Quelqu’un qui est le fils d’un membre connu de l’Académie Française, qui est lui-même un écrivain (encore débutant), qui mène ordinairement une vie mondaine et qui a des relations avec tout ce qui compte dans le milieu littéraire, doit éprouver une bien étrange impression en se retrouvant, à la déclaration de guerre de 1939, simple soldat dans l’Aviation au fort Saint-Cyr (Yvelines). C’était déjà là qu’il avait fait son service en 1936-1938. Et il y retrouve les occupations tranquilles de sa spécialité, la météorologie. Toutefois, en avril 1940, il est affecté, à peine plus loin de la vie parisienne, aux Grandes Écuries de Chantilly (Oise), toujours 2ème classe dans l’Armée de l’Air, mais dans un bureau, à deux kilomètres du terrain d’aviation auquel son unité est rattachée.
Vie tranquille à Chantilly en mai
C’est donc là que le déclenchement des opérations allemandes le surprend dans la nuit du 9 au 10 mai, aux environs de minuit, sans le moindre signe précurseur. « Agitation d’une nuit de guerre. Détonation de la DCA, miaulement des obus au ras du toit et […] ronronnement indifférent des avions allemands ». Nouvelle alerte – annoncée par la sirène, cette fois –, vers 5 heures. C’est Pontoise qui était visée. Ensuite… Eh bien ! « Il a fallu faire le travail comme si de rien n’était. J’ai recopié des motifs de punition stupides, rédigés dans une langue sans nom ». Et le lendemain, « dîner de jeunesse improvisé par Mme M., à Saint-Firmin », où les jeunes gens boivent joyeusement et dansent pour oublier l’avenir qui les attend.
Il est doux d’être accueilli, à trois kilomètres de son casernement, dans une famille bienveillante, choyé comme le fils de la maison, dans « l’atmosphère bourgeoise où j’ai été élevé ». Claude en profitera sans modération, à une dizaine de reprises, tant qu’il restera sur place, quand bien même cette dame généreuse serait-elle ennuyeuse et pleine de préjugés, quand bien même, « comme le chat perdu […] si heureux d’avoir trouvé une écuelle et un toit », il finirait par se sentir gêné de sa situation de « pique-assiette ».
Claude reste en contact avec ses amis et sa famille. Il mentionne des échanges de lettres avec son père, avec Roger Martin du Gard, avec Paulhan, avec Gide, avec Jouhandeau qui le complimente pour son article sur Cocteau dans la N.R.F. Il reçoit à l’improviste la visite de ses parents le 16 mai. Il est fort bien informé des événements au fur et à mesure de leur déroulement de plus en plus catastrophique. En position d’observateur, il reste lucide devant la contagion de la « psychose du parachutiste ». Il ironise sur la suffisance présomptueuse des Français : « les Polonais, oui, bien sûr, les Hollandais, les Belges, mais pas nous, pas les Français… ».
Le souffle brutal du danger
Entre le 10 mai et le 7 juin, la vie continue à Chantilly pareille à elle-même, rythmée par les heures de garde exténuantes. « On n’a plus le temps de se laver, de se raser, on dort tout habillé ». La région subit des bombardements incessants, le plus grave étant celui du dimanche 19 mai en tout début d’après-midi. « Il était 1h05. Je venais de prendre la garde. Un long sifflement ; le crépitement du verre brisé […]. À plat ventre, la tête vide, assez lucide […]. Une grosse torpille est tombée à quelques mètres seulement de nous, derrière le garage, en lisière du champ de course […]. La peur est venue peu à peu. Surtout lorsque, ma faction terminée, j’ai été voir ce proche, immense et terrible entonnoir ».
Une semaine plus tard, le dimanche 26 mai, il assiste à un combat aérien : « un bombardier allemand pris en chasse par quatre « Bloch » », qui l’abattent. Contrairement à ses camarades, saisis d’une haine vindicative à l’égard des aviateurs allemands qui ont sauté en parachute, Claude Mauriac confond dans une même pensée vainqueurs et vaincus : « Je pensais, moi, à l’héroïsme de ces garçons […]. Sans doute se ressemblaient-ils plus qu’ils ne ressemblaient à ceux qui les avaient envoyés là ». Par ailleurs, il lui est désagréable de se rendre compte que « mon uniforme d’aviateur me signale défavorablement aux yeux de tous », et de passer, bien malgré lui, comme responsable de la faiblesse unanimement constatée de l’aviation française.
