Fernand Grenier, député communiste de Saint-Denis, a été mobilisé comme simple soldat dans le Génie. Le parti ayant été interdit en septembre 1939, il a d’ailleurs été déchu en janvier 1940 de son mandat parlementaire, de même que tous ses camarades qui ont refusé de se désolidariser de l’Union soviétique. Celle-ci, pourtant, à son avis, en concluant un pacte de non-agression avec l’Allemagne et en envahissant l’est de la Pologne a pris des mesures essentiellement défensives contre le nazisme, qui demeure l’ennemi principal du communisme. Tout au long des mois de la drôle de guerre, il note journellement l’étendue de la répression anticommuniste qui frappe des centaines, voire des milliers de militants, dont beaucoup sont incarcérés.
Le 10 mai, il est à Voreppe (Isère) depuis le 22 mars, employé à la comptabilité du magasin du matériel, à la 3ème Cie du 4ème Régiment du Génie, une petite unité de cantonniers censée construire une route. Ce jour-là, il note simplement dans son journal « Rien à signaler », imitant sans le vouloir la fameuse note de Louis XVI le 14 juillet 1789 ! Le fait est d’autant plus frappant qu’en général chacune des entrées de ce journal est plutôt copieuse. Pour comprendre cette bizarrerie, il faut se rappeler que les nouvelles parviennent difficilement jusqu’à lui, essentiellement par la presse écrite – dont il est d’ailleurs très friand, achetant volontiers chaque jour trois ou quatre quotidiens. Dès le lendemain, bien sûr, il commente le fait qu’« hier, à cinq heures quarante-cinq du matin, Hitler […] a lancé ses armées sur la Belgique, la Hollande, le Luxembourg », que de nombreuses villes, dont Lyon, ont été bombardées, et que la Suisse a décrété la mobilisation générale.
Travaux inutiles et harassants, en Savoie
À Voreppe, une certaine agitation succède à la torpeur. Le sapeur Grenier doit partir rejoindre une nouvelle unité dont il ne sait pas grand-chose. Il a une dernière conversation sérieuse avec son lieutenant, et ils tombent d’accord pour constater que depuis neuf mois, on aurait dû entraîner les troupes au tir ou aux activités propres au Génie, comme le lancement de ponts, au lieu de les laisser s’avachir dans l’inaction. Il fait aussi ses adieux à une famille nombreuse et pauvre qu’un de ses camarades et lui-même ont entrepris d’aider en lui apportant tout ce qu’ils peuvent grappiller à la cuisine de la compagnie.
Le dimanche de Pentecôte 13 mai, il est en transit à Grenoble. Le 16, il rejoint sa nouvelle unité, une « compagnie des eaux », à Livron (Drôme), mais c’est pour en repartir très vite, toujours en train, pour Modane (Savoie), à la frontière italienne, où il s’agit de capter une source afin d’éviter que la caserne dépende du versant italien pour son alimentation en eau. Tout cela semble bien peu sérieux et fort improvisé.
« 19 mai. Premier jour au chantier. Avant d’y parvenir, nous avons marché deux heures. Sous un soleil qui tapait dur, nous avons attaqué le roc à coups de pioches ». Retour au casernement pour le déjeuner. « Pas question l’après-midi de refaire près de quatre heures de marche ». Par la suite, ils feront la moitié du chemin en camionnette. C’est déjà ça. Si encore ils comprenaient le sens de leurs efforts ! « 23 mai. Au chantier ça rouspète dur. Les mauvaises nouvelles agissent sur le moral ; il est vrai aussi que le travail avance sans plan […]. On déplace inutilement des mètres cubes de pierres, de terre, sous un soleil torride. Nous sommes épuisés ».
