Un militaire de carrière, Gabriel Gautier ? Oui, sans doute, mais pas réellement de vocation. Son père, ingénieur du Génie maritime, n’a pas supporté, en 1935, l’échec de son fils au Baccalauréat. Pas de seconde chance. Il ne fera pas les études dentaires pour lesquelles il se sentait du goût. Il est contraint de s’engager, ce qu’il fait dans les rangs du 109ème Régiment d’Artillerie lourde, où il se fait un ami pour la vie, Raoul Lumet. Il passe ensuite au 20ème RAD (Régiment d’Artillerie Divisionnaire). Il s’intéresse à divers aspects de son métier, suit des stages, devient brigadier, brigadier-chef, et finalement maréchal-des-logis.
Dès la déclaration de guerre, en septembre 1939, son régiment participe aux opérations dans le secteur de la Sarre. Puis, ce sont les longs mois de la drôle de guerre dans les Ardennes : il est sous-officier observateur –, ce qui convient bien à son tempérament consciencieux et méthodique –, rattaché au poste de commandement de son groupe d’artillerie. Le 20ème Régiment d’Artillerie Divisionnaire, équipé principalement de canons de 75 – et entièrement hippomobile, semble-t-il –, est devenu une composante de la 3ème Division d’Infanterie Nord-Africaine, et a donc pris l’appellation de 20ème RANA. Cette division occupe le secteur fortifié de Montmédy, sur la Chiers (entre la Ferté-sur-Chiers, et le confluent de cette rivière avec la Meuse), c’est-à-dire, précisément à proximité de l’endroit où se produira bientôt la ruée des Panzers, par la trouée de Sedan. Son unité fait partie de la 2ème Armée. À sa gauche (à l’ouest), la position est tenue par la 55ème DI, que l’offensive allemande va enfoncer. Plus à l’ouest encore, ce sont les unités de la 9ème armée du général Corap, qui, comme on dit, « se volatilisera » sous le choc.
Un balcon sur la Chiers
Le 10 mai, le maréchal-des-logis Gabriel Gautier, sous-officier observateur rattaché au poste de commandement de son groupe (l’équivalent du bataillon dans l’artillerie), se trouve à Moulins-Saint-Hubert (Meuse), près de Mouzon (Ardennes). Il est réveillé à 5 h 30 par les bombardements aériens, qui vont se poursuivre sur le secteur toute la journée et les jours suivants. Dès l’après-midi du 10 et sans interruption jusqu’au soir du 14, sa tâche est d’observer, heure par heure, minute par minute, tout ce qui se passe devant lui, à partir d’une position légèrement surélevée, à deux kilomètres environ à l’Est de Moulins-Saint-Hubert : il a sous les yeux la vallée de la Chiers, au premier plan Sailly ; un peu plus loin, Carignan et Blagny (Ardennes) ; plus au fond, à gauche jusqu’à Clémency, à droite jusqu’à Villy. Au nord-ouest, donc tout à gauche de son panorama, il pourrait voir Sedan, s’il n’était pas caché par le relief, à une quinzaine de kilomètres. Il s’est dessiné un plan cavalier de la région, où il a figuré un nombre incroyable de points de repères. Il peut donc être très précis dans les rapports qu’il envoie au commandement.
