Le docteur Delater a été médecin militaire avant la Grande Guerre, dans le sud algéro-marocain, et pendant celle-ci en Artois et en Champagne, puis il est revenu à la vie civile. Il est marié, il a trois enfants (dont un fils médecin, appelé sous les drapeaux comme son père en septembre 1939). Et, d’autre part, il s’est déjà fait connaître comme auteur de quelques romans et d’essais.
Lors de la mobilisation de septembre 1939, médecin lieutenant-colonel de réserve, il a mal supporté de rester à l’abri dans un service du Val-de-Grâce, et a obtenu en janvier 1940 du général Langlois de devenir, comme le lui permet son grade, responsable du G. S. D. 39 (Groupe Sanitaire Divisionnaire), le service de santé de la 3ème D.L.M. (Division Légère Motorisée) que celui-ci est en train de constituer.
Les trois D.L.M. sont en formation dans le Nord, près de la frontière, dans l’attente de l’ordre qui doit leur être donné de foncer à la rencontre des blindés allemands, à travers la Belgique, si celle-ci est attaquée : à l’ouest, la 1ère D.L.M. rattachée à la 7ème Armée ; au centre, dans le secteur de Caudry (Nord, près de Cambrai) la 3ème D.L.M. (Langlois), formant avec la 2ème D.L.M. plus à l’est une grande unité, rattachée à la 1ère Armée, mais douée d’une certaine autonomie, le Corps de Cavalerie, sous les ordres du général Prioux.
Dans son récit, l’auteur se donne le nom de Gérard Daumis et parle de lui à la troisième personne. Mais tout dit qu’il ne s’autorise aucun écart par rapport à la réalité des faits tels qu’il les a vécus et, compte tenu de l’identité des initiales de Gérard Daumis et de Gabriel Delater, nous nous sentons autorisé à confondre les deux et à donner au personnage le nom du narrateur (y compris, entre crochets, dans les citations).
Le déclenchement des opérations et la prise de contact avec l’ennemi
Après une alerte sérieuse au début d’avril, le calme revient, et Delater va même en permission quelques jours à Paris. « [Gabriel Delater] est à peine rentré que, le surlendemain 10 mai, il est brusquement réveillé, à 4 heures du matin, par un appel téléphonique ». C’est l’ordre de déclencher la mise en place du dispositif prévu pour l’entrée en Belgique. La frontière est traversée vers 10 heures. À Mons, la population belge accueille les Français avec des « acclamations ». « Mais [Gabriel Delater] a vu, sur la route de Valenciennes, les premiers effets atroces de la guerre : des bombes d’avion sont tombées sur les bas-côtés et dans les champs […]. Un vieillard est couché sur le remblai, semblant dormir, mais blême, tué […] ; près de lui trois dragons sont morts aussi : l’un d’eux a eu le front et toute la boîte crânienne emportés ». Au soir, la division, ayant parcouru de 130 à 150 km dans sa journée, se trouve dans le secteur de Genappe, et le G.S.D. quant à lui gagne « par une nuit noire » Sart-Dame Avelines (6 km au sud de Genappe).
Le 11 mai, de bon matin, le G.S.D. va prendre ses quartiers « à Jodoigne-Souveraine, dans un superbe château du XVIIIe siècle, entouré d’un grand parc », où il commence à recevoir des blessés, dans un secteur qui subit dans la journée plusieurs bombardements, tandis que pour sa propre part, Delater reçoit l’ordre de s’installer à Incourt (à 30 km à l’est de Genappe). Il y est logé chez un médecin du village, pressé de mettre sa famille à l’abri et de se rendre à son affectation militaire. Le soir, du reste, il n’y aura plus dans la maison qu’une vieille domestique quand Delater y reviendra se coucher : il « s’endort en pensant […] à l’affrontement des armées en présence sur tout le front, à l’assaut que doivent subir ses cavaliers sur la Petite Gette ! Qui croirait pourtant que la bataille est proche ?… À son oreille, dans le silence de la nuit, arrivent seulement, alternés, l’aboiement lointain d’un chien et le hululement d’un hibou. »
Le lendemain 12 mai, Delater fait sa tournée avec le médecin auxiliaire Aragon – oui, le poète et romancier Aragon, affecté au G.S.D. 39, où sont déjà arrivés 72 blessés. Sur la route se pressent « de nombreux cyclistes et piétons […] chargés de paquets, poussant des voitures d’enfant […]. À Jodoigne, apparemment vidée de sa population, la rue est encombrée […] par des maisons éboulées autour d’un énorme entonnoir ». On se bat à Crehen. À Thisnes, les dragons portés et les chars Hotchkiss du 2e Cuirassiers résistent avec opiniâtreté, mais les défenses françaises courent le risque d’être débordées par le sud. La Petite Gette n’est qu’un ruisseau et n’arrêtera pas les panzers. Le barrage anti-char Cointet mis en place par les Belges ne constitue qu’une « protection illusoire […], ouvrage de poupées, conçu dans l’ignorance de la masse offensive et de la lourde ruée des gros chars allemands ».
