mais ils n’y trouvent qu’un de leurs cuisiniers qui, ivre probablement, a été « oublié » là. D’ailleurs, tout le village semble désert. De sa cachette, néanmoins, un civil invisible leur indique que la troupe s’est dirigée vers Bourbourg, à 6 km. Ils s’y rendent donc, en empruntant la route déserte, toujours habités par le sentiment d’une enivrante aventure. La section atteint le village à 3h du matin. Tous fourbus – « trois nuits derrière nous à peu près sans sommeil » –, s’écroulent sur la paille d’un garage.
Un fait d’armes inattendu
Au matin du 25 mai, Poirier et l’aspirant S. se mettent en quête du PC du bataillon. Tout à coup, un side-car « débouche dans notre direction à toute allure ». Il leur faut quelques secondes pour se rendre compte que ce sont des Allemands ! « Je vois distinctement, dans une espèce d’instantané irréel, S. tirer son pistolet » et tirer. Poirier, lui, n’arrive pas à déboucler le sien. Il se jette à l’abri d’une grosse borne. Les Allemands sont maintenant au sol, sous leur engin, après avoir tiré une dizaine de coups de pistolet. « Silence total, une bonne dizaine de secondes. Puis, en chœur, à la même seconde, S. et moi nous nous mettons à hurler ». Les Français crient aux Allemands de se rendre. Le village est en effet aux mains des Français, on se demande même comment ces Allemands ont pu franchir le barrage à l’entrée de l’agglomération. Les Allemands hurlent aussi. « Mais les cris d’en face tournent à une lamentation frénétique ». « Le grand a une balle dans le poignet. L’autre un trou minuscule en pleine poitrine […] S. les a eus en quatre coups ». L’aspirant S., si lamentable la veille, est devenu le héros du jour ! Nos deux officiers appellent un médecin français pour le plus touché, qui ne survivra pas, et emmènent triomphalement l’autre, prisonnier. Le temps d’aller prendre les ordres, et Poirier retrouve, la face tuméfiée, le captif avec lequel il commençait à sympathiser. Il est maintenant allongé sur le sol et un civil, dans un accès de brutalité, « lui a écrasé la figure à coup de talon ». Poirier est scandalisé.
Maintenant, il faut aller retrouver le reste du bataillon, en mettant à profit, en guise de groupe de reconnaissance, le side-car pris à l’ennemi. À Saint-Georges, abandonné la veille, puis réoccupé grâce à des chars Hotchkiss et des canons de 75 antichars, à la suite d’un combat assez violent, il y a eu des pertes, et ils assistent à un combat aérien entre des chasseurs canadiens et des bombardiers allemands dont deux sont abattus. Devant eux, c’est-à-dire au sud-ouest, au-delà de la ligne de chemin de fer et du canal, il y a les lignes ennemies ; derrière eux, des colonnes de fumée s’élèvent au-dessus de Dunkerque. La situation est critique, mais en attendant, Poirier et ses hommes peuvent bénéficier d’une bonne nuit de repos.
Au matin du 26 mai, on les envoie en avant du village se mettre en position dans des fossés, un peu en arrière de la voie ferrée en remblai. Ils essuient presque aussitôt une salve d’obus. Un des groupes de la section a un mort et un blessé. Vers le soir, l’artillerie française prend à partie les Allemands qui sont en train de jeter un pont sur le canal. La nuit se passe sur place, inconfortablement, mais sans anicroche.
