À peine rentré d’une permission éprouvante au cours de laquelle il s’est vu signifier abruptement par Camille la rupture de leur liaison adultère, mais paisible et durable, Christian Habrioux est envoyé au QG de la IXème Armée (celle du général Corap), en tant qu’interprète d’allemand destiné à exercer ses talents dans un camp de prisonniers qui ne verra jamais le jour, et pour cause. Du coup, le brigadier Habrioux ne passera pas maréchal-des-logis, mais peu importe. A défaut d’interroger des prisonniers, sa « vie d’embusqué, de gratte-papier sérieux et ponctuel », auprès d’un colonel qui l’apprécie, sera assurément plus confortable que dans le village ardennais dont il vient. Le QG lui-même est à Vervins. Mais les services de l’État-Major sont à « Renoncourt », dont le narrateur détaille la chronique vaguement scandaleuse. Ce toponyme fictif, le seul du texte, semble bien désigner en réalité Montcornet. Le 10 mai survient. Pas de panique. « Tout le monde savait que, pendant la guerre de 14, jamais aucun État-Major n’avait été bombardé, par une sorte d’accord tacite entre les deux parties. Mais le 13 mai, vers cinq heures et demie du matin je fus réveillé par un bruit épouvantable ». Malchance, alors que la bataille devait se livrer bien plus au Nord, en Belgique, les Allemands attaquent massivement par les Ardennes. Renoncourt se trouve en plein sur leur axe de progression.
Les bombardements aériens se succèdent, notamment sur un train qui « se trouvait sur une voie de garage, en plein cœur de la ville, depuis le mois de septembre 1939 ». Le train explose. L’incendie ravage la ville. Habrioux et ses camarades font ce qu’ils peuvent pour limiter les effets de la catastrophe. Les bombardements continuent, deux jours durant. Habrioux garde le moral. De nuit, « c’était splendide ». Et puis, « j’avais ignoré jusqu’à ce jour si j’avais du courage », or l’épreuve a été concluante, « mes nerfs avaient tenu ». Les civils fuient. Les bobards prospèrent. Mais, le 15 mai, ce n’est ni un bobard, ni une illusion : spectacle incroyable, sur la place de la ville, vient d’apparaître un groupe de chars allemands escorté de side-cars, qui tirent de tous les côtés ! Le colonel se ressaisit vite : « Il n’y a rien à faire. Nous n’avons pas d’armes. Il faut nous en aller […]. Filons derrière par les jardins ».
Un groupe et un chef de hasard
Commence alors, pour la cinquantaine d’hommes de ce groupe improvisé, une longue marche vers le Sud à travers champs, évitant les routes où circulent à leur aise les colonnes allemandes. Mais dans un village où ils s’arrêtent pour dormir quelques heures, on ignore encore tout des événements ! Il s’agit de gagner le camp de Sissonne, où ne reste en réalité qu’un lieutenant chargé d’accueillir tous les rescapés de la IXème Armée qui y affluent. Mais quant à lui le colonel, ayant mené ses hommes en lieu sûr, décide de rebrousser chemin pour aller reprendre son poste (il se fera capturer peu après avec le QG au grand complet).
Le narrateur ne précise plus les dates. The time is out of joint, selon l’expression de Hamlet. Et l’espace est littéralement désorienté. De quel côté se diriger ? Au cours de la période du 16 au 22 mai, la fuite continue vers l’Ouest, mais avec des détours. On quitte Sissonne, où une bataille de chars semble devoir s’engager. On se dirige d’abord, toujours à pied, vers Laon, heureux de trouver sur le chemin, à l’écart de la route, le château de Marchais, où cantonne une unité d’autos-mitrailleuses encore parfaitement organisée et combative. Mais en repartant, Habrioux retardé par son camarade geignard M., perd le contact avec les autres, qui sont désormais sous le commandement du bon capitaine R. « Deux heures de sommeil la nuit précédente, aucune nourriture chaude depuis trente-six heures, une soixantaine de kilomètres dans les jambes […] : mes nerfs lâchèrent […].Je fus pris d’un tremblement de tout le corps, mes dents claquaient ».
