Georges Sadoul est surtout connu à l’époque comme critique de cinéma à Regards et à L’Humanité. Il laissera une grande Histoire générale du cinéma (en 6 vol., Denoël, à partir de 1946), à laquelle précisément il est déjà en train de travailler pendant la drôle de guerre et en mai-juin 1940, en envoyant régulièrement à sa mère, pour les sauvegarder, les chapitres qu’il vient de rédiger. Il y consacre tout son temps libre de 2ème classe, dans la section radio d’une compagnie du Génie de la 13ème D.I., d’abord en Moselle, puis au sud du Haut-Rhin, notamment à Bettlach, dans le Sundgau, à proximité de la frontière suisse. Qu’y font-ils ? Ils creusent des trous, plantent des poteaux. « Il est clair que nous faisons là, au prix de beaucoup de fatigue et d’efforts, un travail inutile. »
Il a été membre du groupe surréaliste, réputé pacifiste. Il est adhérent au Parti Communiste depuis 1927, et à cet égard, il se sent tenu, dans son journal, à une certaine réserve. On a du mal à se représenter aujourd’hui, en raison de la part qu’ont prise les Communistes dans la Résistance et dans la lutte contre les fascismes, à quel point ils étaient suspects de sympathies germanophiles, à partir de septembre 1939, c’est-à-dire depuis le pacte germano-soviétique : leurs députés arrêtés, leurs responsables entrés dans la clandestinité ou partis en exil, et leurs militants surveillés. Mais si Sadoul a élagué son journal, lorsqu’il l’a recopié en juillet 40, c’est moins pour se censurer que pour éviter les redites, inévitables dans le récit de la vie monotone de la drôle de guerre. En revanche, il l’affirme, « sans apporter d’autre modification que de style ou de forme », pour la période mai-juin 1940. Que ce journal soit rédigé sur le vif, on en a des indices dans le texte même : « Je vais m’asseoir dans un verger pour écrire ces notes sur mes genoux. Il fait beau… » (251, 30 mai)
« La guerre commence »
Vendredi 10 mai. Il est tiré de son sommeil, dans son village du Sundgau, par les tirs de la D.C.A., mais sans beaucoup s’émouvoir. C’est à 9 h, alors qu’il est dans une salle d’attente du service sanitaire pour recevoir la deuxième piqûre du vaccin antitétanique, qu’il entend parler pour la première fois des événements en cours. Il a une pensée pour Aragon qui doit être à la pointe du combat en Belgique, avec sa D.L.M. de choc. La radio donne des informations confuses. Dans l’après-midi, il apprend que des documents importants (les plans des aérodromes français) ont été saisis sur les aviateurs blessés ou tués d’un avion de bombardement allemand, abattu à 40 km.
Samedi 11 mai. Des nouvelles arrivent des villes françaises bombardées, notamment Nancy, une ville à laquelle il est très attaché, où il est né et où il a fait ses études : il y aurait eu 22 morts, dont 5 femmes.
Dimanche 12 mai. Pentecôte. Un camarade a assisté au bombardement d’un camp d’aviation près de Belfort, il n’y restait qu’un avion de chasse, un polonais, les autres étant partis en mission ; celui-ci a réussi à prendre l’air et à abattre deux assaillants ; les pistes ont été touchées, mais aussitôt remises en état. Les nouvelles de Belgique et des Pays-Bas sont alarmantes.
Lundi 13 mai. Jour férié. « Calme et belle journée. Une foule endimanchée dans les rues du village […]. Nous passons l’après-midi à jouer paisiblement aux échecs. »
Mardi 14 mai. À travers les nouvelles diffusées par la radio, ils s’efforcent de comprendre la portée des événements. Les Allemands à Sedan ? Mais alors la route de Paris leur est ouverte ! L’un des compagnons de Sadoul « refuse de croire les mauvaises nouvelles et les déclare inventées ».
Mercredi 15 mai. « Superbe journée de printemps. » Parmi les soldats français, le sentiment qui domine, c’est l’accablement. « Certains s’attendent à ce que nous entrions en Suisse. » Pour s’y réfugier, naturellement. « La Hollande s’est rendue. »
Jeudi 16 mai. Le « communiqué » du jour indique que « « la ligne Maginot est intacte de Sedan à la frontière suisse » ». Pour en avoir conclu logiquement qu’elle a été enfoncée entre Sedan et la Belgique, Sadoul est traité par un caporal de défaitiste et de membre de la cinquième colonne. Des bruits invérifiables circulent : des parachutistes allemands déguisés auraient été arrêtés. Dans diverses villes bombardées, la population s’en est prise aux aviateurs français, accusés de « faire la noce » au lieu de les protéger.