Le 11, les attaques aériennes, par vagues de neuf à quinze avions, prennent pour cibles plusieurs villages, dont Carignan. Naturellement, il ne peut voir la vallée de la Meuse, qui se trouve au-delà de la ligne de crête derrière lui, mais il se rend compte tout de même que l’activité est intense de ce côté-là : Mouzon a été touché. Le 12 et le 13, de nombreuses colonnes de fumée s’élèvent un peu partout, des tirs retentissent. La nuit, on perçoit des lumières, des bruits de moteur, difficiles à interpréter. La chasse française, en fin d’après-midi du 14, abat deux bombardiers allemands. Mais déjà, les troupes françaises refluent. « Dans la soirée [nous] apprenons que la division qui nous flanquait à notre gauche a cédé sous la pression. L’ordre nous est donné de nous rabattre sur notre droite pour éviter [l’]encerclement. »
Replis tactiques et relève
Le groupe d’artillerie va prendre position à Lamouilly (Meuse), à 22 km au sud-est, où il restera jusqu’au 19. Le 16, ils ont le sentiment que « l’avance allemande semble enrayée complètement dans ce secteur ». Mais « le 17 mai, mauvaise journée pour nous. [Nous] sommes repérés et subissons de nombreux bombardements [de l’] artillerie ennemie […]. Des vides se font parmi nous » (Il note les noms de quatre de ses camarades qui ont été tués). Il reçoit l’ordre d’aller occuper un observatoire avancé. « On a l’impression que ces messieurs d’en face veulent nous mener la vie dure. Ils vont voir de quel bois nous nous chauffons […]. Ah ! si seulement nous avions de l’aviation ! » Mais il commence à prendre conscience que l’effort adverse s’exerce plutôt en direction de l’ouest que du sud, du côté de la Meuse plutôt que de la Chiers. C’est le « coup de faux » en direction de la mer du Nord qui s’amorce, et qui cisaillera l’Armée française et ses alliés britanniques, les coupant de leurs arrières. Pour l’instant, donc, l’ennemi ne tente rien de décisif de ce côté du front où ils se trouvent. Malgré tout, le 18, les positions françaises sur la Chiers sont harcelées par des tirs de 150. « Je crois qu’ils n’ont guère l’intention de nous laisser dormir tranquilles. » Après une nuit qu’il qualifie de « mouvementée », le groupe reçoit, le 19 mai au matin, l’ordre de replier l’essentiel de ses effectifs et de ses moyens près de Chauvency-le-Château (Meuse), 7 km plus au sud-est.
Puis, le 23, le régiment est relevé par le 6ème RANA, et le groupe fait mouvement jusqu’au bois de Louppy (12 km plus au sud). Le 24 il gagne celui de Babiémont près de Doulcon (20 km au sud-ouest). Il y restera au repos le lendemain et le dimanche 26, où Gabriel Gautier assiste à la messe, qui est dite, en présence d’une « assistance nombreuse », à la mémoire des tués des jours précédents. Dans la nuit, ils vont prendre position sur la côte de Champy, une hauteur qui domine les environs de tous les côtés. Le 27, il installe son poste d’observation dans un gros arbre. L’artillerie lourde allemande les bombarde, mais sans grande précision. Le 28, ils reprennent la route, cantonnent au bois Jayol, près d’Écurey-en-Verdunois, 20 km à l’est de Doulcon, une trentaine de kilomètres au nord de Verdun.
Enfin, le 29 mai, leur Division va « relever », dit-il, une Division motorisée, au Grand-Failly (Meurthe-et-Moselle, 16 km au nord-est). Plutôt qu’une relève de cette Division, il s’agit vraisemblablement de les mettre au repos à l’écart du front. Et il semble, de fait, qu’ils restent là un moment, relativement tranquilles malgré les bombardements et le bruit saccadé des tirs, notamment le 6 et le 8 juin. Le dimanche 9 juin, il descend de son observatoire pour assister à la messe. Puis l’unité se déplace jusqu’au bois de Merles, près de Damvilliers (Meuse), 14 km au sud-ouest, c’est-à-dire à moins d’une dizaine de kilomètres à l’est d’Écurey. Le 10 juin, ils se rendent, 20 km plus au sud-est encore, au bois de Murvaux près de Lion-devant-Dun (Meuse) : là, son observatoire est sur une hauteur abrupte : il faut « une véritable ascension pour y accéder, terrain de l’ancienne guerre, avec tranchées et trous d’obus ». Il fait horriblement chaud, il y a de l’orage dans l’air, « [le] canon tonne sans arrêt, [les] mitrailleuses crépitent, c’est lugubre et effrayant ». L’ordre de repli arrive. Mais les routes sont encombrées par les colonnes militaires. Le 12 juin, ils repassent au bois d’Écurey (16 km au nord-ouest). Arrivés vers 11 heures, ils en repartent vers 18 heures. Jusque-là, en un mois, ils ne se sont guère écartés (sauf pour la mise au repos au Grand-Failly) d’une direction sud-est, cohérente malgré les détours, et ils ne sont qu’à 35 km à vol d’oiseau de Moulins-Saint-Hubert, leur point de départ.