Sentiments contrastés
Toujours attentif aux nuances de ses propres sentiments, Claude ressent une sorte de culpabilité d’être tout de même protégé des dangers les plus graves, que d’autres courent ailleurs dans le même moment. « Comme je suis à l’abri, ici ». « Moi, dont la guerre a encore si peu exigé ». Sa pensée va donc constamment, avec une profonde compassion, à ceux qui sont plus exposés. Il s’interroge sur son propre calme apparent : « Mon insensibilité m’étonne ». « J’oublie sans cesse que nous sommes au bord de l’abîme ». Est-ce de « l’égocentrisme », ou est-ce cela, le courage ? Tout concourt, en dehors des moments de tension, à faire croire que la vie continue comme d’habitude. Par exemple, le 25 mai : « Chantilly sent l’été. C’est l’odeur du foin tiède. Les jockeys mènent leurs chevaux à la promenade comme aux temps heureux. Tous les oiseaux chantent. Le ciel est radieux ».
Beaucoup de témoins, en mai 40, sont sensibles au contraste entre les malheurs du pays et la splendeur du ciel printanier. « Le temps […] est […] si triomphant que notre angoisse en est rendue peu tolérable ». Mais la beauté de la nature est aussi un recours contre la peur. « Quelle détente ! Pendant que mugit la sirène, le loriot continue son chant, et le coucou, les écureuils voltigent d’arbre en arbre ». La paix, Claude l’agnostique la trouve aussi « dans la solitaire église […]. Émotion, mais en aucune sorte religieuse ».
Début de l’errance
Cependant, les événements avancent. Le 3 juin, le bombardement de la région parisienne fait 154 morts. Le 5 juin : « 4 heures du matin : au nord-est déchirement de l’artillerie lourde ». « La bataille [fait] rage à moins de 80 kilomètres ». Les bombardements se rapprochent. « Je m’aperçois que la peur n’est pas si menaçante que je l’avais toujours cru ». C’est là l’un des tout premiers enjeux de cette période pour le jeune homme : savoir s’il est capable de dominer la peur.
Le 7 juin, on prépare le départ. Les alertes se succèdent. Vers 16 heures, le camion surchargé dans lequel Mauriac a pris place s’ébranle. Soulagement. « Et pourtant, je ne quittais que l’arrière pour un arrière plus éloigné ». On passe à Saint-Cyr bombardé, Houdan. Et puis on arrive à la nuit, à 130 km du point de départ, dans un « château solitaire » où l’on est accueilli par « une baronne famélique ». C’est le château de la Ronce, près du village de Rouvres (Eure-et-Loir), et il est charmant, « tapi dans une vallée rapiécée de rectangles lumineux […], avec son église classique, ses sages petits toits d’ardoise ». La journée suivante est paisible et délassante, après les fatigues du déménagement, dont le petit groupe constitue un élément précurseur, rejoint au soir par le reste de la compagnie. Mais vers 22 h, on entend le bruit « d’un violent bombardement, quelque part dans la vallée », on apprend le lendemain que c’est Mantes qui était visé. Le dimanche 9, on tente de s’organiser. On apprend aussi de mauvaises nouvelles. « L’éventualité d’une victoire d’Hitler me terrifie ».
La « vie de château », expérience de l’humiliation
La coexistence forcée des officiers « infatués et stupides » et de la troupe donne une nouvelle dimension à l’expérience vécue par Claude Mauriac : celle de l’injustice sociale. Car, après tout – n’est-ce pas ? – « ces officiers sont socialement mes égaux ou mes inférieurs dans la vie civile ». Mais ici, il vit dans l’inconfort tandis qu’ils ont de belles chambres, et il n’a droit « qu’à l’escalier de service ». De plus, ils sont arrogants et méprisants. À Chantilly, déjà, ils s’intéressaient peu aux conditions de vie et même à la sécurité de leurs hommes.