Finalement, le lendemain, c’est lui, le simple brigadier, qui prend le commandement d’un petit groupe qui s’est aggloméré autour de lui. Au fond, qu’il en soit conscient ou non, il avait des qualités de chef qui auraient pu faire merveille dans d’autres circonstances. « C’était très curieux : nous étions seuls, sans armes, et devant nous chaque repli de terrain pouvait dissimuler la mort, chaque tournant pouvait nous ménager la surprise d’un face à face avec un char ennemi et, cependant, nous allions allègrement. M. lui-même était tout joyeux. Il faisait beau, nous étions reposés et nous trouvions qu’il faisait bon vivre. Il faut peu de choses à l’homme pour l’abattre ou le réconforter ». Mais, rejoignant un point de ralliement, Habrioux est ulcéré d’être traité de fuyard et de lâche par un capitaine qui, l’avant-veille, à Sissonne avait donné le spectacle d’une vraie panique ! À Fismes, ville totalement déserte, c’est un spectacle de désolation : « La rue centrale était jonchée de débris : des cadavres de chevaux, gonflés, les pattes raidies ». Son camarade P. est parti vers Reims. Habrioux tente sa chance dans la direction contraire, en essayant de gagner Soissons. À 20 km du but, il rencontre une unité de hussards dont un officier accueille correctement leur petit groupe et lui fournit même une camionnette pour atteindre son objectif. Mais là, on les invite dédaigneusement à pousser jusqu’à Villers-Cotterêts. « J’éprouvais quant à moi une sorte de volupté désespérée à marcher ainsi sur la route, raide comme un automate, avec, au-dedans de moi, l’idée confuse que je rachetais ainsi, pour ma petite part, un peu de la honte qui s’attachait à mon armée, l’Armée Corap ». Mais la petite troupe se traîne. C’est en partie à cause de l’alcool qui alourdit les pas et de « cet éternel instinct humain de la rapine » qui alourdit les charges. Notre brigadier n’a pas assez d’autorité pour les empêcher ni l’un, ni l’autre. Il se fait la remarque que la plupart se conduiraient bien dans la vie civile, mais que les circonstances et l’uniforme ruinent tout sens des valeurs. « La guerre […] annihile des siècles de civilisation ». Partout où les soldats se regroupent, ils subissent des bombardements. À partir de la Ferté-Milon, un car les prend en charge. Direction : l’ouest, Chantilly, Méru. Puis Habrioux profite de l’offre d’un camion qui d’ailleurs s’égare dans le Vexin.
Mais c’est justement cette erreur d’itinéraire qui lui vaut la chance extraordinaire de retrouver, le 22 mai, dans un quelconque village, le bon capitaine R. et ses hommes. De sorte que le revoici dans sa fonction, du côté de Beauvais, puis à Pont-Sainte-Maxence, au service d’un État-Major, celui de la nouvelle VIIème Armée du général Frère, qui tente, du 5 au 11 juin, de barrer le passage à l’ennemi sur la Somme. Pour finir, cependant, ils reprennent la route, cette fois vers le Sud en contournant Paris, mêlés à l’exode massif des Parisiens qui s’enlise du côté de Malesherbes. « Malgré moi, bien que sachant l’inanité de mes recherches, je jetais un coup d’œil au passage dans les voitures que nous dépassions. Ma mère se trouvait peut-être là ! ». Habrioux a du moins la satisfaction de réussir un moment à mettre un peu d’ordre dans cette cohue. « L’autorité d’un brigadier est bien peu de choses en temps ordinaire. Mais là, j’étais casqué, jugulaire au menton, je commandai et je fus obéi ». Ils arrivent à traverser la Loire à Sully, et ils s’installent finalement dans une bourgade du Lot, près de Rocamadour. « L’idée de la résistance sur la Garonne ou les Pyrénées nous avait paru une sinistre plaisanterie, mais nous nous attendions à l’embarquement à Bordeaux pour l’Afrique du Nord ». La comédie de la distribution de croix de guerre à tout l’État-Major vient mettre le point final ironique à la campagne de France, avant la démobilisation. « Il y avait un an […] que j’étais parti pour faire la guerre. Pouvais-je dire que je l’avais faite ? […] Un an après je revenais, blessé dans ma fierté, torturé en mon cœur ». Camille lui manque. Tout est à reconstruire. Il se compare à Sisyphe.
Christian HABRIOUX (1905- ?), La Déroute (1939-40), éd. Aux Armes de France, 1941, 205 p. Mai-juin, p. 93-189. L’auteur a un haut niveau d’instruction, il doit avoir un poste de responsabilité dans une entreprise. Les seuls indicateurs qu’il livre sur son idéologie sont une pique narquoise sur le train de vie de Léon Blum et une observation discrètement antisémite sur le comportement d’une « tribu » sur la route de l’exode. C’est bien le moins pour un livre publié à Paris à ce moment-là.