Vendredi 17 mai. Ses camarades font assaut de plaisanteries sinistres sur le thème de la prochaine victoire des Allemands.
Samedi 18 mai. Sadoul fait sa lessive. Les commentaires sur la situation militaire vont bon train. « J’ai beaucoup entendu incriminer le Front Populaire de la situation actuelle. Jamais Munich. »
Dimanche 19 mai. Sadoul s’interroge sur les raisons de la percée allemande, il en conclut fort justement que ce ne peut être que l’effet d’une débandade : « huit mois de fausse guerre ont démoralisé les troupes endormies dans le repos » ; il se rend parfaitement compte que la stratégie allemande consiste à « gagner la mer, pour nous couper des forces qui combattent encore en Belgique et tourner la ligne fortifiée Valenciennes-Dunkerque ». Pour se préparer à la prochaine bataille, la compagnie de Sadoul se décide tardivement à s’entraîner à l’emploi du morse, puisque c’est encore grâce à ce procédé qu’on communique par radio le plus souvent dans l’Armée française. On leur parle de départ pour le front dans la nuit.
Lundi 20 mai. Apparemment, plus question de s’en aller.
« Départ pour le front »
Mardi 21 mai. Toute la 13ème D.I. part enfin, vers midi, en camion. La compagnie de Sadoul reprend ses quartiers à Seppois (toujours dans le Haut-Rhin), où ils étaient déjà cantonnés en octobre 1939. Mais pas moyen d’y trouver une auberge pour y prendre un repas : toutes ont été dévalisées par leurs prédécesseurs. Finalement, ils s’installent avec leurs provisions dans la salle d’un café fermé par mesure administrative. Il y a là un poste de radio, qui retransmet justement le discours de Paul Reynaud : « « Je crois aux miracles parce que je crois à la France » ». « Les esprits s’échauffent ». On parle de fusillier les généraux et les ministres. Ils couchent dans une maison abandonnée, sur des tas de paille souillée.
Mercredi 22 mai. Le bruit court qu’on va reformer la division à l’arrière, en la dotant de nouveaux matériels. Ils passent la matinée à Delle (Territoire de Belfort), puis embarquent dans des wagons à bestiaux.
Jeudi 23 mai. Ils passent à Bar-sur-Aube et à Montereau, qui viennent d’être bombardés, puis à Melun. Chose vue à la gare de Montereau, image de l’exode : « dans le passage souterrain, une vieille femme assise sur le ciment du sol, les jambes droites, le regard vide. Près d’elle tous ses biens dans un cabas de toile cirée d’où sortait une cuvette de tôle émaillée ».
Vendredi 24 mai. À l’aube, les voici à Versailles, après un long voyage d’environ 500 km en train. Ils rencontrent des rescapés de l’Armée Corap, vilipendée par Reynaud dans son discours. Ceux-ci décrivent leur submersion par les Allemands, le mitraillage des convois de civils, tous parlent de trahison. La compagnie de Sadoul gagne à pieds Million-la-Chapelle (Yvelines) dans la vallée de Chevreuse, juste à côté des ruines de Port-Royal, puis Chevreuse (20 km de marche). On les loge dans une très inconfortable Auberge de Jeunesse, où ils doivent dormir à même le plancher pourri.
Samedi 25 mai. Sadoul arrive à joindre sa belle-sœur Éli, femme d’Henri Cartier-Bresson qui lui rend visite : son mari est à l’état-major de la 3ème Armée (Metz), essentiellement chargé de faire des photos de son général.
Dimanche 26 mai. Réveil à 3 h pour un départ imminent, qui ne sera effectif qu’à midi, dans des autobus réquisitionnés repeints en gris, plutôt confortables. Un chauffeur explique qu’il fait la navette entre la région parisienne et la Somme pour y emmener des troupes, avec interdiction de charger des réfugiés pour le retour, un vrai scandale. À Versailles, ils entrevoient le château, que beaucoup ne connaissaient pas ; à Saint-Germain, une foule joyeuse et endimanchée leur fait fête ; ils passent à Pontoise ; le spectacle de la guerre les saisit à Méru : la gare et le quartier voisin sont en ruines ; ils contournent Beauvais par l’ouest. « Partout sur les routes les traces de l’énorme panique qui a traversé cette région […] : chiens crevés, voitures renversées, autos abandonnées faute d’essence. » Après 180 km de route environ, à la tombée de la nuit, ils s’arrêtent à Poix-de-Picardie (Somme). Le repas du soir n’a pas été prévu : ils dînent de boîtes de « singe » et de biscuits tirés de leurs provisions. Les maisons sont abandonnées ou en ruines, les robinets à sec. Départ sac au dos. Courte marche. À Éplessier (Somme), il leur faut imposer leur présence aux habitants restés sur place et qui ont peur d’être pris au milieu des combats. Sadoul pénètre dans une grange et s’y endort « comme une masse ».