Durant la débâcle, les choses ne feront qu’empirer, et Mauriac est scandalisé par leurs injustices et leur manque d’humanité, qui contraste avec la simplicité des hommes du peuple, « la délicatesse de leur camaraderie ». En se retrouvant dans une situation d’infériorité, il éprouve sur quel rapport de force caché se fondait sa situation de privilégié. « Chaque jour, je me félicite […] d’être resté soldat de deuxième classe. Officier, je n’aurais pas fait cette expérience nécessaire […]. La lutte des classes est une réalité, et qui se traduit par la vanité ou l’humiliation ». Il observe en lui-même l’« impression nouvelle que me fait la bourgeoisie, vue du dehors […] : égoïsme inconscient, nervosité inutile […]. Je comprends maintenant la hargne méprisante et haineuse de ceux de l’autre bord ».
On reste peu de temps à Rouvres, où la pression de l’ennemi se fait sentir. On repart dès l’aube du 11 juin pour gagner, à 140 km plus à l’ouest, par Dreux lui aussi bombardé et Bellême, le village de Neuchâtel-en-Saosnois (Sarthe), en bordure de la forêt de Perseigne, non loin d’Alençon. On s’installe d’abord dans la forêt, puis à 3 km de là, près de Saint-Rémy-du-Val, dans une ferme proche d’« une ravissante gentilhommière qui ressemble en plus petit au château de Montaigne », le château du Val-Pineau, où il se trouve si bien qu’il l’appelle « le Val Heureux ». « Pour la première fois depuis longtemps, je puis lire » (en l’occurrence le De profundis d’Oscar Wilde).
Nouvelles errances de château en château
Le 14, cependant : « violent chapelet de bombes du côté de Mamers, à 7 ou 8 km d’ici », et le même jour, alors qu’il rentre après avoir été écouter à la radio au village voisin l’appel de Reynaud au président Roosevelt, il se trouve sous le feu des « avions qui pendant de longues minutes mitraillaient les routes et les champs autour de nous. À plat ventre dans les orties […], j’avais peur, mais ce n’était pas la débâcle. Une peur lucide ». Cependant, il lui faut le reconnaître : « L’idée de défaite est acceptée par tous. Elle trouve des complicités dans mon propre cœur ». Le lendemain, à Saint-Rémy : « Population affolée. Maire parti. Femmes en pleurs ».
Le samedi 15 juin, on reprend la route en fin d’après-midi pour une étape de 180 km plein sud. « Nous passons la Loire en pleine nuit, puis nous nous arrêtons (il est 3 h) tout près de l’introuvable but. Dormi dans la voiture ». Ce but, c’est le château de la Chevrière près d’Azay-le-Rideau, à Saché (Indre-et-Loire), et il n’est séparé que par l’Indre du manoir cher à Balzac. On y parvient au matin du 16. « Que ces châteaux se ressemblent qui ressemblent aux maisons de campagne de mon enfance. Ce sont les mêmes odeurs, les mêmes traces de la même aisance. » Le 17, il entend dire que Pétain entre en pourparlers avec les Allemands. « La tête creuse et bourdonnante, je songe aux chances de paix, de guerre ». « Il aura fallu cette inconcevable catastrophe pour que je mesure ce que représentait la France dans le monde ». Ce qui domine, c’est un sentiment de « tristesse […], d’orgueil blessé, de rage impuissante ». Mais il faut réagir contre « ce laisser-aller démoralisant », au moins se laver à la pompe et changer de linge. Question de dignité.
Le matin du mardi 18 juin, « deux énormes déflagrations […], un immense flot de fumée noire qui envahit le ciel, des bombardements un peu partout ». On ne se met en route que vers midi, malgré la crainte d’être faits prisonniers. On se permet même un petit détour par le village de l’adjudant, dans la Vienne, où l’on est reçu merveilleusement, mais où, sans doute, on s’attarde un peu. Le soir, en effet, on n’est pas encore à l’endroit fixé. Mauriac couche « au pied d’un arbre, sur un lit de feuillage ». Ce n’est que le 19 juin au matin qu’on atteint, à 170 km de Saché, le château de l’Abrègement, à Bioussac (Charente), près de Ruffec, – encore un château, où l’on se repose un peu.