Vers un autre terrain d’opération, au nord-est du camp retranché
Dans la matinée du 27, ils sont assaillis par des tirs de mitraillettes qui semblent bien venir de derrière eux : à nouveau un mort et un blessé. De fait, ils apprendront le soir que des éléments d’une autre compagnie ont intercepté une patrouille allemande qui s’était infiltrée et ont fait trois prisonniers. Et puis, voici que le bataillon reçoit l’ordre de décrocher et de se regrouper au village. Ce n’est pas une relève, non, c’est un simple repli. On abandonne la position. Le matin suivant les hommes repartent à pied, par Craywick, Coudekerque et Rosendaël, contournant Dunkerque par le sud-est, dans un dédale de canaux et de ruelles. Tout le monde a faim, la réserve de vivres est épuisée. L’orage menace et obscurcit la lumière du jour. L’atmosphère est totalement sinistre. On se rend vite compte qu’il ne faut plus espérer s’embarquer. Ce n’est pas vers Malo-les-bains, c’est vers Téteghem qu’on se dirige, « sous l’averse ruisselante ». Dans cette localité, l’impression dominante est celle d’« une espèce d’hébétude affairée » : toutes les troupes mélangées, hétéroclites, qui s’y affairent, sont « imbibée[s] de défaite comme d’eau une éponge ». Les regards sont fuyants. « De notre situation désespérée ne naît […] ni communion, ni cordialité. Chacun se renferme sur soi-même ».
Et voilà dans quel esprit, le matin du 29 mai, croisant le reflux de toute une armée défaite, le bataillon se met en marche vers la zone tenue par les ennemis, sous les quolibets des fuyards : « un gentil petit calvaire […], un des plus sales moments de ma vie ». Que cette montée en ligne soit néanmoins possible, en dépit de la sourde révolte qui commence à gronder dans les rangs, est presque incroyable. Cependant, à un moment, quelques obus éclatent à plusieurs centaines de mètres derrière les deux sections commandées par Poirier et son collègue, et leur troupe se volatilise dans les marécages. Des 45 hommes qu’ils sont chargés de diriger jusqu’au pont de Zyckelin, il ne leur en reste plus qu’un. Sagement, Poirier estime qu’ils n’arrangeraient pas les choses en leur courant après. C’est donc à trois qu’ils parviennent à ce fameux pont sur le canal de la Basse Colme, juste en face des maisons d’Hoymille, près de Bergues.
Extrême position défensive sur le pont du canal
Le pont-levis est relevé, et miné, personne ne doit le franchir : un officier et son assistant restés sur place expliquent comment le faire sauter et s’esquivent. De l’autre côté du canal, des masses de fuyards implorent qu’on leur ouvre le passage. Pas question. Il y a parmi eux des Anglais qui n’hésitent pas à se jeter à l’eau. Les Français, eux, se contentent de proférer des insultes, avant d’aller tenter leur chance ailleurs.
Que faire ? Sinon allumer la mèche mettant à feu les explosifs : « la déflagration est assez majestueuse et découronne quelques toits » ; puis retourner au PC du bataillon. Effectivement, là, ils retrouvent et ramènent les deux-tiers de leur troupe. Ce n’est au fond pas si mal. Les autres ont dû filer jusqu’à la mer pour tenter de s’embarquer. Un capitaine du Secteur Fortifié des Flandres vient se mêler de leur donner des directives impérieuses, tirées, dirait-on, du manuel des armées en campagne, mais totalement inadaptées à la réalité. D’une façon générale, on fait les gestes qu’il convient de faire dans une telle situation – brûler le drapeau, par exemple, ça vous a un petit côté héroïque –, mais c’est tellement conventionnel, tellement faux, tellement hypocrite, que Poirier se dit qu’il ressent « la même gêne horrible qu’à une messe dite par un prêtre athée ».
Poirier commence à organiser la position et reçoit le renfort de deux chars Hotchkiss qui s’installent des deux côtés du pont détruit. Il met en place sur la berge ses deux fusils mitrailleurs. Il s’installe dans une petite maison basse, dont les habitants préfèrent non sans raison aller se mettre à l’abri plus en arrière. Il envoie quelques hommes récupérer des vivres et même des armes dans un camion anglais abandonné, ainsi qu’un canon de 25 avec ses munitions, qu’ils mettent aussitôt en batterie. Le 30 mai, toute cette petite garnison prend ses aises, cuisine, trouve un phono, cela prend « une allure de guinguette au bord de la Marne ». D’ailleurs les équipages des chars et leurs officiers sont « gentils et débrouillards ». En somme, tout va bien. « Après tout, nous sommes jeunes, bien portants et l’inconnu qui nous fait face nous affriande malgré tout quelque peu ».
