Le Capitaine Gaudy, ancien de 14-18, commandant la 7ème Cie du 107ème RI (23ème DI), était en cantonnement à Soulaincourt (Haute-Marne). On ne sait pas si l’attaque allemande du 10 mai l’a surpris. Il note simplement : « Le 10 mai à six heures, en sortant de [ma] petite chambre, j’appris que l’aviation ennemie bombardait la région ». Cinq jours plus tard, il embarque en train avec l’ensemble de sa division et gagne, en faisant un large détour, la région de Noyon, puis, passant près des lieux pleins du souvenir de ses combats de 1918, prend position le 18 mai dans les marais d’Ollézy (Aisne), en face de Saint-Simon déjà aux mains des Allemands, sur le canal Crozat qui marque la ligne de front.
Une position sûre, immergée dans la nature
La compagnie doit tenir une bande de terrain étroite, longue de 1 500 m, entre la berge rase du canal et le marais. « Lamentable position », où chacune des sections, trop éloignées les unes des autres, doit s’enterrer sous une faible protection. « La division cuirassée ennemie tient devant nous les points de passage et des patrouilles circulent à toute heure battant notre rive et même viennent à la nage chez nous ». Il arrive que ces patrouilles prennent les positions françaises à revers. Trois chars français sont envoyés réaliser un coup de main sur Saint-Simon, appuyés par des fantassins. Seul un char reste sur le terrain. Les Français rentrent sans autre dommage. « L’ennemi s’est dérobé ». Gaudy en tire d’heureux présages, il est de plus en plus confiant, « gai comme un écolier ». Le cadre est idyllique : « Partout, des clapiers aux portes ouvertes ont laissé sortir des nichées de petits lapins […]. Il s’en échappe de partout ainsi que des volailles avec des nuées de poussins ». Et des canards, et des pigeons, et des chevreaux… Les volailles amélioreront l’ordinaire. Les obusiers ennemis pulvérisent l’hôtel des mariniers où il a établi son PC. Mais qu’à cela ne tienne, il ira s’installer dans une île du marais. Il est heureux de constater qu’il a retrouvé l’impavidité de jadis. Et le bivouac dans une hutte au milieu des étangs prend des allures de pique-nique, que les tirs nourris de l’adversaire troublent peu. « Dans mes plus beaux rêves guerriers je n’aurais jamais imaginé situation plus extraordinaire et vie plus merveilleuse ». L’aumônier passe et Gaudy a la satisfaction de pouvoir se confesser, ce qu’il avait négligé de faire avant de monter au front. Le soir du 25 mai, le génie vient détruire le pont. Le 26, le fougueux sous-lieutenant Lansac passe avec le groupe franc du bataillon sur la rive d’en face, mais sa troupe rentre sans lui. « Vaillant, audacieux, mais imprudent Lansac ! ». Un soir de la fin mai, « dans un coucher de soleil pourpre et d’une surprenante beauté, parut un appareil français dont tous saluèrent avec joie les cocardes tricolores ». Aux prises avec trois Heinckel, il en abat un avant de s’écraser lui-même derrière l’horizon. Honneur aux braves.
« Né pour la guerre, je suis un oiseau d’orage et ne vis que dans la tempête », ose écrire le capitaine Gaudy. Mais s’il donne au besoin l’exemple de l’audace apparemment la plus folle, il évite pour lui-même et évite soigneusement à ses soldats les risques inutiles. Il les empêche de bavarder en patrouille, ou de marcher debout au bord du canal, mais aussi de tirer sur des suspects qui se jettent à l’eau pour franchir celui-ci : « Mais, malheureux, ce sont des réfugiés qui cherchent un passage ! ». On sauve ces derniers et on les restaure. Ses fantassins l’aiment, malgré son exigence et sa sévérité. Il s’apercevra sur le tard qu’ils l’appellent entre eux « Papa ». Il est lui-même content d’eux. « On les voyait s’aguerrir d’heure en heure ». Beaucoup viennent de Vendée. « Sept de mes soldats sur dix portaient sur leur vareuse le fanion du Sacré-Cœur et plusieurs avaient aussi une grande croix vendéenne, de sorte que […] j’avais parfois l’illusion de mener le combat de M. de Charrette ». Pour un militant de l’Action française comme lui, c’est une vraie satisfaction.
Brusquement, un feu d’enfer
Tout irait pour le mieux – la guerre étant ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, l’occasion de se surpasser, de vivre intensément –, si le capitaine ne se rendait pas compte que derrière leur division, il n’y a aucune réserve. D’ailleurs, tout au long des trois semaines qu’ils passent là, il n’est pas question de relève. « La configuration générale du front semblait indiquer que l’effort principal de l’ennemi se porterait sur les deux branches du saillant dont j’occupais la pointe et où je risquais d’être enfermé […]. Je décidai de tenir le marais et d’y faire le salopard jusqu’à l’extermination totale de mes forces ». Le 1er juin, un vol de reconnaissance ennemi repère le PC. Aussitôt se déclenche un « feu d’enfer » : « Nos munitions sautaient […]. La porte à demi arrachée laissait entrer une épaisse fumée […]. Tout s’abattait dans un rayon de cent mètres ». Plus de peur que de mal pour les Français qui se retrouvent à demi enterrés. D’ailleurs au total, pendant toute cette période, la compagnie n’aura eu apparemment que deux blessés. Quelle aurait été la joie de Gaudy s’il avait su que, le 4 juin, quelques centaines de mètres plus à l’est, la compagnie voisine, appartenant au même régiment, a recueilli un officier fait prisonnier à Lille, puis évadé sous des habits civils, et qui vient de traverser le canal à la nage : le capitaine Philippe de Hauteclocque, autrement dit le futur général puis maréchal Leclerc !
