Bien qu’apatride, Malaquais a été mobilisé en septembre 1939 au 620e Régiment de pionniers, ce qui signifie que, dans le coin de Moselle qu’il ne quitte pas durant toute la drôle de guerre, il est voué aux travaux de terrassement. Mais voici que, début décembre – grande sensation dans son bataillon ! –, il apprend qu’il vient de recevoir le prix Renaudot pour son roman Les Javanais… Dès lors, on lui confie des tâches moins ingrates, à Keskastel, et notamment, vers la fin, la vente des journaux au Foyer du Soldat.
Le déclenchement de la bataille ne le prend pas de court. Contrairement à beaucoup de ses camarades, il n’est pas dupe des apparences. Il sait, lui, communiste de tendance trotskiste, que le choc des impérialismes est inévitable. Le 26 avril, il écrivait qu’avant l’été « les choses ne peuvent manquer de mal tourner ». Le 10 mai, il note simplement : « C’est joué, v’là le baroud. Les mines s’allongent ». Le 19, « en prévision d’un départ, d’une blessure, d’un trépas « héroïque », [il] envoie [s]es paperasses à Galy », sa compagne. Mais le mois de mai se passe dans un calme relatif. Un camarade fort en gueule soutient mordicus que « les Yankees vont s’amener dare-dare ». Malaquais ironise : « Pas une seconde il n’envisage que l’armée française puisse damer le pion aux Allemands ».
Quand la canonnade se rapproche, le 1er juin, on lève le camp. Des camions emmènent la compagnie à Suisse, puis le lendemain, à Baronville, tout près de là, en tout cela fait une quarantaine de kilomètres vers le sud-ouest. Là, on commence à s’installer dans une bâtisse où l’on s’affaire, « balayant, clouant, lavant » : Et Malaquais se sent, d’emblée, « tout réconforté, comme s[‘il] y voyai[t] la preuve par neuf que rien n’est encore perdu ». Certains se complaisent à vitupérer la France « enjuivée, maçonnique, capitaliste », qui mérite bien son triste sort. Lui, juif, antimilitariste, pacifiste, mais encore davantage antifasciste, il confie à son journal son envie de se battre, « des envies de meurtre […], tenaces ». Mais on n’emploie les pionniers qu’à coltiner « des montagnes de gravier et de sable », à construire des chicanes à l’entrée du village ou à faire une battue à cause d’une imaginaire « alerte aux parachutistes allemands camouflés en officiers français ». Sur place, la situation stagne à nouveau, alors qu’on apprend par radio Stuttgart l’arrivée de la Wehrmacht à Paris.
La vaine envie de se battre
Mais le 15 juin, Malaquais a encore la truelle à la main lorsque l’artillerie allemande se met à pilonner maisons et champs, tandis que « des avions tournoyaient à la verticale, dirigeant le tir de leurs batteries ». « Notre armement à nous, les pionniers, se résume à nos fusils Lebel 1915, plus deux fusils mitrailleurs […]. Pas trace d’avions français. Le bombardement a duré quatre heures d’affilée ». Les autres se défendent de leur peur en blaguant. Malaquais lui, se souvient de la bonne façon de résister au fracas infernal et à l’épouvante : « Paquetage sur le crâne en guise de heaume, je me recroqueville […], genoux au menton », et, pour ne pas « péter du caisson », il se fourre un crayon entre les dents. Dans la nuit, on file à pied. Marche forcée, sans manger, sans boire. Le surlendemain 17 juin, on arrive à Château-Salins, sous la mitraille des avions, puis à Vic-sur Seille, à une vingtaine de kilomètres plein sud. « Censément partie pour se déployer sur de nouvelles positions, mon unité s’est dissoute dans le flot des fuyards ».
Le 18, « après une nuit de marche par pleine lune », de 25 kilomètres, à Dombasle-sur-Meurthe, Malaquais se retrouve posté aux abords d’un ruisseau, avec deux compagnons armés d’un fusil-mitrailleur, « notre joujou chasse-mouche », submergé par le sentiment de l’absurdité de la situation. Attente vaine, mais il a la chance d’être hébergé par « une habitante du bled, trop vieille pour avoir suivi l’exode ». Chose vue ce soir-là : une jeune cycliste pédalant à vive allure « se trouve happée au vol par un curé en soutane, renversée de sa machine et piétinée par le saint homme. « C’est une espionne ! » hurlait-il, la voix perçante ». Il faut l’arracher, saignante, des mains de l’énergumène.