Le décrochage par la « voie sacrée » (Verdun-Bar-le-Duc)
Pour Gabriel Gautier, c’est seulement à ce moment que commence la véritable retraite. Ils repartent d’Écurey vers 18 h. Au cours de cette soirée du 12 et dans la nuit, ils passent par Verdun, Souilly, Chaumont-sur-Aire, et Sommeilles pour arriver au bois de Lahicourt. Ce déplacement nocturne, plein sud, de 80 km environ, on a peine à croire qu’ils le font à pied ou au pas des chevaux. L’itinéraire qu’indique le témoin correspond, mais à l’envers, au parcours de la « voie sacrée », qui jadis partait de Bar-le-Duc pour assurer l’approvisionnement de Verdun, au temps de la grande bataille. Quatre-vingt kilomètres en une nuit ! Il ne fait aucune allusion à un transport en train. Mais il est probable qu’ils ont emprunté la petite ligne ferroviaire qui double en quelque sort la voie sacrée. Toujours est-il que le 13 au matin, le groupe se met en batterie au Vieux-Monthier (près de Noyers-Auzécourt, Meuse). Ce qui indique qu’ils disposent toujours de leur équipement et de leur armement. Gabriel Gautier place son observatoire dans le clocher. Mais, sous le bombardement, il est obligé de ramper pour rejoindre son groupe.
Le soir du 13, ils repartent pour Vassincourt, et passent la nuit dans un bois près de Laimont. Ils y restent toute la journée du 14. De loin ils assistent à l’explosion d’un dépôt d’essence « impressionnant » et à l’incendie de plusieurs villages. « [Nous] rencontrons de nombreux blessés affreusement mutilés de notre BAC » (la batterie anti-char, une des composantes de leur groupe). Puis, au soir, ils traversent Bar-le-duc et arrivent vers minuit à Tannois (30 km depuis le Vieux Monthier). Mais ils ne s’y attardent pas.
Dans la journée du 15, ils sont à Nant-le-grand, au sud de Bar-le-duc, d’où ils assistent à une forte explosion du côté de Montplonne et au pilonnage de l’infanterie française dans la vallée. Il a dû reprendre, malgré les circonstances, son activité d’observation, car, dit-il, « [J’]ai repéré [une] batterie [d’] obusiers allemands, [j’]alerte immédiatement et reste écœuré, ne pouvant avoir le tir ». En effet, à quoi bon un poste d’observation, si une pièce n’est pas disponible pour neutraliser d’urgence une menace ainsi parfaitement identifiée ? Le soir, 3 km plus loin, à Maulan, « [Nous] apprenons [que des] divisions blindées doivent arriver pour passer à l’attaque : serait-ce la fin de ce cauchemar et [de ce] recul sans arrêt ? » Vain espoir, naturellement. Le 15 juin au soir, le régiment tout entier fait mouvement, par Ligny-en-Barrois, en direction de Mauvages.
De bois en bois, sauve-qui-peut tournoyant
Le 16, Gautier déjeune dans un bois près de Vouthon-Haut (Meuse) : une cinquantaine de kilomètres, en direction sud-est, depuis Nant-le-grand : comment est-ce possible en moins de vingt-quatre heures, dans de pareilles conditions ? Pendant cette pause-déjeuner, l’aviation bombarde sur la route voisine l’ »affluence » des civils mêlés aux militaires. On peut remarquer qu’ils sont toujours dans le département de la Meuse qu’ils ont parcouru quasi intégralement du nord au sud et qu’ils quittent là, en arrivant à Greux puis Domrémy-la-Pucelle (Vosges) et en continuant sur Coussey et Neuchâteau (Vosges également), bombardé quelques instants auparavant. Les ruines fument encore, « les cadavres [de] femmes, [d’] enfants et [de] vieillards jonchent les rues, au milieu des tanks français écrasés ». Mais ils n’iront pas plus loin dans cette direction. La pression ennemie semble s’exercer, cette fois, carrément du sud ! Ils font demi-tour, remontent d’une dizaine de kilomètres vers le nord jusqu’à Soulosse-sous-Saint-Élophe (Vosges).