« Le front de la Somme »
Lundi 27 mai. Réveil tardif. Le pays est riche, mais vandalisé par les réfugiés de passage. Au menu du dîner : œufs frais ramassés dans la paille. Sadoul, casqué et armé, fait un tour dans la campagne, tandis que des avions piquent et mitraillent.
Mardi 28 mai. Dans la nuit, passage des chars français. Au matin, à la T.S.F., discours de Reynaud annonçant la « trahison » belge. À 16 h, on emmène Sadoul et ses camarades en camion à Pissy (Somme, 14 km d’Amiens, 20 km d’Éplessier) : le village n’a pas encore souffert. Les premiers fantassins blessés refluent du front tout proche. « Nos officiers passent, lamentables, dans la nuit qui commence, le visage ravagé, sales, mal rasés, l’échine basse. » Seul à faire l’effort de se déshabiller pour dormir, Sadoul s’installe avec son sac de couchage au pied d’un mur.
Mercredi 29 mai. Des batteries de 105 du 228ème R.A.L. placées dans le parc du château tirent sur les lignes allemandes, sans guère recevoir de répliques. Le pillage des caves bat son plein. Un rescapé de Stonne (près de Sedan) lui raconte les durs combats qui y ont eu lieu, et lui parle de la mort d’un jeune, en qui Sadoul reconnaît sur une photo, à ne pas s’y tromper, quelqu’un qu’il connaît bien : « le premier mort de mes amis ».
Jeudi 30 mai. « Le pillage continue. » Deux femmes blondes vendent à bas prix les bouteilles d’un café où elles se sont réfugiées, comme si elles en étaient les propriétaires. Le vieux garde-champêtre bat le tambour pour annoncer à la population un ordre d’évacuation immédiat. Certains clament bien haut qu’ils ne partiront pas, mais la plupart se livrent à des préparatifs fébriles. Il y a beaucoup d’énervement.
Vendredi 31 mai. La ferme où s’est installé Sadoul a été désertée par ses habitants : volailles, cochon, veaux de lait s’ébattent et criaillent. Le chien tremble et bave de peur. Les soldats prélèvent leur butin sur tout ce qui peut se manger. Vers 18 h, on emmène Sadoul et ses camarades, en camion, à Quevauvillers (Somme, 6 km au sud-ouest). Le village a déjà été évacué, et d’ailleurs, les troupes ennemies y sont sans doute passées en allant pousser une pointe jusqu’à Forges-les-Eaux. Pour se loger, on n’a que l’embarras du choix. Sadoul dort dans la coquette chambre d’une jeune fille.
Samedi 1er juin 1940. « Journée écœurante. La plus abjecte que j’aie vécue depuis le début de la guerre. » Deux compagnies du 7ème Régiment d’Infanterie Coloniale surviennent, délogent la compagnie radio, et mettent le pays à sac : des scènes de beuverie ignobles, et de pur gaspillage. C’est au point qu’un sergent invite les compagnons de Sadoul à user au besoin de leurs armes pour défendre leur cantonnement. Cela dure tout l’après-midi. « Le rouge de la honte nous monte au front, nos poings se serrent quand nous voyons partir cette armée d’ivrognes conduite par des soulards […] : en tête, [leur] capitaine zigzague d’un trottoir à l’autre. » Restent sur les lieux, après leur départ, cinquante hommes ivres-morts qu’on n’arrive pas à dessaouler, des blessés, et même un mort ; ainsi que des fusils, des munitions, des grenades et jusqu’à des fusils-mitrailleurs. Dans la villa occupée par les officiers ce sont les bijoux et l’argenterie qui ont été pillés. Partout, ce ne sont que meubles forcés, abîmés, et vaisselle brisée.
Dimanche 2 juin. « Sans être encore monté en ligne, sans avoir vu la mort, j’ai fait en 48 heures une belle provision d’horreur. » Des réfugiés venant de villages proches d’Amiens descendent d’un camion, désemparés, à jeun depuis 24 heures. Sadoul scandalisé trouve de quoi les nourrir un peu. « Ces gens ont été quinze jours durant en pays occupé. Ils ne se plaignent pas des envahisseurs. Ils ont été corrects. Pas de pillage. Les épiceries, réquisitionnées, ont eu leur contenu spectaculairement distribué entre la population. Ce qui est un des classiques procédés de l’hitlérisme. »
Lundi 3 juin. Sadoul visite une des maisons saccagées, ému par toutes les humbles traces de vie d’une famille, les affaires endommagées et la correspondance éparpillée de la fille de la maison tout récemment mariée.