Débandade, honte et ensauvagement
Le lendemain 19 juin, on reprend la marche, direction plein est cette fois. « Chaleur. Soif. Jambes de plomb ». « La débandade, initialement nocturne, se poursuit de jour ». On traverse Lunéville et on parvient à Croismare. Étape d’une vingtaine de kilomètres. Là, c’est la cohue et la confusion parmi les milliers ou dizaines de milliers de soldats. Les officiers sont complètement dépassés. On ne sait même pas qui a donné l’« ordre d’alléger illico presto son barda du superflu », et aux cuistots de saccager les réserves de subsistance. « Soir. Ça chauffe tout près, sur les rives du canal » de la Marne au Rhin. « Aboiement de mitrailleuses ». Chez les fuyards, frénésie de destruction. Chose vue : « Cinq ou six, ils étaient, abrutis de gros rouge et de fatigue […]. Ils détellent le canasson, lui flanquent une balle dans l’oreille et basculent la mitrailleuse dans la flotte ». Assis dans une cour de ferme qui « regorgeait de soldats dans un coude à coude quasi immobile, quasi muet », Malaquais se sent « unité zéro parmi la myriade de bipèdes à moi pareils […], ceux d’ici ou ceux d’en face ». On entend parler pour la première fois d’une demande d’armistice. Cependant, le bruit d’une batterie française de 75 déchire la nuit. S’étant éloigné à la recherche de ces artilleurs, Malaquais s’égare, trébuche et tombe ravi au milieu d’un parterre de fraises des bois, a le plus grand mal à retrouver le chemin de Croismare, achève de perdre son unité, et se fait adopter par une section de DCA. C’est un avantage, il profite de leurs véhicules : le 20, en direction du sud-est, ils font une cinquantaine de kilomètres. Il note la dégradation croissante de ce qui reste d’esprit civilisé : « À la vue de toute femme, avenante ou pas, jeune ou pas, la cohorte des mâles sevrés entrait positivement en transe ».
Le 21 juin : « Midi. Bois de Saint-Jean d’Ormont, dans les Vosges. Nous sommes encerclés de toutes parts ». Le matériel ne doit pas tomber aux mains des ennemis. « Indicible, sauvage joie à détruire ». Tous envisagent déjà la vie de captivité comme une sinécure. Pas Malaquais, ni son copain Raymond Kaldor, qui apparaît à ce point de l’histoire et restera à ses côtés jusqu’à la fin.
Le 22 juin, on est restés sur place, c’est fini. Les Allemands sont là, mais semblent s’intéresser peu aux vaincus. Alors, à quoi voit-on qu’on est prisonniers ? À ceci peut-être, à l’entrée de Donipaire : « J’aperçois un colonel français, le torse constellé de rubans, au garde-à-vous face à un jeune feldwebel. Celui-ci le toise de haut […]. L’un le petit doigt sur la couture du pantalon et balbutiant […], l’autre le képi sur l’oreille et le sourire hautain ». Ce n’est pas le spectacle du feldwebel (un simple sous-officier, d’un grade équivalent à celui d’adjudant), mais celui du colonel qui humilie Malaquais. Il note aussi : « Écrasante impression de l’extraordinaire puissance des engins allemands […]. Tout se passe comme si d’avoir été réduits à néant par cette mécanique-là vous absolvait au regard de l’éternité ».
Les horreurs du « frontstalag »
Le 23 juin, à la sortie de Saales, Malaquais et Kaldor sont parqués avec des milliers de Français, mais aussi de Polonais et de Tchèques, « dans un champ clos de barbelés ». Il pleut, le sol est boueux. Le matin du surlendemain 25, on quitte ce camp. Malaquais s’approprie un vélo abandonné pour porter un sac et deux musettes. Déjà, Maisongoutte est rebaptisé Gotthausen, mais les Allemands ne prennent même pas le temps d’enterrer leurs propres morts. À Saint-Martin, le soir du 25, illustration parfaite de la bizarrerie de la situation, les deux amis sont hébergés et nourris par une vieille femme, dans une maison à l’écart. Le lendemain, « nantis de casse-croûte, nous rejoignons la cohue ». L’état d’esprit général n’est plus à la rigolade : « Je ne sais rien de plus poignant que cette humanité hier encore exubérante, forte en gueule, péteuse et roteuse, aujourd’hui morne, abattue, clopinant ». En fin d’après-midi, le 26, profitant d’une averse torrentielle, Kaldor et lui se jettent sous une camionnette démolie et passent la nuit dans une cachette d’où au matin il leur faut bien sortir, et être réintégrés, bon gré mal gré, dans le troupeau. À Val-de-Villé, justement, Kaldor connaît une jeune femme : elle trouve le moyen de leur apporter du pain et du lait.
Enfin, après tant de fatigue (une soixantaine de kilomètres en montagne depuis la capture), le 27 juin, on est parqués dans un camp improvisé enclos de barbelés au milieu de la plaine, à l’est d’Ebersheim. La faim et la soif sévissent. Heureusement, un ruisseau passe par là. Mais de ravitaillement, on ne commencera à en toucher un peu que le 1er juillet. Le premier souci de Malaquais, dont les godillots ont depuis longtemps rendu l’âme, est d’en trouver d’encore utilisables pour remplacer ses espadrilles enrobées de boue. Les bobards vont bon train : Doriot au pouvoir, la monarchie restaurée, et inévitablement, la libération de tous les prisonniers. Le 2 juillet, Malaquais est « témoin d’un meurtre » : trois arabes jouaient aux cartes, accroupis, un capitaine allemand par provocation les bouscule, l’un d’eux tombe, se retourne « aveugle de rage », et son agresseur l’abat froidement d’un coup de pistolet. Malaquais en est bouleversé : « J’avais beau savoir. Savoir qu’on écorche, torture, assassine. Mais une exécution gratuite… […]. La scène revenait encore et encore sur l’écran de mes paupières closes ».
