Né en 1902 à Paris, de parents juifs allemands tôt immigrés en France, Georges Friedmann était destiné par son père à faire des études scientifiques, et il a été reçu à l’École de physique-chimie, mais il a très vite quitté cette voie pour suivre sa vocation littéraire, faire une khâgne à Henri IV, entrer à l’École Normale Supérieure, et passer l’agrégation de philosophie. Durant l’entre-deux guerres, c’est un compagnon de route du Parti communiste, écrivant pour l’Huma, pour Clarté, pour Europe. Mais il a appris le russe, épousé Hania Olszewska, une Polonaise, voyagé en URSS, et dès 1938, il a pris ses distances, en publiant La Sainte Russie et l’URSS. Le pacte germano-soviétique achève de consommer sa rupture avec le communisme. « Que d’autres restent, s’ils le jugent bon, accrochés à la caricature de leur doctrine, de leurs espoirs […]. Qu’ils suivent leur chemin, je suivrai le mien. » (Journal de guerre, 24 mars 1940)
La mobilisation de septembre 1939 l’envoie comme lieutenant, officier d’administration du Service de Santé, à l’hôpital complémentaire (H.C.) N° 23 de Laon (Aisne), où il reste jusqu’en mai 1940. Sa vie quotidienne, telle que la rapporte son journal, est faite, d’une part, de besognes routinières à l’H.C., et d’autre part, de réflexions sur l’actualité, nourries par les journaux et par sa correspondance avec d’autres intellectuels ; voire de pensées philosophiques plus générales, sur l’importance qu’il accorde à la bienveillance, à la bonté, mais aussi à la lucidité.
Un seul véritable événement lié à la guerre pendant ces mois : le 12 avril, il va voir les restes d’un Heinkel 111 abattu par un Morane français : un seul survivant, un jeune fanatique, qui s’étonne que les Français n’aient pas tiré sur lui pendant sa descente en parachute, comme il l’aurait fait lui-même à leur place. L’appareil, incendié, est en piteux état, et les restes humains de son équipage « déchiquetés ». Premier signe tangible de l’ensauvagement que produit la guerre.
À Laon sous les bombes
Vendredi 10 mai. « 4 h 45 du matin. Les sirènes hululent dans l’aube […]. Depuis des mois, on avait cessé de penser qu’il pût y avoir des alertes sérieuses […]. Cette fois, on sent tout de suite que c’est grave. » Arrivent les premiers blessés, dont un cheminot qui a les deux bras arrachés et qui meurt sur la table d’opération. C’est en effet la gare qui était particulièrement visée. Friedmann s’y rend. Nombreuses destructions. « La petite blonde qui s’occupait des journaux a été tuée. » Les avions ennemis « ont fait ce qu’ils ont voulu. Les mitrailleurs en haut des remparts avaient reçu l’interdiction de tirer sans un avis exprès », qu’ils n’ont évidemment pas reçu. Friedmann est accablé par le spectacle de lieux dont il connaissait chaque recoin. Ces ruines sont l’effet de « l’énorme rage de destruction qui commence […]. Le vainqueur sera celui qui transformera le plus rapidement possible des maisons en gravats, des hommes de chair […] en choses déchiquetées. » En tant que responsable de l’administration de l’H.C., il est chargé « de toutes les macabres corvées » Il reçoit les familles des victimes. « Quoi leur dire à ces braves gens que je voudrais embrasser ? »
Le 11 mai, les alertes continuent de se succéder. Les blessés sont hospitalisés dans des caves. On s’adapte, et on se prépare à recevoir ceux du front. Le soir du 12 mai, Friedmann s’accorde une promenade dans la campagne. L’atmosphère serait bucolique, sans le défilé des populations qui fuient la Belgique et la région de Givet, proche de la frontière. Le 13, toujours le bruit des sirènes et de la D.C.A. Sa réflexion prend plus que jamais un tour stoïcien : « Il faut s’efforcer, durant ces années abominables, de conserver en soi des dispositions humaines […]. Tout cela se fait sans que je puisse rien pour changer le cours des événements […]. Je ne puis rien d’autre qu’accomplir consciencieusement d’humbles tâches […], inspirer le calme, la sérénité. » L’urgence dicte sa loi : les ambulances chirurgicales légères sont débordées. L’H.C. doit les suppléer, renforcer son dispositif. Dans un village voisin, un avion allemand a été abattu. Cette fois, pas d’esprit chevaleresque qui tienne : un des aviateurs, « un gamin d’à peine vingt ans », qui faisait signe qu’il se rendait, a été abattu sans pitié par un gendarme.