Mardi 4 juin. Ils se croyaient quasiment cernés de près, des deux côtés, par les pointes avancées de l’offensive ennemie, et voilà qu’un « calme quasi inexplicable continue ». À Dunkerque, tout est fini. Combien d’hommes ont pu s’en tirer ? Sadoul se distrait en lisant les ouvrages découverts dans la maison de l’ancien docteur du pays. Le château d’eau est à sec. Le vin coule à flot. Ce sont les bouteilles de Vittel récupérées par Sadoul dans la cave d’une épicerie qui sont devenues, pour lui, un trésor. Le sort de Dunkerque réglé, quand aura lieu l’attaque allemande ? Certains pensent que le répit sera de deux semaines. Sadoul leur donne seulement une semaine pour digérer leur victoire.
« La retraite de la Somme »
Mercredi 5 juin. « J’étais trop optimiste hier soir. » Le bombardement aérien sur Quevauvillers débute à 4 heures du matin. Il faut partir. Pour commencer, ils doivent installer un poste radio à 2 km, à Namps-au-Mont. Ce poste est un R 15, dans sa caisse pesant 200 kg, destiné à la liaison avec un avion de reconnaissance : il s’agit de décrypter les messages (en morse) de l’avion et lui répondre selon un code convenu par de grands panneaux blancs disposés dans les champs. Ce procédé, bien entendu, est totalement impraticable. On ne les verra jamais se servir du matériel qu’ils vont continuer de traîner tout au long de la retraite, sauf parfois pour écouter les nouvelles à la façon d’un poste ordinaire.
Jeudi 6 juin. Ils campent près de la roulotte d’un groupe colombophile (voilà un moyen de communication un peu insolite dans une guerre moderne !). À la fin d’une nuit plutôt tranquille au pied d’un hêtre, Sadoul est réveillé à 5 h par un raid aérien sur le village de Quevauvillers qu’ils viennent de quitter et qui est sévèrement touché. On leur demande de se tenir prêts à décrocher d’urgence à pied après avoir détruit leur poste. D’ailleurs tous leurs voisins sont déjà partis. Sadoul prend l’initiative vers 17 h, faute d’ordre, de charger le fameux poste sur une antique charrette, grâce à laquelle ils parviennent à rejoindre, à Namps-au-Val, le camion qui doit les emmener. « Nous entrons dans les cohortes de la déroute. Il y a énormément de chevaux, des fantassins, des charrettes, des réfugiés. » Il leur faut une demi-heure pour traverser le village de Frémontiers. Cette étape de 12 km, courte, mais mouvementée, les amène enfin à Courcelles-sous-Thoix (Somme), où ils bivouaquent dans un bois.
Vendredi 7 juin. Ils ont conscience qu’ils sont au fond d’une poche et donc menacés d’être capturés. Et ce sont les officiers de l’état-major de la division, installé au château de Courcelles, qui créent la panique en criant que l’ennemi arrive : « « Sauvez-vous ! » » En fait, à part une salve d’obus sur le parc du château, la matinée est relativement calme. Mais il faut partir, soit ! « J’ai pris rapidement la tête de la colonne […]. Je suis d’ailleurs le seul à avoir des cartes détaillées et à savoir les lire. » Des cartes qu’il a prises dans la maison d’un notable. Sur la route, des soldats rouent de coups un lieutenant qu’ils accusent de lâcheté. Un capitaine d’artillerie, dont les canons viennent de se mettre en batterie à proximité, tance à son tour cet officier indigne ; il se prépare, lui, à résister. « C’est le meilleur officier que j’aie vu depuis le début de la guerre. De tels hommes peuvent arrêter une déroute. » Ils retrouvent leur camion, qui file désormais sur une route dégagée. Ils entrent dans le département de l’Oise, passent à Choqueuse-les-Bénards, puis à Hétomesnil, où un civil, retrouvant, après trois semaines d’évacuation, sa ferme saccagée, parle par dépit d’y mettre le feu. Enfin, après Crèvecœur, où « de belles maisons Renaissance en briques et en pierres de taille flambent de tous côtés », ils suivent une route entourée d’entonnoirs de bombes – « un […] cadavre, celui d’un civil […] gît à côté de sa bicyclette » –, pour atteindre Petit-Froissy (toujours dans l’Oise), où ils dorment en plein air dans un pré, au terme d’une étape de 28 km.