Situation de plus en plus critique
« La matinée du 13, après [les] durs engagements de la veille, se passe […] dans un calme relatif […]. Le temps demeure splendide et chaud, favorisant le vol des appareils ; et cependant, de notre côté aucun avion ne se montre. » Les avions allemands de reconnaissance, eux, en profitent. On signale à Delater qu’il y a une importante sucrerie abandonnée non loin, et il n’a que le temps d’y prélever un chargement de « sucre qui sera très utile au G.S.D ». « Vers 11 heures, la situation est devenue dramatique : sur un front de quarante kilomètres, de Tirlemont à Huy, sur la Meuse, le Corps de Cavalerie a été puissamment attaqué par un ennemi considérablement renforcé » (58). Les blindés français se battent à un contre quatre. Malgré leur résistance acharnée, ils courent le risque d’être anéantis. Et le général Prioux donne à 18h30 à la 3ème D.L.M. l’ordre de se replier. Gabriel Delater revoit le général Langlois, et apprend de lui des nouvelles de son propre fils, médecin auxiliaire d’une compagnie du génie, qui s’est brillamment conduit. Lors de cette rencontre, il est frappé par les traits tirés du général et « lui serre les deux mains sans parler, saisi par une très vive émotion ».
Le 14 mai, la 3ème D.L.M. ayant accompli sa mission retardatrice, se replie en laissant la place à des unités d’infanterie. Ce qui restera dans l’histoire comme la bataille de Hannut, la plus grande bataille de chars de la guerre à cette date, a pris fin, sur un résultat incertain : de grosses pertes de part et d’autre, un succès tactique des Français, mais très insuffisant sur le plan stratégique. À la tête d’un petit convoi, le lieutenant-colonel Delater a fort à faire pour trouver sa route et pour donner à ses compagnons l’exemple du sang-froid. Tous les éléments de la D.L.M. qu’ils rencontrent sont également égarés et privés d’ordres précis. Vers 11 heures du matin, à Bornival (25 km depuis Incourt), la petite escorte bénéficie d’un « déjeuner […] de café au lait et de pain beurré qu’ils apprécient d’autant plus qu’ils sont à jeun depuis la veille ». Au soir de ce jour-là, le groupe de Gabriel Delater réussit avec peine à gagner Nivelles, qui subit un grave bombardement, et à contourner le centre-ville. « En se retournant, [ils] voient le clocher de l’église s’allumer de hautes flammes – et s’abattre. » Ils rentrent en France et rejoignent enfin, à Rœulx (Nord, 90 km en direction sud-ouest depuis Bornival), le P.C. de la division. Mais le G.S.D. est dépourvu de tous moyens, notamment en véhicules.