14 mai. « L’exode des réfugiés continue, s’enfle […], pauvres gens, familles entières […], marchant depuis trois jours […], à deux reprises mitraillés hier sur la route. » À l’H.C., de nouveaux blessés arrivent, dont « une petite fille de sept ans, bras arrachés, aveugle ». Vers 17 heures, les militaires contemplent le beau spectacle d’un groupe d’une vingtaine d’avions brillants qu’ils croient à tort amis, jusqu’au moment où la D.C.A les prend à partie. Et ce qui est grave, c’est qu’il n’y a pas eu d’alerte, ils n’avaient pas été signalés. Quelques moments plus tard, arrivent les premières victimes qu’ils ont faites à la gare de Tergnier (30 km à l’ouest).
Deux semaines hallucinantes
Le journal s’interrompt pendant deux semaines, « deux semaines hallucinantes ». Impossible de garder suffisamment de sang-froid pour « noter froidement ». Et pourtant, « ce carnet, j’aspirais au moment où je pourrai le reprendre. Je brûlais de retrouver mon meilleur, mon seul vrai compagnon ». En le reprenant le 28 mai, Friedmann commence par reconstituer la période qui vient de s’achever.
La journée du 15 a été consacrée à la préparation de l’évacuation générale du Service de Santé. Les alertes se succèdent. Friedmann critique sévèrement le choix de la sonorité stressante des sirènes, qui augmente la panique. Des civils de la région de Givet et de Monthermé effrayés, démunis de tout, ainsi que des militaires débandés de la IXème Armée affluent. Tous ont subi d’incessants bombardements. Friedmann en loge quelques-uns dans un préau de gymnastique et les ravitaille. Les téléphonistes du Central militaire arrivent affolés pour rendre compte des dernières nouvelles à leur lieutenant blessé hospitalisé à l’H.C. Vers 23 h, Florent Coste, le médecin-chef, réunit ses officiers : « Les Boches sont à vingt kilomètres de Laon ». Et à Rozoy-sur-Serre, c’est-à-dire à 50 km, dans la région de Montcornet, leurs « automitrailleuses sont passées, en fin d’après-midi, mitraillant les habitants sur le pas de leur porte […]. Déjà des bruits circulent […]. Tout le monde est parti […]. Nous sommes les derniers. Qu’est-ce que nous foutons ici ?… Nous allons être faits comme des rats. »
La nuit du 15 au 16 est un moment inoubliable. D’un coup, les rues pleines de fuyards se sont vidées. On met un certain temps à retrouver le médecin-colonel, « au fond de la cave de sa villa […], dans un réduit éclairé par une baladeuse, étendu sur un lit de fer » . Il a essayé en vain de contacter le médecin-général. La nuit se passe en « coups de téléphone impuissants aux autorités militaires ou civiles », en « radotages terrifiés où les mêmes phrases reviennent sans cesse ». A 6 h du matin, les sirènes retentissent, marquant la cessation d’un état d’alerte qui dure depuis la veille au soir et qu’on avait fini par oublier. « Je n’ai pas eu le temps d’en apprécier le comique. On frappe à ma porte : ordre de partir immédiatement. » Ils vont se mettre en route en laissant à Laon un petit groupe d’infirmiers volontaires, et M*, « un chirurgien, le plus jeune officier de la formation, le seul qui ait gardé tout son sang-froid dans cette atmosphère de panique […]. Les sources où il trempait sa fermeté l’éloignaient de moi ». Entendons qu’il la puisait dans sa foi religieuse. Mais les croyances comptent moins dans l’épreuve que la foi elle-même, religieuse ou non. « L’exemple du courage, partout où il y en eut, a compté. Ce n’est pas seulement de machines. C’est aussi de caractère, de fermeté, de volonté, de générosité […] que les armées de France ont manqué ». La « générosité », c’est le vocable qui résume ce qui fait la valeur d’un homme, aussi bien chez Descartes que chez Corneille, Friedmann ne doit pas l’ignorer. Lui aussi, le spinoziste, appartient à cette lignée, celle de Péguy.