Samedi 8 juin. De Froissy, dont un quartier est en flammes, ils repartent en fin de matinée. Deux fois, le chauffeur se trompe de chemin, parce qu’il ne sait pas lire une carte ; c’est ennuyeux, car avec sa lourde remorque, le camion ne peut tourner sur place. Quesnel-Aubry n’a pas été évacué, on trouve même à boire du cidre dans un café. L’état-major est passé en criant « « Nous avons les boches au cul ! » ». Les fourgons attelés du Groupe Sanitaire Divisionnaire créent un gros embouteillage. C’est la panique. Sadoul « engueule » un médecin-lieutenant qui s’affole et allait s’enfuir dans sa voiture ; un sergent-chef menace à son tour ce médecin de son revolver pour qu’il reste à son poste. Le chauffeur du camion fait une crise de nerfs, on doit l’empêcher de se suicider. Le village de Bresles est en feu. De Beauvais monte une épaisse colonne de fumée. À Hermes, tout est paisible, la population reste calme, et la poste fonctionne encore. Mais une escadrille d’une vingtaine d’avions bien alignés en V vient cribler de bombes la butte de César, où stationne un convoi immobilisé. Arrivés à Friancourt (toujours dans l’Oise), ils bivouaquent dans un bois. Ils ont fait une trentaine de kilomètres dans la journée.
Dimanche 9 juin. C’est de Berthecourt tout proche, où leurs deux compagnies (radios et téléphonistes) se sont regroupées, qu’ils reprennent la route vers midi. Leur camion perd une roue, il faut réparer : une heure de perdue. Puis on entre dans ce qui est devenu aujourd’hui le Val d’Oise : Nesles-la-Vallée, L’Isle-Adam, Nerville-la-Forêt, où ils bivouaquent dans la forêt. Il fait chaud et l’orage menace. On a fait tout de même 35 kilomètres ce jour-là.
« La défense de l’Oise »
Lundi 10. Journée pluvieuse, jour de repos. Sadoul en profite pour lire, compléter son journal, écrire quelques lettres. Le bobard qui court, c’est l’enfoncement de la ligne Siegfried par les troupes de la ligne Maginot et la volte-face de l’URSS venant se placer à nos côtés. En réalité, c’est l’Italie qui entre en guerre, et aux côtés de l’Allemagne, Paul Reynaud l’annonce à la radio.
Mardi 11 juin. De Nerville, ils ne font qu’un saut de puce de 5 km pour aller bivouaquer dans un bois à Montsoult-Maffliers (toujours dans le Val d’Oise).
Pareillement, le mercredi 12, ils ne font que 7 km pour se rendre au fort de Domont, près de batteries françaises de 155 qui pilonnent les Allemands sur l’autre rive de l’Oise. Mais les canons de 77 allemands répliquent. Sadoul sent venir en lui un accès de peur qu’il combat… en allant cueillir des fraises dans les bois. Les fantassins français, qui viennent à pied d’Amiens sans avoir été ravitaillés sont affamés. Mais ils résistent malgré tout aux Allemands qui tentent de traverser l’Oise sur des canots pneumatiques. Certains Français ont même passé la rivière à la nage pour contrattaquer. Le jeune chauffeur du camion, qui avait été pris de panique quatre jours plus tôt, est à présent déchaîné. Le général Héring, gouverneur militaire, proclame Paris ville ouverte pour inciter les habitants à rester chez eux, avec l’assurance de ne pas être pris au milieu des combats dans la capitale ; mais peu après, il se résout à donner un ordre d’évacuation générale. C’est incohérent. Et la panique sur les routes, mêlant civils et soldats, sera le fruit amer de cette décision.
« L’abandon de Paris »
Jeudi 13 juin. Réveillés en pleine nuit par l’intensification des tirs d’artillerie, Sadoul et ses camarades ont quelque peine à se mettre en ordre de marche, et ne partent qu’à l’aube. Ils font halte à Argenteuil, où Sadoul échange ses impressions avec un ouvrier de Gnôme et Rhône, firme fabriquant des moteurs d’avion, qui craint déjà de devoir travailler pour les Allemands. Dans cette cité ouvrière, « une petite fille de neuf ans, toute blonde, m’a pris en amitié. Elle fait la cueillette [de cerises et de fraises] pour moi et me tend les fruits : – « Mangez-les, monsieur, avant que les boches ne viennent les prendre ». J’en ai les larmes aux yeux. » Mais, là aussi, le pillage s’organise et s’amplifie.