En pays de connaissance, retrouvailles familiales
Le 20, nouvelle étape, qui s’achève 110 km plus loin, dans un bois à Orignolles (Charente maritime). Le 21, Mauriac s’interroge. Que signifie la démarche de Pétain ? « Pourquoi parler de paix, pourquoi avouer si crûment la défaite […], pourquoi démoraliser les Français tant qu’un soldat français est encore sur la ligne de feu ? » Reprenant son « métier oublié de bureaucrate », il découvre que leurs ordres de mission du lendemain les dirigent vers la région de Malagar (Gironde). Ô joie ! Malagar, sa petite patrie, où se trouvent ses parents, sa famille…
Et de fait, le 22, parti dès l’aube, et malgré le retard dû à une panne malencontreuse, « je fis irruption, casqué et vêtu de cuir (car j’étais à moto avec un camarade) dans la salle à manger de Malagar ». « Ce fut un cri de stupeur. Papa blanc d’émotion ». Toute la parentèle est là. Et même s’il faut vite repartir pour rejoindre la compagnie, Claude aura eu le temps de refaire le plein d’énergie. « Somptueux repas » chez des cousins, à Saint-Symphorien. Une journée bien remplie, et un trajet de 120 km.
L’errance va s’achever le 24 juin, lorsqu’on arrive enfin à Monferran-Savès (Gers). Dernière étape de plus de 200 km en direction du sud-est, ce qui a pour principal intérêt de s’éloigner de la zone côtière déjà occupée par les Allemands. En fait, on était déjà « arrivé à Auch à 6 heures du matin. Lamentable journée. Pluie, froid […]. Le but est à 35 km, mais il faut une journée pour l’atteindre ». En tout, depuis Chantilly près de 1100 km, en camion (ou, sur la fin, à moto).
L’atmosphère délétère d’après l’armistice
À Monferran, où Mauriac va rester jusqu’à sa démobilisation le 2 août, une bonne épicière aux allures d’Espagnole nous reçoit admirablement […]. C’est la paix […]. Je suis en vie. Je m’en serai tiré. Je n’aurai même pas été au danger ». « Il semble y avoir un gouvernement « rebelle » à Londres (Tout est relatif. Si la Grande-Bretagne est victorieuse, ces rebelles-là auront sauvé la France) ». Les officiers ont toujours « l’œil méchant, la bouche mauvaise […]. Ils punissent encore, ici et là » de façon révoltante et injuste. Mais on peut les ignorer, se rendre utile à l’épicerie, nouer des relations sympathiques avec les villageois, s’adonner à la lecture, se procurer livres et journaux. Le dimanche 30 juin, il éprouve le besoin d’assister à la messe. « Mais je ne sais plus prier […]. Dressé, au garde à vous […], je suis une prière vivante qui ignore à qui elle s’adresse ».
Claude Mauriac avait gardé une certaine estime pour Maurras, mais il est tout de même scandalisé de lire, alors que l’ennemi occupe le sol national, sous sa signature, dans L’Action française du 24 juillet : « Les Français recommencent à être chez eux en France ». Il commente : « On croit rêver ! ». C’est que l’antisémitisme se déchaîne. Mauriac est déjà démobilisé, en civil, à Toulouse, le 4 août, lorsqu’il tente d’intervenir dans un bar où les clients exaspérés s’en prennent à un Juif, pour la seule raison qu’il est juif. Mal lui en prend : « Un coup de poing en plein visage me fit chanceler. Mes lunettes tombèrent. Aveuglé, les lèvres en sang, je restai hébété ».
Claude MAURIAC (1914-1996), Le temps accompli, 4, Travaillez quand vous avez encore la lumière, 1996, 219 p. 10 mai-30 juin : p. 9-86. – L’écrivain a tenu son journal pour ainsi dire toute sa vie, et en a fait son chef-d’œuvre. Mais pour le publier, dans les 10 tomes du Temps immobile, il l’avait démonté et remonté, court-circuitant le déroulement du temps et télescopant les époques. Il est remarquable qu’il ait réservé, ce faisant, le journal de « l’été 40 » (du 10 mai au 7 août) et qu’il l’insère finalement en bloc, dans la dernière publication qu’il ait préparée de son vivant, le 4ème et dernier tome du Temps accompli. Voir le site : www.claudemauriac.org.