L’évasion
Le 3 juillet, on se met en route vers Strasbourg, « en rangs par six, flanqués de loin en loin de soldats allemands et de gendarmes français ». Halte dans un immense champ près d’Erstein, d’où on repart le 5. À Illkirch-Graffenstaden, aux approches de Strasbourg, Malaquais et Kaldor traînent en queue de leur colonne, feignent de rattacher leurs bandes molletières, roulent dans le ravin, profond d’une dizaine de mètres, avant que surgisse la colonne suivante. Une heure plus tard, Malaquais rampe jusqu’à une maison, rappelle son camarade : deux Alsaciennes – d’abord réticentes (« Ne faites pas ça, monsieur… Vous allez vous faire abattre comme un chien… Ils tirent, ils tirent… », – leur donnent à manger. Soudain deux grands diables d’Allemands surgissent à la porte. Sur la promesse des femmes qu’elles ne les aideront pas à s’enfuir, de façon inattendue, les deux Allemands repartent comme ils étaient venus…
Au soir du 5 juillet, donc, filant le long du canal du Rhône au Rhin, les deux compagnons d’évasion sont à nouveau tirés d’embarras par des Alsaciens : cette fois, ils y gagnent des habits civils. Un peu avant minuit, ils passent le canal « sur les ruines de l’écluse », puis « évitant Geispolsheim, contournant Blaesheim », ils atteignent une maison accueillante près d’Innenheim, où ils dorment « seize heures d’affilée », pendant que leurs affaires sèchent. Ils en repartent le soir du 7. Parlant allemand, ils n’ont pas trop de mal à leurrer une patrouille de soldats de la Wehrmacht en leur faisant croire qu’ils sont des ouvriers agricoles se rendant au prochain village. Leur idée est de passer en Suisse. Cependant, arrivés à Colmar sur les sièges d’une voiture complaisante, ils se rendent compte que c’est trop risqué. Mais « une chance insolite, une chance à jet continu [leur] fait faire impunément la nique au diable ».
Abrégeons donc. Ils obliquent vers Kaysersberg, passent les Vosges près du col du Bonhomme, en suivant des sentiers escarpés. « La suite tient d’un conte de fées ». Ils sont pris en stop près de Fraize par un civil allemand, dans « une rutilante Hotchkiss, plaque d’immatriculation ovale au sigle nazi », qui se rend à Auxerre. Ils prétendent y aller justement et s’offrent à le guider. Ils le relaient même au volant ! Ensuite, ils font encore un peu de marche sur les rives de l’Yonne. À Montereau, une femme leur indique comment franchir la Seine. Mais elle voit bien à quelle sorte de gens elle a affaire, elle fulmine contre les « gars qui se débinent […] : « Je suis bien contente […] On avait besoin d’un peu de discipline, eh ben, v’là qui est fait, les fridolins nous en donneront, de la discipline, et pas seulement un peu » ».
Enfin, la voiture d’« un flic de la Préfecture de Paris » les amène « à fond de train » à la Porte d’Italie, la veille d’un sinistre 14 juillet. Galy est absente, entraînée par le flot de l’exode. Prévenue par une carte interzone, elle arrive le 30 juillet, épuisée ; elle a mis six jours pour rentrer de Béziers, à bicyclette.
Jean MALAQUAIS (pseudonyme de Vladimir Malacki, 1908-1998), Journal de guerre (New-York, 1943) ; réédition : Journal de guerre suivi de Journal du métèque, Phébus, 1997, 333 p. Mai-juin 40, p. 146-185, se prolongeant par le récit de l’évasion jusqu’au 13 juillet, p. 211. Catherine Rannoux (Les fictions du journal littéraire, Droz, 2004) remarque avec justesse que, ne serait-ce que par le volume de certaines entrées (le récit détaillé de l’évasion, par exemple), il est évident que les pages du Journal de guerre ont fait l’objet d’une réécriture, voire d’une élaboration après coup, ce qui est confirmé par la lettre à Gide du 24 février 1942, où Malaquais évoque leur « mise au propre » : il reconnaît en avoir amélioré la forme et y avoir apporté des ajouts, « sans toutefois toucher à leur contenu ».
La biographie de Malaquais est très mouvementée (voir le livre de Geneviève Nakach, Malaquais rebelle, Cherche midi éd., 2011). Juif, né à Varsovie, Jean Malaquais est arrivé en France pour la première fois en 1926. Il a fait trente-six métiers, dont celui de mineur dans le Var, qui lui a inspiré Les Javanais. Il a rencontré Gide en janvier 1936, et il en est devenu l’ami (André Gide-Jean Malaquais, Correspondance 1935-1950, Phébus, 2000). Malaquais et sa compagne russe Galy passent en zone non-occupée en octobre 1940, mais ils ne parviennent à quitter la France, grâce à Gide, qu’en septembre 1942. Ils gagnent alors le Venezuela, puis le Mexique.