Mais les pionniers qui s’affairaient sur leur flanc droit n’ont qu’un fusil pour trois. Le lendemain 31 mai, ils ont disparu, ainsi que les Anglais qui creusaient des tranchées en arrière. En dehors des deux chars qui les appuient, Poirier et ses hommes sont bien seuls. On les avertit qu’un navire français va emporter leur courrier et on leur propose d’écrire « une dernière lettre » à leur famille : « C’est un peu la cigarette et le verre de rhum ». Le flot des fuyards s’est tari. Devant eux, il n’y a donc plus que l’ennemi, dont on entend les moteurs. Peut-être pour en couvrir le bruit, ils font hurler le phono : « Tchi, tchi, tchi ! Ce n’est qu’une sérénade […], sérénade sans espoir… » […], avec l’impression de jeter ces aboiements, faute de mieux, à la figure des gens d’en face ». L’artillerie allemande s’est installée assez près, mais ses objectifs sont très en arrière de leur position.
Dernier « baroud » avant la capture
1er juin. Après une nuit relativement calme, Poirier et une partie de ses hommes restent à l’abri dans la cave, sous un mince plancher. « Nous faisons corps avec cette malheureuse bâtisse, comme l’escargot avec sa coquille ». Cette fois, c’est bien sur eux que pleuvent les obus : tuiles, vitres, et gravats leur dégringolent dessus. Poirier est pris d’une brusque colique, pas question de sortir, mais il y a un seau dans la cave : « Je me déculotte sans façons sur le front de mes troupes. Presque tous m’imitent selon l’ordre hiérarchique ». En sortant de leur abri, ils s’aperçoivent que les Allemands ont passé le canal et les ont débordés à leur gauche, sans s’attirer de riposte de la part de la section qui devrait se trouver là. « Les deux F.M. mis en batterie, l’un au soupirail de la cave, l’autre à la fenêtre de la salle à manger, nous ouvrons le feu ». La section qui les flanque à leur droite en fait autant. Ils sont pris à partie par une pièce d’artillerie dont « les projectiles traversent de part en part notre grange et notre maisonnette minable [et] percent les murs et les cloisons comme à l’emporte-pièce ». Successivement, les deux chars amis sont mis hors de combat. L’un des FM s’est enrayé. « Attente hagarde, tous nerfs tendus ». La section a eu seulement un blessé, les chars également. Sur la droite, une liaison s’avère possible : Poirier évacue par-là ses hommes. Il reste terré dans la cave avec un caporal-chef.
2 juin. Les deux hommes dorment d’un sommeil de plomb. À leur réveil, il fait grand jour. Du grenier ou du soupirail, ils aperçoivent les Allemands qui vaquent paisiblement à leurs occupations, derrière leur maisonnette. « La vague est passée. » Est-ce encore la guerre ? « Nous avons la conscience tranquille, ayant fait honnêtement en somme, ce que nous pouvions faire, c’est-à-dire peu ». Dans l’après-midi, un petit groupe d’Allemands approche. « Qu’est-ce qui va se passer ? Nous ont-ils vus ? Vont-ils jeter une grenade par le soupirail ? ». Non, ils puisent de l’eau, boivent. « Puis un pas lourd […] se dirige droit vers nous. La porte de la cave s’ouvre. Je crie : « Ne tirez pas. Nous nous rendons » ».
Julien GRACQ (1910-2007), pseudonyme de Louis Poirier, Manuscrits de guerre, 246 p.+ 80 p. de fac-similé, éd. José Corti, 2011. Cette édition comporte d’une part un journal, reconstitué en captivité ou plus probablement au retour de captivité, qui va du 10 mai au 2 juin (p. 33-158), et d’autre part une réécriture plus détaillée, en forme de récit à la troisième personne, des journées des 23, 24 et 25 mai (p. 163-246). Toutes les citations sont tirées du journal. – Après sa capture, Louis Poirier est envoyé à l’Oflag IV D, en Silésie, d’où il sera libéré en février 1941.