Dans la journée du 16, le premier soin du Docteur Delater est de se fournir de pansements dans les pharmacies de Rœulx ; et surtout de repasser en Belgique et d’aller quémander et obtenir, faute de mieux, trois voitures sanitaires, au P.C. du Corps de Cavalerie, à Saint-Symphorien (à l’est de Mons). Là, il est pris sous le bombardement en rase-mottes de l’aviation allemande. On lui crie de se coucher, il obtempère. Mais il « se redresse aussitôt, confus d’avoir cédé à l’instinct de conservation, persuadé qu’un des rôles du chef est [de donner l’exemple du] sang-froid… Et cependant, les murs autour d’eux sont ébranlés, les vitres sont brisées aux fenêtres, un nuage de poudre et de poussière s’élève très haut. »
Dans la nuit du 17 au 18, le P.C. se déplace jusqu’à Huissignies « par de petits chemin tortueux ». Gabriel Delater est désolé d’avoir perdu, en cours de route, l’une de ses trois précieuses voitures sanitaires, et part en vain à sa recherche autour de Mons, ravagé par les bombes. Mais ce faisant, il tombe fortuitement sur le groupe d’ambulances du Corps de Cavalerie, et bénéficie d’un supplément de quatre véhicules.
Une retraite désordonnée
On se déplace à nouveau dans la nuit du 18 au 19. Mais sur de petites routes encombrées, le convoi se disloque. Chercher à retrouver ceux qui se sont égarés, c’est risquer de se perdre définitivement dans la nuit. On repasse à nouveau la frontière. Près de Condé-sur-Escaut (Nord), Delater prend en charge un de ses collègues en panne. À l’entrée de Cambrai (Nord), des troupes françaises leur interdisent le passage : les Allemands en tiennent, disent-ils, les issues. On tourne en rond. « Près d’un carrefour, ils aperçoivent, en travers de la route ou sur le bas-côté, des autos et des camions renversés, des charrettes de paysans dételées ou dont les chevaux gisent sur le sol, quelques-uns éventrés… Spectacle tragique d’un carnage récent ! » Finalement, Delater prend le risque calculé de traverser Cambrai, où il y a beaucoup d’agitation, mais pas le moindre Allemand. Et les voici enfin à l’aube au lieu de rendez-vous fixé pour le P.C. de la division : Bourlon (Pas-de-Calais). Et ils y sont arrivés les premiers ! « [Gabriel Delater] se trouve donc, en l’absence de tout officier combattant, commandant d’armes de la place ( ! ) ». Sous l’humour, perce l’inquiétude d’avoir à assurer la responsabilité d’une trentaine d’hommes coupés de leurs unités, et risquant à tout moment d’être capturés ou forcés à un combat inégal. « Afin de s’y recueillir un moment, il monte les gradins de la petite église, qu’il trouve ouverte et vide ! »
« Vers 8 heures (le 19 mai), arrivent en voiture […] un général et deux officiers de son état-major ; c’est le Commandant de la 2ème Division Cuirassée, qui est à la recherche du P.C. de son armée ». La plupart des ponts sur les canaux ont été détruits, pour en interdire le passage aux Allemands, mais au risque d’empêcher aussi le repli des dernières unités françaises. Il faut repartir d’urgence, l’attente sur place est vaine. À la mi-journée, ils sont à Étaing (Pas-de-Calais). Dans ce village, la famille d’un réfugié qui s’est cassé la jambe sollicite le docteur Delater, mais celui-ci, à son grand regret n’a aucun moyen d’acheminer ce patient vers un hôpital. Le motocycliste envoyé en éclaireur a trouvé détruits sur ordre tous les ponts sur le canal de la Sensée. Delater « repartira à l’aventure ». Par bonheur, il rencontre les chars d’un des régiments de la division et, grâce aux renseignements qu’il en reçoit, finit par rejoindre à Oppy (Pas-de-Calais) le P.C. du Corps de Cavalerie. Les généraux Prioux et Blanchard « sourient de sa mésaventure et le félicitent d’en être sorti à si bon compte ». Delater gardera de cette journée éprouvante dans le vent et la poussière le souvenir d’une « fringale canine [et] une bronchite tenace dont la toux le secouera encore au milieu du mois de juin ». Mais il retrouve, au château de Gavrelle l’état-major de la division. Toute la nuit, Delater entend dans le voisinage les cris des moutons et des vaches abandonnés par leurs propriétaires, qui meurent de faim et surtout de soif.
La journée du 20 semble avoir été sans histoire. Dans l’après-midi, Delater se rend à Noyelles (Pas-de-Calais), auprès du Service de santé de la 2ème D.L.M. Il y récupère quelques précieux véhicules sanitaires, sans lesquels il ne pourrait pas assurer ses missions.