Sur les routes
Au matin du 16 mai, abandonnant la plupart de ses affaires, y compris ses disques, son gramophone, et « un exemplaire de Spinoza, vieux compagnon », Friedmann part avec Coste dans une voiture encombrée de paquets contenant tous le matériel médical qu’ils peuvent transporter. Il n’est plus question des seize wagons censés les attendre en gare de Laon pour assurer l’évacuation de l’H.C. Ils doivent laisser sur place la plus grande partie de leur équipement et même laisser derrière eux leurs patients. « Pas un camion […]. Pas une sanitaire pour transporter les blessés. » Ils prennent la route de Coucy-le-Château (Aisne, 30 km environ à l’ouest de Laon). Friedmann observe avec les yeux du sociologue ce curieux phénomène qu’est l’exode, dont le déclenchement et l’intensité ne dépendent pas de la distance par rapport à l’avance ennemie. « Il s’agit de vagues psychiques qui pénètrent plus ou moins vite, selon la configuration du terrain, la proximité des routes […], laissant parfois, comme un îlot, un village encore habité, des boutiques encore ouvertes. Dans l’ensemble, la présence des routes est capitale dans cette propagation : la vue des réfugiés, des paysans errants, pour d’autres paysans, est un facteur d’impulsion invincible. »
Après Coucy, Friedmann monte dans un autre véhicule, circule sur les routes alentour, indique aux isolés un point de ralliement, à Soissons (Aisne, 20 km au sud de Coucy), dans la cour d’un hôpital. Lui-même se rend à Soissons, « devenu méconnaissable en quelques jours […], paquets d’habitants sur le pas de leur porte […], groupes incohérents de soldats […], sans armes ou presque ». Puis il retourne à Laon (30 km au nord-est), où l’H.C. est devenu « un poste de secours avancé ». Le chirurgien est « vêtu d’un tablier tout maculé de sang ». Les infirmiers s’efforcent d’évacuer les blessés transportables en les imposant aux voitures civiles qui passent par là. Friedmann distribue l’argent de la caisse de l’H.C. qu’il a pu sauver aux hommes du service, voués à être très prochainement capturés, puis il retourne à Soissons.
Le 17 mai, il réussit à faire monter dans un train pour Compiègne, à la gare de Soissons, quelques-uns des hommes du service qu’il y avait rassemblés. En sortant de la gare, il est surpris par un raid aérien, il n’a que le temps de se glisser sous l’abri dérisoire d’une table en bois lorsqu’une bombe éclate, « à une dizaine de mètres […]. J’ai été un peu ému sur le coup. » Il prend la route de Villers-Cotterêts (Aisne). À un passage à niveau, il a pitié d’une femme et de ses deux petites filles (3 et 5 ans), et les fait monter dans sa voiture. C’est une fermière belge et ses enfants, qui marchent depuis 5 jours. « La mère parle, parle. Le débit nerveux des exténués. Elle veut tout me dire à la fois ». Il les laisse à Villers-Cotterêts, pour leur permettre de se reposer, dans un établissement de santé, non sans devoir parlementer pour les y faire accepter. Il reprend la route en direction de Compiègne, à travers la forêt. Du côté de Taillefontaine, il rencontre un groupe d’artilleurs de la IXème armée, venus des Ardennes, dont les chevaux ont tous été tués ou dispersés par les bombardements. « Ils racontent tout cela avec colère, rage. Absurdité de l’artillerie hippomobile dans cette guerre. » En fin d’après-midi, il retrouve ses camarades, logés dans les communs d’un belle demeure du baron de Rothschild entourée d’un superbe parc, à Saint-Maximin-sous-Creil (Oise), un peu au nord de Chantilly. La distance par le plus court chemin serait de 120 km depuis Laon. Combien en a-t-il faits, avec tous les détours et les allées et venues ?