Ils repartent en début d’après-midi. Ils aperçoivent la tour Eiffel, devant eux, puis derrière eux, « nous n’avons pas pu ne pas comprendre que nous étions les dernière troupes à abandonner Paris ». Voici le pont de Bougival, puis Versailles. Il pleut sur la ruée de la population quittant Paris, « voitures, bicyclettes, voitures d’enfants, brouettes, surchargées de matelas, de couvertures, de chats, de cages d’oiseaux, de poupées, de casseroles, de valises pleines à crever, de paquets informes… » Une dame âgée, bien mise, avec ses deux valises et un roquet en laisse, dit tranquillement à qui l’interroge « qu’elle va à pied à Orléans pour y prendre le train ». « Les plus heureux sont ces jeunes gens de dix-huit ans qu’on voit filer en bandes, sur des vélos, garçons et filles sacs au dos, pas trop chargés, presque gais d’être libres d’aller vers l’inconnu. » On se rend compte, en bavardant avec des ouvriers et des passants, que les usines avec leur outillage et leur stock de produits terminés, ainsi que les dépôts d’essence et de munitions, tout est livré intact à l’ennemi. La cohue est telle que les camions sont retenus à Longjumeau (Essonne) jusqu’à 19 h. « Cet immense exode, par sa disproportion même, cesse presque d’être tragique. » Enfin, ils arrivent à Saulx-les-Chartreux (Essonne), où Sadoul passe la nuit dans une grange. Ils ont réussi à parcourir 40 km au cours de cette journée épouvantable. Les avis sont partagés dans la troupe. Certes, « notre division s’est admirablement battue », leur moral reste bon, et pour sa part, Sadoul pense déjà aux combats à venir, c’est-à-dire à la Résistance. La lutte clandestine et la guerre de partisans font partie de la culture communiste. Il se souviendra plus tard d’avoir dit ce jour-là : « Rien n’est perdu. Avec un bâton, on peut assommer une sentinelle allemande, lui prendre sa mitraillette, et avec son arme prendre un tank. » (325) Mais sur le moment, la ruée ennemie est irrésistible.
« La retraite sur la Loire »
Vendredi 14 juin. Réveillés à 4 h du matin, ils traversent Montlhéry déjà embouteillé. La nouvelle incroyable de la prise de Paris commence à circuler. Étrangement, le convoi reste sur place toute la matinée et une partie de l’après-midi. Les réfugiés racontent des choses affreuses comme l’histoire de cette femme qui « a accouché dans un wagon à bestiaux. L’enfant n’a pas vécu. On a jeté le petit cadavre sur le ballast. » Le traître Ferdonnet, sur les ondes de radio Stuttgart, exulte en raison de la prise de Paris par ses amis nazis. Une vieille femme aux jambes enflées demande conseil : Sadoul l’invite à retourner au plus vite se mettre à l’abri chez elle. Le commandement esquisse l’installation d’une ligne de défense sur le cours de l’Orge, puis sagement y renonce : les canons n’auraient pu tirer sans faire un massacre sur les routes par où l’ennemi est censé arriver, et qui sont couvertes de réfugiés. Le convoi de Sadoul quitte Leuville-sur-Orge vers 17 h, puis s’arrête pour la nuit à Vert-le-Grand (Essonne), dans le parc du château. Il a fait 20 km seulement dans la journée. « Je m’étends, assez déprimé. La fatigue a entamé mon moral. »
« La nuit de la Loire »
Samedi 15 juin. On décharge le camion, il est question d’aller prendre le train à Brétigny. L’ordre est annulé. On reprend la route. Des femmes et des enfants trouvent à prendre place dans un camion militaire, plantant là les hommes furieux qui les accompagnaient, ainsi que des voiturettes et des vélos qui feront vite le bonheur de trois jeunes femmes, qui y découvrent des papiers d’identité, des affaires de bébé, et du lait condensé. La foule est si dense sur la route que le camion coupe à travers champ. C’est ainsi qu’ils parviennent à Pithiviers (Loiret), mais il leur faut trois heures pour traverser la ville et gagner Ascoux. Ils ont fait 56 km dans la journée, et surtout, ils sont maintenant très près de la Loire.
Du reste, ils prennent immédiatement dans la nuit noire la route de Sully (à 43 km). Ils prennent en charge une sexagénaire dont la voiture est tombée en panne et dont le mari est parti chercher une aide bien aléatoire. Mais très vite la route est engorgée par la cohue de l’exode. Le convoi fait demi-tour. Ils recueillent une nouvelle passagère âgée. Ils sont bien serrés dans la cabine du camion. Les voici à Châteauneuf-sur-Loire. C’est là qu’à l’aube ils passent enfin la Loire, sur un pont très étroit qui ne peut laisser passer qu’une voiture à la fois.