Tentatives désespérées pour desserrer l’encerclement
Le 21, la 3ème D.L.M., relevée par une division d’infanterie britannique, se met en route pour participer, à l’ouest d’Arras, à l’offensive tentant de barrer la route de la mer aux divisions blindées allemandes, afin d’empêcher l’encerclement complet des 7ème et 1ère Armées. Delater « entendit au petit jour, dans la rue étroite et pavée d’Anzin, le fracas des chars ». La bataille se poursuit toute la journée. Dans Anzin bombardé, Delater, qui y est resté avec le G.S.D., refuse de descendre à la cave, « attitude dont son âge neutralisait l’apparente présomption ». Mais au matin du 22, il faut se rendre à l’évidence, la contre-attaque a échoué. L’essentiel du G.S.D. se replie sur Escobecques, à 6 km à l’ouest de Lille (Nord).
Delater le note dès l’abord : « les journées du 23 au 28 mai (19 heures) sont d’une confusion extrême, tout occupées en parades hâtives aux attaques de l’ennemi ».
« À Montigny-en-Gohelle (6 km est de Lens, Pas-de-de Calais), où le P.C s’est transporté, le 23 mai, [Gabriel Delater], à 5 heures du matin, trouve déjà tout un peuple en rumeur dans les rues : des ouvriers, qui se plaignent de leur abandon, car des patrons et leurs cadres se sont enfuis depuis deux et trois jours sans même prendre le soin de payer leur semaine ; des réfugiés, qui se dirigent dans tous les sens, sur des charrettes ou traînant lamentablement leurs jambes épuisées, ou qui tournent en rond, incapables de choisir le côté par lequel ils partiront. » Gabriel rencontre son fils (médecin militaire lui aussi, rappelons-le), bouleversé par la mission d’évacuation qu’il vient d’accomplir : il a vu « des femmes et des enfants broyés par les bombardements », et n’a pu venir en aide à ceux qui ont été touchés. Gabriel Delater refait le pansement d’un blessé sur le banc d’un cimetière ; porte secours à un civil cardiaque, qu’il convainc de rester chez lui. Celui-ci apprécie apparemment ce bon conseil, puisqu’il donne au docteur « du pain frais et du chocolat » : un vrai luxe ! Delater tente de dormir sur un sommier, entre les quatre murs d’un logement sommaire, mais n’y parvient guère, à cause du voisinage d’une pièce de 75 en action. D’ailleurs, le P.C (et Delater avec lui) quitte les lieux à 2 heures du matin.
Le 24 mai, après avoir traversé Carvin (Pas-de-Calais) encombré et bombardé, ils arrivent à 10 heures à Ennecourt (Nord), ayant parcouru 290 km grosso modo nord-ouest, avec beaucoup de détours, depuis Roeulx, qui n’est qu’à 50 km par le plus court. « [Gabriel Delater] devait passer deux longs jours à Ennecourt, dans la paix de ce petit village champêtre […], ignoré pendant plus de vingt-quatre heures des avions allemands ». Il en profite pour visiter les postes de secours de deux régiments (cuirassiers et dragons portés), près de Carvin. « L’état des ateliers et des usines […] était affreux à voir : toits et murailles effondrées. »
Le 25 mai au soir, le général Langlois fait ses adieux à la 3e D.L.M. pour prendre le commandement du Corps de Cavalerie, et il est remplacé par le général De La Font. Ce remplacement est motivé par le fait que le général Prioux est lui-même nommé à la tête de la 1ère Armée, en remplacement du général Blanchard. N’importe, en pleine bataille, de tels changements de chefs ne facilitent pas le fonctionnement de la chaîne de commandement et l’accomplissement des missions.
Le 26, Delater reçoit l’ordre de gagner Wattiessart (Nord), avec ce qui lui reste de voitures sanitaires. Toute la journée précédente, il a remarqué la belle conduite d’Aragon, qui se multiplie en allant au secours des blessés d’une division marocaine. « Aragon est un homme mûr ; il a fait la guerre de 14 ; il a abandonné les études médicales pour devenir journaliste et hommes de lettres ». L’estime est réciproque. Delater rapporte un fait remarquable qui s’est produit au moment du départ. « [Aragon] s’est précipité sur [Gabriel Delater] ; il lui a serré la main avec effusion et lui a dit : « Pardonnez-moi ; je suis trop vieux ; mais si j’étais plus jeune, je voudrais être votre fils ». Mot émouvant quand on sait qu’Aragon a souffert toute sa vie d’une naissance irrégulière, de n’avoir pas été reconnu par son père et de n’avoir su la vérité sur sa filiation qu’à sa majorité.