Repos dans le malheur
Friedmann reste peu de temps dans le joli cadre de Saint-Maximin. Dès le lendemain 18, il prend ses quartiers à Juziers (Yvelines), 70 km plus au sud-ouest, près de Meulan : il y séjourne dans le château du marquis de Bérulle, « charmante vieille maison » au milieu d’un jardin aux « petites allées ondoyantes [qui] descend doucement vers la Seine ». Le marquis et la marquise s’interrogent : faut-il rester, partir ? Leur beau-frère diplomate est optimiste, en dépit de tout.
Friedmann a tout son temps pour revenir sur ce qui vient de se passer, essayer de comprendre. Comment toute cette organisation perfectionnée a-t-elle pu s’effondrer si vite ? Pourquoi le commandement a-t-il laissé se détériorer dans l’inaction, pendant neuf mois de répit, l’appareil de guerre qu’il avait réuni ? « Malheureuse France… Son charme […], sa grâce et sa douceur de vivre, sa force et sa culture […], tout cela bêtement livré aux Barbares, faute de discipline, de sérieux […], d’organisation, rongée par des luttes intérieures qui […], au bord même du gouffre, ne s’apaisent pas. Je souffre de tout cela comme d’une plaie ouverte. » Et, plus loin : « Personne dans l’armée même n’ose prendre une responsabilité, personne n’ose donner un ordre. »
Pendant ces jours où la tragédie se poursuit et s’accomplit dans les Flandres, et bientôt sur les plages de Dunkerque, le lieutenant Friedmann s’occupe utilement, espère-t-il, en organisant une infirmerie à Meulan. Il voudrait espérer une restructuration des moyens militaires et sanitaires. Le 30 mai, il se rend à Paris, au Ministère de la Guerre, où il ne constate que petitesses, ridicules rivalités entre les services. Il passe ensuite rendre visite au grand historien Lucien Febvre, qui est obsédé par la capitulation de la Belgique. Déprimé, Friedmann l’écoute sans réussir à lui parler de ce qui le hante, lui, de ce qu’il a vécu : « le scandale, la honte […], le désastre de la IXème Armée ».
Le 2 juin, il note : « Les progrès de la haine. Je les observe autour de moi et même en moi, qui suis loin d’y être porté. Comment on en vient à haïr, à souhaiter la souffrance, la torture, la mort de l’ennemi. C’est-à-dire en fait, dans une guerre totale : la mort d’hommes, de femmes, d’enfants. Haine en voyant passer les convois de civils, horde lamentable. Haine en suivant les exploits de la machine allemande, scientifique, minutieuse, machine à détruire et à tuer. » « Guerre totale » : la formule est de Clausewitz (1780-1831), bien avant d’être celle de Ludendorff (Der totale Krieg, Munich, 1935), puis de Goebbels (discours, février 1943).
Paris, Paris bombardé
Le 3 juin, « journée parfaitement claire. À la fin du déjeuner, vers deux heures, bruits de moteurs, éclatements proches ». C’est le bombardement de Paris, et des aérodromes de la région parisienne (opération Paula). Réaction inattendue : dans le bureau du médecin-colonel, il n’est question que de prendre des mesures contre une imaginaire opération de parachutistes. « Patrouilles ridicules […]. Vaine agitation. » Toutefois, Friedmann, muni de son 7.65, se laisse persuader d’aller voir, avec un sergent, aux alentours, ce qu’il en est. Très probablement, les parachutes signalés n’étaient autres que des tracts de propagande allemands, cherchant à persuader les Français qu’en réalité ils ne se battent que pour la Grande-Bretagne. Quoi qu’il en soit, le raid aérien a causé pas mal de dégâts à Gargenville, aux Mureaux, et peut-être à Mantes.
Le lendemain 4 juin, Friedmann se rend à Paris pour de nouvelles démarches décevantes dans les bureaux du Ministère. Le spectacle des rues offre un saisissant contraste. « Immeubles soufflés, monceaux de vitres sur les trottoirs ». Mais « magnifique journée de printemps […], femmes en robes légères […], Paris ne semble pas démoralisé, au contraire […] : le moral a été fouetté par les destructions. »
Le 5 juin est pour Friedmann une journée d’introspection au sujet de ce qu’il éprouve : « le sentiment d’une distance qui se marque soudain, d’une impossibilité d’adhérer entièrement à ce qui vous entoure, à ce que l’on voit », en somme un sentiment d’étrangeté par rapport à des événements quasiment « incroyables ». A côté d’autres moments où ce qui domine, c’est la « révolte », l’ »indignation ».