Sur l’autre rive, la route file droit vers Sully-sur-Loire (Loiret), où ils parviennent à l’aube du dimanche 16 juin (50 km depuis Ascoux). Sully est sur la rive gauche de la Loire. Est-ce là que va s’organiser la ligne de résistance ? Mais « peut-on imaginer une résistance sur la Loire alors que les troupes fraîches jettent leurs munitions dans le fossé, que les autres divisions, celles qui ont combattu, sont plus qu’à demi anéanties, et qu’après avoir passé dans le gigantesque broyeur[…] des ponts sur la Loire, elles se sont […] émiettées ? »
« La journée de Sully »
Sur la grande place, des réfugiés, des femmes et des enfants surtout, qui ont passé la nuit dans l’église, ne savent que faire. Sadoul leur conseille de s’éloigner de la Loire, de partir s’enfoncer dans la Sologne, mais ils ne parviennent pas à s’orienter. « Je suis pris de panique. Que faire pour ces malheureux ? » Le convoi sort de la ville, fait halte à 2 km dans un petit bois. Comme déjeuner, ils ont du corned-beef et du pain moisi. La fatigue est si grande que Sadoul dort à poings fermés jusqu’à 17 h, alors que le bombardement fait rage. « Cet après-midi, la mort règne, déchaînée, sur Sully. » Il y a plusieurs centaines de morts. « Les blessés du premier bombardement [avaient été] réunis dans une grande tente […], sur la grande place […]. Au bombardement suivant, la tente fut anéantie. Il ne resta rien des blessés ni de leurs infirmiers. »
Quant à Sadoul et à ses compagnons, ils tentent de se déplacer un peu pour s’éloigner du danger. Mais voici qu’une escadrille en formation impeccable en V les bombarde. « L’appareil de tête vient à peine de me dépasser qu’il s’en détache un gros morceau noir. C’est une torpille qui part avec une majestueuse lenteur, puis accélère sa marche ». Pour lui, il ne fait aucun doute que ce sont des avions italiens. On sait aujourd’hui que c’est impossible, mais si grande est la colère contre ce pays qui vient, en déclarant la guerre à la France déjà vaincue, de la « poignarder dans le dos », que par contraste les Allemands apparaissent comme de plus loyaux adversaires. Ces bombardiers qui sèment la mort parmi la population civile ne peuvent être, par conséquent, que des italiens. « La nuit vient. L’orage qui traîne dans l’air n’empêche pas les avions italiens d’aller faire un nouveau raid sur Sully, un peu après huit heures du soir. »
« Vers l’armistice »
Lundi 17 juin. Pas de nouveaux bombardements, mais il est prudent de fuir cette région dangereuse, ils repartent plein sud, avec un arrêt à Cerdon (Loiret), dans le parc d’une grande propriété. C’est un pays de Cocagne, les fraises abondent sous les arbres, et les poissons dans l’étang : de quoi se faire une petite friture et un délicieux dessert. La radio annonce que Pétain forme un nouveau gouvernement, mais pour faire la guerre à outrance ou la paix ? La nouvelle de la demande d’armistice lève les doutes et rassure ceux qui veulent avant tout qu’on en finisse. « Le bourg [de Cerdon] est plein de réfugiés et de débris d’armées. » La foule pille les boutiques, y compris une mercerie et un magasin de faïences de Gien. Le convoi repart et parvient à Nançay (Cher) : 52 km depuis Sully.
Mardi 18 juin 1940. L’essence allait manquer, mais un dépôt mis au pillage en fournit opportunément. L’itinéraire de 135 km parcouru ce jour-là, à le reconstituer sur une carte, laisse rêveur : d’abord sud-ouest, par Genouilly (Cher) et Vatan (Indre), jusqu’à Levroux (Indre), puis un brusque retour plein est, jusqu’à Bourges (Cher). Du côté de Vatan, arrêtés par un embouteillage, ils engagent la conversation avec une famille de rescapés du pont de Sully : le cousin a reçu une balle dans la tête, la tante a été blessée, mais « on la cherche partout, depuis deux jours, dans les hôpitaux ». Sadoul était assis sur l’aile de leur véhicule, quand une voiture arrive sur lui à pleine vitesse et s’arrête à quelques centimètres. « Je descends de l’aile tremblant de peur. Je ne me remettrai qu’une ou deux heures plus tard. Ce qui me permet de me rendre compte que je n’ai pas eu, depuis le début de la guerre, une véritable peur. »
Mercredi 19 juin. Réveillés à 6 h du matin, ils restent toute la journée près de Bourges, en instance de départ, et ne reprennent la route qu’à la nuit, sous le clair de lune, par Levroux (à nouveau) et jusqu’à Buzançais (Indre) où ils sont immobilisés par une panne. Ils ont fait 85 km dans cette journée, plein ouest.