La route tragique de Dunkerque
Le 27 et le 28, ils sont à Nieppe (Nord, 4 km est de Bailleul), ils connaissent « les angoisses de l’étreinte, la terreur des avions […], les difficultés pour trouver un hangar où loger les hommes, un arbre sous lequel cacher les voitures restantes ». Delater ne dispose plus, en effet, que de deux véhicules sanitaires. À 21 h., le 28, on reçoit « l’ordre de retraiter vers la mer, tous, hommes et officiers, se demandent par où passer » (138), tous les itinéraires étant pris sous le feu ennemi. Très vite, tous les véhicules (y compris les sanitaires) et les armes lourdes sont détruits ou abandonnés, il n’y a plus qu’« un troupeau d’hommes innombrables qui fuient au hasard, se faufilant, sous des lueurs d’incendie, dans un dédale infernal et chaotique ».
Le jour venu, le matin du 29 mai, on s’étonne presque que l’aviation ennemie ne pilonne pas davantage cette armée défaite. Les 6 chars et les 8 automitrailleuses, qui sont tout ce qui reste des blindés de la 3ème D.L.M., sont employés à contenir la poussée allemande sur les flancs de la retraite. Dans quelles conditions cette D.L.M., constituée en 6 groupements de 1.000 hommes, parvient-elle le 30 mai à s’installer tant bien que mal dans les dunes à l’est de Malo-les-Bains (Nord) ? Depuis Ennecourt, ils ont parcouru 110 km en direction nord-ouest, soit à peine plus qu’en ligne directe (95 km) : la course à la mer s’est effectuée par le plus court. « Ils attendront là, en ordre, avec une discipline parfaite, sous le vol des avions et sous le feu intermittent du 105 allemand […], tandis que les Anglais continueront à embarquer ». Un groupement a pu prendre la mer le 31 à 18h.
Pour Delater et le G.S.D. 39, l’ordre de départ n’arrive que le 1er juin à 3 heures du matin. Au loin, il « voit, par moments, s’éclairer encore les lourdes fumées noires qui planent sur les docks incendiés de Dunkerque ». Près du pont reliant Malo à Dunkerque, « long arrêt tragique […] au milieu des cadavres de soldats anglais et français ». Plus loin, à l’entrée d’une cave, ces gisants, ce ne sont pas des cadavres, mais deux soldats ivres-morts. Quelque temps après, Delater et les siens s’abritent dans une chapelle. Celle-ci est brusquement bombardée et les infirmiers du G.S.D. sont couverts de poussière blanche et de plâtras. L’un d’eux est blessé, on le soigne sommairement, car il tient à s’embarquer. On progresse à travers les ruines de Dunkerque « au milieu des morts qui demeurent sans sépulture et […] des mourants ». Vers 15 h, on approche du quai d’embarquement. Mais l’attente s’éternise, sous les mitraillages des avions et les obus de 105. Enfin, ils embarquent sur un contre-torpilleur français, le Flore, passent à travers les épaves, les nappes huileuses, les coques des bateaux coulés, et arrivent à Folkestone vers 23 h.
Intermède en Angleterre et reconstitution de la D.L.M. près de Paris
Dès lors, ils sont pris en charge par les Britanniques, montent dans un train vers une heure du matin. On leur offre du thé, des petits pains. Dans la matinée du 2 juin, ils passent dans des gares où la foule les acclame. À Devonport (près de Plymouth, en Cornouailles, après 500 km environ de trajet ferroviaire), pour Delater, « bain savoureux après vingt jours sans toilette », et déjeuner d’apparat. Gabriel a la joie de revoir son fils, dont il ignorait le sort. Il bénéficie, en raison de son âge autant que de son grade, d’un privilège presque inouï : une nuit dans un vrai lit ! Et, le 3, tous embarquent sur un croiseur qui, parti à 17 h, arrivera à Brest (Finistère) le 4 à 14 h. Là, « aucun accueil », mais « un très long train de wagons à marchandises », qui parviendra le 6, à 2 heures du matin, à Conches (Eure, 18 km à l’est d’Évreux : 500 km en train à nouveau, mais dans des conditions bien différentes de celles des trains britanniques). Delater est rompu après avoir passé 28 heures sur la paille dans ce wagon sans confort, mais il a tenu à rester avec ses hommes.