Le 6 juin, une promenade dans la campagne printanière avec une jeune femme venue apporter son aide au poste de secours le ramène à « la joie invincible de la nature, malgré les horreurs du temps présent […]. Comme est, Dieu merci, puissant ce courant qui nous porte vers la vie ». Il y a assurément entre eux une attirance réciproque, mais en même temps, pour lui, le refus « d’une victoire qui serait trop facile ».
L’hôpital ambulant
Les 8 et 9 juin, l’hôpital s’installe à l’abbaye de Vaux-de-Cernay (Yvelines), 55 km au sud, dans les bâtiments conventuels du XVIIIème siècle, près des restes de l’abbatiale du XIIème siècle. L’hôpital de Pontoise, directement menacé par l’avance allemande, s’y est aussi réfugié.
Le matin du 10 juin, nouveau départ précipité de l’hôpital devenu de plus en plus ambulant, pour Cloyes (Eure-et-Loir). Mais auparavant, Friedman fait un saut à Paris pour raison de service, au ministère des Finances. Là, c’est « déjà le flot des départs […]. Ce n’est pas encore la cohue ». Il y rencontre (sans doute pas par hasard) sa femme Hania, étudiante en médecine, qui est revenue de son refuge de Dordogne dans l’espoir bien vain de passer à Paris un examen, et il l’emmène avec lui jusqu’à Ablis (Yvelines, à 65 km de Paris), d’où elle compte prendre le train pour revenir en Dordogne (et peut-être y est-elle parvenue, car Georges ne la mentionne pas dans la suite immédiate). « Cette fois, c’est sur la route l’affreuse cohue de l’exode ». Mais, « à Ablis, alerte. Les voitures sont placées sous les platanes d’un mail. Nous entrons dans un café. C’est là que nous apprenons l’entrée en guerre de l’Italie. Coup prévu. Rude coup, tout de même. » Friedmann ne peut aller plus loin ce soir-là et il cherche refuge avec le militaire qui l’accompagne chez des amis, à Aunay-sous-Auneau (Eure-et-Loir, à 10 km), une famille « rongée d’angoisse », qui héberge déjà d’autres réfugiés, mais les reçoit très cordialement.
De bon matin, le 11 juin, ils reprennent la route. Du reste leurs hôtes vont bientôt partir eux aussi. À Cloyes, ils retrouvent quelques camarades qui leur apprennent que lorsqu’ils sont partis de Vaux-de-Cernay, les Allemands y arrivaient. Ils continuent leur chemin, dans un village ils rencontrent des aviateurs britanniques qu’ils ont connus à Laon. « Ils m’apprennent que quinze appareils et équipages ont été perdus, dans leur escadrille de bombardiers […]. Il y a des tués, des blessés, des prisonniers […]. Tant de pertes ? […] Ce sont eux qui avaient été chargés de faire sauter les ponts de Maastricht […]. L’opération a coûté cher. » Enfin, ils retrouvent leurs camarades de l’H.C. à Château-du-Loir (Sarthe, 150 km de route depuis Auneau).
12 juin. « Journée poignante dans une agitation que je sens de plus en plus absurde. » On fait même des plans pour une installation durable. Friedman est installé chez un ancien percepteur. « Accueil cordial, mais d’une insistance que j’ai peine à éviter. »
13 juin. Ordre est donné de repartir dès le soir même. Par bonheur, le matériel est resté dans les wagons. « Les employés de la gare font de leur mieux au milieu de cette tornade qui s’abat sur leur monde (bien réglé). Ils n’ont pas dormi depuis plusieurs nuits […]. Dix heures d’attente et de démarches dans cette gare au milieu de [la] foule […]. Rames bondées de débris d’unités et de civils juchés sur les wagons plats. » Le départ était prévu pour 16 h, il n’aura lieu que dans la nuit.