Jeudi 20 juin. Ils n’en repartent qu’en pleine nuit et s’arrêtent au jour dans la forêt de Coussay-les-Bois (Vienne), où Sadoul passe une grande partie de la journée à dormir ; il prend quand même le temps de visiter l’église romane de Coussay.
Vendredi 21 juin. Courte étape de 25 km, le matin, vers le sud et arrêt à la Puye (Vienne), dans un petit bois. La fermière, s’attendant à l’arrivée imminente des Allemands (et craignant sans doute une réquisition ?), préfère les faire profiter de ses volailles.
Samedi 22 juin. Départ de bon matin, vers le sud, par Montmorillon, jusqu’à Availles-Limouzine (Vienne), à 70 km plus au sud, près d’une ferme où ils vont se procurer des œufs. Il y a là des Alsaciens du nord du Bas-Rhin, qui ne parlent pas français ; dans une autre, se trouvent des femmes pleines de dignité et de compassion pour les réfugiés et les soldats aux pieds en sang. « Depuis plusieurs jours déjà, nous n’avons plus vu de localités évacuées, pillées, bombardées, incendiées. L’horreur fait enfin la pause. »
Dimanche 23 juin. Ils refont, on ne sait pourquoi, en sens inverse, dans la matinée, le chemin de la veille, et c’est de la Puye qu’ils repartent vers le sud. Lors d’un arrêt au Temple, hameau accueillant (de la commune de Cellefroin, Charente), un des camions de la compagnie diffuse par haut-parleur le discours prononcé par De Gaulle à radio Londres. « Ce discours est mal accueilli – « Vas’y te battre, eh, salaud ! T’as le cul dans ton fauteuil et tu veux que les autres se fassent encore tuer. » » La population fait chorus avec cette réaction des soldats, et se montre très hostile aux Anglais. Nouvelle halte à La Rochefoucauld (Charente, à 125 km plein sud depuis La Puye). Ils en repartent vers 19 h : il pleut, la nuit est d’un noir d’encre, la route est encombrée. À 1 h 30, ne pouvant plus avancer, ils s’arrêtent au hasard. Sadoul se pelotonne entre deux toiles imperméables. « Je me jette sur un pré, je m’endors. » Il se réveille néanmoins trempé.
Lundi 24 juin. Départ à l’aube. Les voici en Dordogne. Halte à Champagne, puis à Ribérac, et enfin arrêt près de Saint-Astier (85 km plein sud depuis La Rochefoucauld). La nouvelle de l’armistice, entendue à la radio d’un camion, se répand dans le convoi et est saluée par des cris de joie. Arrêt en pleine campagne. Il pleut. Sadoul va se coucher sous son camion. « J’ai sous la tête la dure musette dont je ne me sépare pas et où sont mes manuscrits ». Mais l’humidité est telle qu’il remonte dans la cabine déjà très encombrée de dormeurs. « Je suis très déprimé, « pompé » comme je ne crois pas l’avoir été durant toute la guerre. »
« L’attente de la démobilisation »
Mardi 25 juin. Premier jour de paix. « Triste aube pluvieuse. » On les achemine par Couze (Dordogne), jusqu’à Saint-Front (Charente), à 190 km.
Le lendemain 26 ils refont le chemin en sens inverse (180 km), on ne sait toujours pas pourquoi, jusqu’à Cause-de-Clérans (Dordogne), à 8 km de Couze, près de Ribérac, dans le Périgord pourpre. Ils y cantonnent dans une ferme à l’écart. Ils n’en bougeront pas jusqu’au 8 juillet, sauf une fois pour aller se baigner dans la Dordogne.
« Toute la guerre durant, je me suis régulièrement lavé et rasé chaque jour, et cela n’a pas toujours été commode dans la retraite. Maintenant je ne me rase plus et voilà deux jours que je ne me suis pas lavé. » (2 juillet)
Le 8 juillet, les revoici à Couze, où ils installent leur tente dans un pré, sur le bord d’un ruisseau. Ils y vivent dans l’attente fiévreuse de la démobilisation. Celle-ci n’aura lieu que le 18 juillet, à Figeac (Lot, 120 km de Couze), où ils ont beaucoup de mal à se rendre en autobus, en train, et finalement à pied.
« J’ai dû, pour être démobilisé, affirmer être ouvrier agricole. »
Georges SADOUL (1904-1967), Journal de guerre 39-40, Les éditeurs français réunis, 1977, 397 p. – 10 mai-25 juin 1940 : p.192-384. (rééd. L’Harmattan, 1994). Les intertitres sont de Georges Sadoul.