Du 6 au 10 juin, la 3ème D.L.M. se reforme à Limours (Essonne, 40 km au sud-ouest de Paris, 120 km de Conches), sous les ordres du général Testard, le général De La Font ayant remplacé De Gaulle à la tête de la 4ème Division Cuirassée. « En tout, mille cinq cents hommes environ. Très peu d’engins blindés […], pas d’artillerie […], pas de génie […], pas d’intendance. »
La 3ème D.L.M. tente de combler le trou laissé dans le dispositif français par le départ des Britanniques, dans la région de Mortagne (Orne). Delater passe son temps à essayer de reconstituer un groupe sanitaire. Le 16, il parcourt dans cette intention, avec son second Dombre, et sans succès, près de 400 kilomètres au sud-ouest d’Alençon (Orne), et ils passent la nuit à Chinon (Indre-et-Loire) ; le lendemain, ils se remettent en route pareillement, mais le soir même, du côté de Manthelan et Sainte-Maure (Indre-et-Loire), « dans la nuit […] leur voiture heurte de front une [voiture] civile qui roule à toute allure en sens inverse ». Les deux véhicules sont laissés sur place, inutilisables. Dombre doit partir « sur une bicyclette d’emprunt » chercher du secours et il revient prendre son chef à bord d’un véhicule sanitaire.
À partir du 17, « la retraite s’est précipitée, de Mortagne à Nogent-le-Rotrou jusqu’à Angers, en passant par le Mans et Château-Gontier ». Le corps de Cavalerie, comprenant la 3ème D.L.M., entend défendre Angers (Maine-et-Loire). C’est ce que le général Langlois confirme au général allemand qui, de La Flèche, lui lance au téléphone un ultimatum. Mais le préfet déclare Angers ville ouverte. Même la belle résistance, à Saumur, le 19 et le 20 juin, des cadets de l’école de Cavalerie n’a pas le pouvoir de changer le cours des choses ; elle permet seulement de mener à bien une retraite mieux organisée, avec des liaisons plus étroites entre les différentes unités.
Au sud de la Loire
En fait, le 19, le Corps de Cavalerie est la dernière grande formation qui subsiste au nord de la Loire, et, pour ne pas être encerclées, les 2ème et 3ème D.L.M. (ou ce qui en reste) reçoivent l’ordre de se replier et traversent le fleuve aux Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire). Depuis son départ de Limours, si c’est bien de là qu’il est parti, avec la 3ème D.L.M. reformée, Delater aurait parcouru au moins 900 km (sans compter les 400 km qu’il dit avoir fait le 16, dans les régions d’Alençon et de Chinon), alors qu’il n’y aurait que 260 km sud-sud-ouest par le plus court. De Bressuire (Deux-Sèvres), Delater organise le transport vers le sud, par voie ferrée, des blessés et des malades. Sans cesse, on doit changer d’itinéraire. Parfois, on se perd.
Le 24, on traverse Angoulême (Charente), et on vient de trouver un bon emplacement pour s’installer, quand surgit un side-car allemand. Aragon a le réflexe de précipiter le départ du G.S.D., qu’un commandant allemand chevaleresque, voyant qu’il s’agit de véhicules sanitaires laisse passer !