La libraire de Montreuil-Bellay et la téléphoniste de Poitiers
14 juin. « Parti de Château-du-Loir, vers deux heures, par le Lude et Baugé, j’ai atteint Saumur, où deux alertes successives m’ont bloqué et retardé, et, vers huit heures, Montreuil-Bellay » (Maine-et-Loire). En partant à 2 h du matin, il lui aura donc fallu 18 heures pour parcourir en train ces 90 km ; bien mieux, il note son passage à Aubigné-Racan, à 15 km du point de départ « en fin d’après-midi », c’est donc dès le départ qu’il a été retardé. Il a tout le temps de poursuivre sa réflexion sur le désastre auquel il assiste. Pour tel médecin-chef rencontré, c’est le Front populaire qui est responsable. Cela donne à penser : « Combien peu parmi ceux qui, à la veille de la guerre, soutenaient Hitler par haine des ouvriers et crainte de la révolution, combien peu font leur mea culpa ! » Au soir, à la librairie de Montreuil-Bellay, un sous-lieutenant, installé là depuis quelques jours, fait ses adieux à la patronne […]. Adieux rapides de quelqu’un qui, de toute évidence, a trouvé là bon gîte et le reste […]. Jusqu’au bord de l’abîme, la « rigolade », le débraillé moral, l’ « amour »… Cependant, c’est un soir affreusement lourd, tragique. »
15 juin. Ce jour-là, première étape jusqu’à Loudun (Vienne), à 25 km. La plupart des voies ferroviaires sont bouchées par les trains bloqués en pleine campagne. Cependant, Friedmann arrive à faire embarquer hommes et matériel sur une rame qu’il retrouvera plus loin, car il est convoqué par le colonel, pour y prendre le courrier, à Thouars (Deux-Sèvres), un écart vers l’ouest de 25 km. De là il repart directement pour Poitiers (Vienne, 70 km au sud-est), où il arrive le soir. « Dans toutes les rues, dans toutes les ruelles, les voitures des réfugiés et repliés, et des fuyards […]. Une heure d’arrêt avant de pouvoir pénétrer dans la ville. » Friedmann a bien du mal à atteindre le gare. « Les employés, depuis les aiguilleurs ou les lampistes, jusqu’au chef de gare, ne savent rien. Les trains partent n’importe quand vers n’importe où. » Seule, la téléphoniste du standard, une « brave femme d’une cinquantaine d’années, au visage jovial, malgré la fatigue des nuits sans sommeil, dans cette gare envahie par la panique, offre un étonnant exemple de dévouement, de bonté, de bon sens, de patriotisme vrai et simple ». Friedmann sans nouvelle du train où se trouvent les restes de son H.C., se résout, minuit passé, à sortir de la ville et à dormir dans un champ, sur le bord de la route de Niort, un peu après Lusignan. « Le bruit des grillons est traversé par des vols d’avions. »
16 juin. « Après quelques heures de sommeil, je m’éveille vers cinq heures du matin et continue ma route. » À Niort (Deux-Sèvres, à 80 km de Poitiers), où il arrive vers 8 h, c’est toujours la même foule désemparée qui couche un peu partout sur les trottoirs. Friedmann fait le va-et-vient entre la gare et l’hôpital, toujours dans l’attente de son détachement. « Dans la gare, où le soleil donne en plein, entrent des rames à la queue leu leu […], où s’entassent et suent hommes et choses, des jeunes, des vieux, des malades, des bonnes sœurs, des vieilles en coiffe, des jeunes femmes allaitant. »
17 juin. On apprend le remplacement du gouvernement Reynaud par un gouvernement Pétain, « évidemment pour entériner et couvrir la capitulation […]. Honte, triple honte. Des hommes pleurent. » « Heureusement, je suis absorbé immédiatement par mes tâches. Un train sanitaire est arrivé du Mans », il faut s’occuper des nombreux blessés qu’il amène, venant des combats de Normandie, voire de Belgique. Mais Friedmann n’en reste pas moins sensible aux grands enjeux de l’heure. Soit ! Il fallait, puisque la défaite est consommée, « cesser la lutte territoriale en France », mais pas se livrer ainsi entièrement à la merci de Hitler, lui donner les moyens de continuer sa lutte pour l’hégémonie, et se couvrir de déshonneur. Ce qu’il souhaite, sans le dire expressément, c’est la capitulation militaire, mais non l’armistice, qui est la capitulation de l’État ; c’est le transfert du gouvernement en Afrique du Nord et la poursuite de la guerre grâce à la flotte intacte et à la France d’Outre-Mer. Bref, « Reynaud n’était pas le grand homme d’état que certains avaient cru trouver en lui […]. La République n’a pas eu de nouveau Clémenceau. »
18 juin. Pour Friedmann, nous entrons dans « une période particulièrement monstrueuse de désordre et de démence planétaires », mais le sage doit penser plus loin que ce qui apparaîtra, avec le recul, comme des « péripéties » dans l’Histoire de l’Humanité. « Pendant que j’écris ces lignes […], dans une salle de l’hospice […], des groupes de petites filles, sous la conduite d’une vieille sœur au geste bref et autoritaire, chantent d’une voix monotone et monocorde leurs litanies […]. Voilà ce qui demeure et prospérera […]. La marée du nazisme monte, mais l’Église la verra redescendre. » Singulière réflexion de la part d’un Juif agnostique ; matérialiste, certes, mais épris d’une authentique spiritualité.