Le 17, le 18 et le 19, ils marchent toujours grosso-modo en direction de l’est (une trentaine de kilomètres en trois jours depuis Soulosse). Ils passent à Morelmaison, repartent aussitôt pour Parey-sous-Montfort. Dans un bois, près de La Neuville, il rencontre le 18 son ami Raoul. Comme ces retrouvailles ont dû, dans ces circonstances, leur paraître irréelles ! Ce que ce sont dit les deux amis, soldats épuisés et inquiets d’une armée fantomatique et aux abois, Gabriel n’en souffle mot. À nous de tenter de l’imaginer. Ensuite son petit groupe passe à Ménil-en-Xaintois, Dombasle en Xaintois, Oëlleville, Frenelle-la-Petite et Frenelle-la-Grande, toujours dans les Vosges. Puis, sous une menace venant à nouveau du sud – signe qu’ils sont contournés et bientôt encerclés –, ils infléchissent leur course éperdue vers le nord et quittent le département des Vosges.
Le 19 juin, au soir, 20 km plein nord après Frenelle-la-Grande, ils sont à Affracourt (Meurthe-et-Moselle), et tentent de passer la nuit le long du mur du cimetière, mais le bombardement ennemi les en déloge. Gabriel Gautier rejoint la Batterie Hors Rang, à une dizaine de kilomètres (nouveau changement de cap, vers l’ouest), dans un bois entre Forcelles et Chaouilley. Ils creusent un abri pour la nuit. La journée du 20, dans un bois entre Sion et Praye est plus calme. C’est en réalité le terme de leur harassante équipée, ils ont fait près de 400 km, avec toutes sortes de détours, depuis Moulins-Saint-Hubert.
La dernière bouteille de champagne et la capture
Le 21, « nous recevons l’ordre de brûler tous les dossiers. On a l’impression que notre fin approche ». Ils liquident leur « dernière bouteille de champagne » : puisqu’elle ne servira pas à fêter la victoire française, mieux vaut que les ennemis ne mette pas la main dessus pour fêter la leur. « Vers 18 h, n’étant pas de garde, je vais me coucher dans la camionnette (on ne sait pas exactement à quel titre et pour quel usage ils disposent de ce véhicule) sur les valises. [Je] suis brutalement surpris par [un] éclatement d’obus dans le bois. [Je] saute de ma camionnette et me mets à plat ventre dans un petit fossé. Tout le monde est affolé […]. Nous entendons des jappements de chien dans le bois, et des voix gutturales jusque-là inconnues. Mon cœur ne fait qu’un bond. Et j’avoue [que] je ne suis guère tranquille. Nous décidons, un camarade et moi d’aller voir ce qui se passe à l’orée du bois [et] tombons nez à nez avec des habits verts, revolvers braqués sur nous. Nous sommes faits et levons les mains. » On les fouille, on les fait mettre en rang et on les conduit « la nuit, dans une vaste prairie où passe une grosse rivière près de Mirecourt (ce ne peut être que la Moselle, à une quinzaine de kilomètres au moins de Mirecourt, le Madon pouvant difficilement être qualifié de « grosse rivière »), terrain mouillé, véritable marécage […]. Mais j’aime mieux ne rien dire de ce pénible passage (dans ce front-stalag en plein air), nous [y] avons trop souffert ». Ils y connaissent l’inconfort (c’est peu dire) et la faim, et n’en partent que le 17 juillet pour le camp de Mourmelon, près de Châlons, où ils resteront jusqu’à leur départ pour le stalag XIA, à Altengrabow, près de Berlin, en décembre, sous la neige. Gabriel ne recouvrera la liberté que le 5 mai 1945.
Gabriel Gautier (1916-2000.), Une guerre, 5 ans de captivité : 1939-1945, APA 3835, récit mis en forme par son fils Hervé Gautier, incluant les carnets de son père – Mai-juin 40, p. 29-43. Le « carnet de guerre » a visiblement été rédigé à chaud, en style télégraphique, au soir de chaque étape.