C’est à Saint-Sornin (Charente Maritime) que Delater « le 24 au soir, apprend l’armistice par TSF ». Il séjourne avec une partie de ses hommes à Javerlhac (Dordogne). « Javerlhac… nom qui résonne comme un roulement de tambour… mais qui, pour ces hommes déçus par la défaite, ne devait exprimer que le ralliement autour d’une espérance : rentrer chez soi et retrouver sa famille ! » Du moins, le peuvent-ils, puisque, à la différence de beaucoup d’autres, leur acharnement à combattre, même pendant leur repli, leur vaut d’échapper à la captivité. Ils ont bénéficié en outre de l’avantage d’avoir gardé leurs véhicules en quantité suffisante. Des Ponts-de-Cé à Javerlhac, ils ont fait 320 km environ dans la direction sud-sud-est, soit à peine plus que par le plus court : là encore, le parcours s’est effectué sans détours ni retard, sous la pression de l’ennemi.
Le Corps de Cavalerie et la 3e D.L.M. sont dissous le 10 juillet. « Le général Langlois vint faire d’émouvants adieux à la division et dire à ses officiers présents combien il était fier d’avoir commandé au feu une si belle unité ». De son côté, Delater, le 18 juillet, à la veille de sa démobilisation fait ses adieux et adresse ses félicitations au G.S.D. 39. Plus généralement, on sent bien qu’il a apprécié « l’esprit cavalier », dont les D.L.M ont donné un remarquable exemple. « Ils ont fait la guerre, – mieux que quiconque, – ces hommes, et cependant ils sentaient bien qu’elle est une monstruosité anachronique des temps modernes, subies par l’humanité comme un cataclysme périodique. »
Gabriel DELATER (1883-19..), Avec la 3ème D.L.M. et le Corps de Cavalerie, janvier-juillet 1940– 235 p., éd Arthaud, avril 1946 – Le livre fait alterner des chapitres donnant de façon assez impersonnelle un tableau d’ensemble de l’action des grandes unités dont il fait partie et d’autres en forme de récit personnel, où l’auteur apparaît, comme on l’a dit, sous le nom de Gérard Daumis.
Honneur, Courage et Fraternité
Tels sont les valeurs que je retiendrai de ce très beau livre .
Nous sommes très fiers d’être les petits-enfants de ce médecin militaire. Il nous intimidait beaucoup. Notre mère Jacqueline, qui l’admirait et ne pleurait jamais, versait une larme en l’évoquant. Il a donné à ses 3 enfants le sens de l’honneur, de l’intégrité et de la probité.
Merci pour ce témoignage. En hommage, notre petit-fils porte son prénom.
Odile Dominique (petite fille de Gabriel)
Je suis l’arrière-petite-fille de Gabriel Delater et petite-fille de Jacqueline Delater, je découvre 17 ans après la mort de ma Grand-Mère le héros qu’était cet arrière-grand-père, par ailleurs Cadre Noir à Saumur, qui faisait avec les moyens de l’époque, le mieux qu’il pouvait, en chirurgie ! Son fils Jean était mon Grand-Oncle.
Je suis petit-fils du Commandant Gaston Demange, chef d’Etat-Major de la 3ème DLM, à qui Gabriel Delater dédie ce livre.
Le Dr Delater a partagé, avec mon grand-père, la vie de la 3ème DLM depuis sa création (« … en arrivant, j’ai trouvé un travail considérable de dégrossissage et d’assemblage ; je le dois à un chef d’état-major hors de pair, le commandant Demange … artiste et poète, un homme délicieux !… »).
Ils ont vécu, ensemble, l’embarquement à Dunkerque, le retour à Brest, puis la suite des combats.
Malheureusement, mon grand-père est tué au combat le 21 juin 1940 et Gabriel Delater écrit : « … la disparition de cet officier de grande valeur, – animateur prodigieux et infatigable, qui, souriant et accueillant pour tous, livrant avec aisance et simplicité la remarquable connaissance qu’il avait de toutes choses, avait la confiance et l’affection de tous,- fut une perte irréparable pour la division ».
En pianotant sur mon ordinateur, je me suis dis :tiens, voyons si mon grand-père Gabriel Delater est mentionné quelque part.
Bingo ! Ne l’ayant connu que dans ma plus tendre enfance alors qu’il était malade, ce que je lis et ce qu’on m’a raconté de lui m’incite à penser qu’il a été un homme de grande valeur.
J’ai l’amer sentiment que sa mémoire n’a pas été suffisamment diffusée dans ma propre descendance,
c’est pourquoi je mets ce petit mot pour leur suggérer d’apprendre à mieux le connaitre et a en être fiers.