Les appels de Londres
19 juin. « Hier soir, à dix heures, de Londres, le général de Gaulle adresse un appel aux Français. » Friedmann est bien un des rares à avoir entendu sur-le-champ cet appel. Il sait aussi que le général Sikorski a appelé, de Londres, les 85.000 soldats de l’Armée polonaise de France à le rejoindre en Grande-Bretagne : il en fait part aux soldats polonais démoralisés qui étaient basés à Parthenay et qu’il rencontre à Niort. Un bobard se répand : la Russie serait entrée en guerre contre l’Allemagne, mais Friedmann n’y croit pas beaucoup ; en revanche il s’est laissé persuader que ce sont des avions italiens qui ont bombardé les gares de Loudun et de Thouars, faisant de nombreuses victimes. Les victimes sont, hélas, bien réelles, mais on sait aujourd’hui avec une totale certitude que l’aviation italienne n’y est pour rien, n’ayant opéré que sur la côte d’Azur. Il était bien tentant d’attribuer ce crime de guerre aux auteurs du « coup de poignard dans le dos » du 10 juin.
20 juin. « Des paquets d’hommes en kaki passent, sans officiers […]. Depuis deux jours, nous attendons les Allemands. » Beaucoup, autour de Friedmann, voudraient filer vers le Sud, mais « Le médecin-chef estime que notre place est ici tant qu’il y aura du travail. C’est bien mon avis. » Il sent en lui une sorte de colère pour avoir dû aller de repli en repli. Mais deux choses le soutiennent. D’une part sa rencontre, pour les besoins du service, avec les religieuses de la Congrégation des Filles de la Sagesse, « douces, et la plupart sympathiques, dévouées ! La mère est de plus pleine de bonhomie ». D’autre part le livre de Marc-Aurèle, Les pensées pour moi-même, « que j’avais pris dans ma bibliothèque à mon dernier passage. Heureux choix, prévision, déjà aisée, des épreuves prochaines. Aujourd’hui, quelle connivence avec ces hautes pensées, détachées de tout ce qui n’est pas vrai et solide. » Déjà, l’Empereur philosophe devait résister à la contagion de la barbarie ambiante. Mais il ne sert à rien de s’arcbouter violemment contre le Mal. L’homme vit sous le règne de la nécessité, il convient d’abord d’en prendre acte. « L’homme de bonne volonté peut choisir quelques êtres auxquels il s’attache, apporter le réconfort d’une parole de courage, d’humanité, de sérénité. Rien d’autre. » Tel est le véritable stoïcisme.
21 juin. Nuit pluvieuse et orageuse. Friedmann reçoit des Polonais qui ont été blessés à Thouars. Ils ont gardé une combattivité exemplaire. Et, malgré « le travail de sape dans les volontés et les cœurs » auquel se livre la presse, malgré les défaillances du commandement, « ce qu’il y a de plus fort », c’est que, parmi les troupes françaises aussi, « quelques poignées de braves types se battent encore », Friedmann en reçoit quelques témoignages directs.