Mais la situation se gâte. « Le 5, une demi-heure avant le jour, une fusillade intense éclatant à la fois sur tous les points du secteur ennemi nous arracha au sommeil. Le tir bien dirigé claquait au ras des parapets […]. Je fis donner l’alerte et je déjeunai, l’appétit aiguisé par le retour à la vie naturelle étant vif […]. Une nuée d’avions remplissait le ciel. Ils piquaient sur nos positions ». Tous sont joyeux : enfin, ça bouge ! Le soir, une patrouille est encore envoyée sur l’autre rive. Mais à 22h30 l’ordre de repli général arrive : il faut, non sans mal, prévenir ceux qui se sont aventurés au nord du canal. Départ immédiat, point de ralliement Guiscard, une quinzaine de kilomètres au sud-ouest.
Le repli, plus éprouvant que le combat
La première réaction, quand on se regroupe, peut surprendre : « Des cris joyeux s’élèvent. Terrés dans nos trous nous vivions séparés depuis trois semaines. Les amis se reconnaissent ». Ils forment une troupe « hirsute, noire, avec ses uniformes usés, ses cuirs couverts de la vase du marais […]. Je me sens fier d’eux, les braves enfants ». Une fois arrivés à Guiscard, on tente de mettre l’agglomération en défense. Mais les Allemands « sont de véritables enragés. Leurs pertes ne les effraient pas. Ils ne cessent de crier Heil Hitler ! Nous devons rompre le contact ». La marche épuisante continue, du 8 au 11 juin, en zigzag, de village en village, à la recherche de points de passage, sur un canal, sur l’Oise, avec l’espoir de trouver une sorte d’abri dans la forêt de Compiègne. « Le sang afflue aux tempes, bat dans les artères, et je suis mouillé de sueur […]. Vais-je tomber et pour la première fois me laisser évacuer au plus fort de l’action ? ». C’est qu’il n’a pas 20 ans, lui, il en a 45. Il entend un des siens s’exclamer : « Le capitaine est crevé ! Si nous le perdons, nous allons être beaux ! ». On lui demande d’installer des emplacements de tir près de Baugy-sur-Aronde sur le versant d’une vallée dont les Allemands tiennent l’autre côté. C’est une position absolument indéfendable. « Il n’est pas un carré de terrain qui puisse offrir une sécurité. Pensif, je demeure immobile et le cœur serré. La pensée des miens me pénètre, m’obsède ; celle de ma sœur surtout me met au bord des larmes ». Gaudy s’endort d’un sommeil de plomb. On le secoue, moins d’une heure après, au milieu de la nuit. Il ne sait même plus où il est, ce qu’il fait là, il ne comprend pas ce qu’on lui dit. Soulagement : c’est l’ordre de décrocher. Des biscuits, quelques cerises, aubaine : il n’avait pas mangé depuis deux jours. La troupe a reçu l’ordre d’abandonner ses sacs. Les unités désorientées se croisent et se disloquent. On sort de la forêt où on avait espéré se reconstituer. « Une énorme cohue roulait dans les décombres de Nanteuil-le-Haudoin, bombardé la veille, les maisons […] éventrées, soufflées ».
« Dès lors, il n’y eut plus que des simulacres de combat […]. Le 12 juin le cercle de feu des mortiers se resserrait autour de nous ». En camion jusqu’à Lagny-sur-Marne, puis à pied jusqu’à Jouy-le-Châtel qu’on atteint le 14, on continue vers le sud, on passe l’Yonne, puis, pris à nouveau en camions, la Loire à Gien, « sur le beau pont couvert de cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants et de chevaux » (voir l’article de René Armand, « Le pont tragique de Gien » dans La revue des deux Mondes, avril 1943). Bivouac dans la forêt : « C’était la deuxième fois depuis le 5 juin que nous pouvions dormir un peu la nuit ». Beaucoup d’autres unités sont débandées. Mais « la conduite honorable du régiment nous réjouissait si fort qu’elle nous masquait le désastre de la patrie ». Le 23, on atteint Bellac. Au total, « nous parcourûmes à pied 430 km, en auto ou par voie ferrée 300 km environ ». Pas un mot sur l’armistice. L’auteur, en conclusion, s’affirme « fortifié par la nouvelle épreuve et prêt à tous les combats possibles ».
Georges Gaudy (1895-1987), Combats sans gloire, souvenirs d’un officier d’infanterie, mai-juin 1940, 185 p., écrit du 12 au 29 novembre 1940, Libr. H. Lardanchet, Lyon, 1940. Gaudy, caporal en 1916, sergent en 1918, avait laissé 4 volumes de souvenirs de la première guerre mondiale. Jean Norton Cru, dans Témoins, avait surtout apprécié son volume sur Verdun, « où Gaudy est plus vrai, où ses souvenirs sont plus fidèles ». Il conclut : « L’œuvre de Gaudy reste l’œuvre d’un jeune qui n’a pas su acquérir à la guerre la maturité que d’autres ont acquise. Il sait nous donner le pittoresque, rarement le poignant. » A noter que Gaudy, pendant l’entre-deux guerres, a milité à l’Action Française, ce qui ne l’empêcha pas de rejoindre en 1940-44 l’Armée d’Afrique et de faire la campagne d’Italie sous les ordres du Maréchal Juin.
Ayant lu les ouvrages de Monsieur Gaudy sur la guerre de 1914-1918, je trouve l’appréciation de Monsieur Jean Norton Cru sur ceux-ci (dans Témoins, 1929) bien sévère. Je recommande au contraire la lecture de ses oeuvres, car elles portent témoignage de la souffrance, de la peur, de l’espérance et de la mort.