Un mal profond
22 juin. « Je passe une journée dans la salle de triage. Que de chics types on y voit passer, de vrais combattants ». Mais que d’affreuses blessures, de trous sanglants, de membres mutilés ! « Révolté par le gâchis des bonnes volontés », Friedmann se dit que « si la France n’a pas trouvé la poignée d’hommes et le sursaut nécessaires, c’est que cela ne pouvait être fait, c’est que le mal était profond et de longue date ». Et puis, tout à coup, ça y est les automitrailleuses allemandes sont arrivées sur la grande place de Niort, la Brèche. On n’a même pas pu réussir à assurer la fuite des blessés polonais.
23 juin. En ville, « spectacle révoltant […] : on se rassemble autour des side-cars blindés, des chenillettes. On échange des cigarettes. Des gosses français, des hommes français ». Dans un premier temps, Friedmann se dit, avec Marc-Aurèle : « Ne t’indigne pas. Comprends ». Mais très vite, il ajoute que comprendre ne signifie pas excuser, accepter, mais recourir à la raison pour « dépasser le plan du Chaos », et parvenir à une véritable intelligence du réel.
24 juin. « Au temps de mes vingt ans, le stoïcisme m’apparaissait […] comme une philosophie de la tristesse et de la résignation. Aujourd’hui, pas plus que naguère, je ne suis résigné […]. Mon stoïcisme demeurera critique et actif. » L’armistice a été signé, mais il n’est pas encore entré en application. Les rues retentissent du bruit des engins allemands. « Rien que des colonnes motorisées. Je n’ai pas vu un homme à pied dans cette armée, pas même un cheval. »
25 juin. Obligé de sortir en ville, Friedmann voit les hommes en vert-de-gris installés dans les cafés ou visitant la ville en touristes. « Beaucoup, collés aux vitrines, paraissent s’intéresser aux « articles pour dames » » Malgré les croix gammées, ce ne sont que des petits-bourgeois. « Pendant sept ans, on fabrique des canons et l’on se prive de beurre. Puis, l’on va chercher, derrière les canons, le beurre de ceux qui ne s’en sont pas privés. »
Le 27 juin, ce qui reste de l’H.C., un camion de matériel, des sanitaires, la voiture des officiers, se met en route vers le sud, vers la zone non-occupée. Aux barrages allemands, il faut parlementer. En bordure de la route, des prisonniers croupissent dans un « frontstalag ». À Oradour-sur-Vayres (Haute-Vienne), de l’autre côté de la ligne, Coste et Friedmann sont logés chez le pharmacien. « « Vous vl’à en France » », leur dit-on, mais, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après l’ordre impeccable allemand, « nous retrouvons le débraillé, le laisser-aller des tenues et des propos, pires que jamais ».
Le 28, le convoi atteindra son objectif, Gontaud (Lot-et-Garonne) 330 km depuis Niort. Au passage, à Excideuil (Dordogne), Georges Friedmann a la brève « joie au-delà des mots » de revoir Hania. Le journal s’interrompt lors de son arrivée à Gontaud. Il sera démobilisé à Marmande (Lot-et-Garonne) en juillet et restera en zone non-occupée.
FRIEDMANN Georges (1902-1977), Journal de guerre, Gallimard, 1987. Publication posthume par Marie-Thérèse Basse et Christian Bachelier. – Mai-juin 1940, p. 212-308. – Friedmann, atteint par les mesures antisémites de Vichy, reste peu de temps dans un poste d’enseignement à Toulouse à la rentrée de 1940. Il participe à la Résistance (Réseau du Musée de l’Homme), en lien avec Boris Vildé et avec son vieil ami Jean Cassou. Il échappe de peu à l’arrestation en janvier 1943. Sur Friedmann pendant l’Occupation, lire Jean-Pierre AMALRIC, « Terribles et grandioses, les années toulousaines de Georges Friedmann (1940-1945) », in G. Friedmann, un sociologue dans le siècle, éd. CNRS, 2002, p. 29-49. Après la guerre, il réalisera une œuvre importante comme philosophe (Leibniz et Spinoza, 1946) et surtout comme sociologue du travail (Problèmes humains du machinisme industriel, 1946 ; Le Travail en miettes, 1956).