Mauvaises nouvelles
Les soldats vont écouter la radio au café. Ils apprennent que les Allemands sont à Arras et à Amiens. « Chez beaucoup, la confiance en la victoire est atteinte ». Grenier a beau jeu d’expliquer « cette vérité élémentaire que l’Allemagne ne pouvait être vaincue que si on l’obligeait à se battre sur deux fronts à la fois, à l’Ouest et à l’Est », et à condition qu’on ait créé en France « le climat d’union nécessaire de notre peuple pour faire face à l’envahisseur ». Fernand reçoit une lettre de sa femme Andréa, dont les parents vivent dans le Nord. Il a bien peur qu’elle soit coupée d’eux « pour la durée de la guerre » : réflexion typique de la conviction répandue que les événements vont se reproduire exactement comme en 14-18 ! Un de ses compagnons apprend par une lettre de son épouse que leur maison, à Épernay, n’est plus qu’un tas de gravats. D’habitude jovial, ce dernier est complètement déprimé par cette nouvelle, mais demande en vain une permission pour aller se rendre compte sur place.
Le 3 juin, alerte, un trimoteur allemand survole Modane (Savoie), mais, touché, va s’écraser un peu plus loin. Quant à Fernand Grenier, il souffre d’une infection au pied et est admis à l’hôpital. C’est là qu’il apprend l’évacuation de Dunkerque, puis la bataille de la Somme. À sa sortie, le 10, il est renvoyé à Livron (Drôme), qui porte encore les traces des bombardements du 31 mai et du 1er juin, et où il est informé de sa mutation au 440ème Pionniers, à Gex (Ain), à la frontière suisse. En route, il a appris l’entrée en guerre de l’Italie, qui achève le tableau.
Sur les hauteurs du Jura, face… à la Suisse
Le 12 juin, donc, nouveau départ en train. En attendant sa correspondance à Lyon, il assiste à l’arrivée de trains de réfugiés. Choses vues : « Un vieux monsieur en descend, costume noir de cérémonie, manchettes et chemise blanche… en pantoufles. Une femme avec trois enfants, joliment endimanchés. Une grosse mémère avec un parapluie dont la baleine pend […]. Assis sur mon sac, je regarde cette cohue, cette misère de l’exode. Le triste spectacle […] m’a serré la gorge ». Mauvaise nuit dans un dortoir à Ambérieu. Puis, dans le train pour Bellegarde, échange de nouvelles consternantes avec des réfugiés parisiens. Enfin, à Gex, on lui apprend que le Bureau du Bataillon a déménagé la veille pour s’installer au col de la Faucille. La perspective de « faire ces vingt kilomètres en montagne avec tout mon barda » n’a rien de plaisant. Mais quelqu’un sait dans quel café il aura des chances de trouver le conducteur de la camionnette qui doit remonter jusqu’au col… Et ça marche, ou plutôt ça roule. « La pluie tombe, fine, sans arrêt […]. Le paysage n’est plus que sapins mouillés […]. De temps à autre, le chemin est à moitié barré par des barbelés ». En fait, sa destination, c’est Tabagnoz (Jura), 10 km au nord du col. « En face, la Suisse ; un mur de vieilles pierres, haut de cinquante centimètres, marque la frontière ».
Du 14 au 17 juin, les 40 Pionniers ne font rien d’autre que de monter la garde sans interruption, échanger des bobards pour se donner de l’espoir, se demander comment ils pourraient bien tenir tête aux Allemands avec trois fusils mitrailleurs : on leur a même retiré le petit canon antichar qui était là depuis des mois… « Ici, au Tabagnoz, il n’y a pas d’électricité, ni de radio. Nous sommes isolés et avides de nouvelles ». La route, à l’ordinaire, n’est guère passante, mais, le 17 : « La tragédie est sur la route. Toute la journée sont passés des ambulances, des camions lourds, des autos les plus hétéroclites, des motos, des vélos, des civils et aussi des soldats et des officiers aux traits tirés par l’insomnie ». On apprend que Reynaud a été remplacé par Pétain. Pour Grenier, c’est l’instauration d’une « dictature militaire ». Il est quasiment le seul à ne pas s’en réjouir. « C’est aussi la débâcle dans les cerveaux ».
Peu après minuit, le 18 juin, ordre est donné de quitter la position. « Sac au dos, fusil à l’épaule, nous descendons vers Gex. La pluie a cessé. La nuit est douce et les étoiles brillent. » En fait de descendre, il faut commencer par grimper : « La montée du col de la Faucille est notre chemin de croix ». Au petit jour, ils arrivent au sommet. « Des sapeurs mineurs attendent de faire sauter le passage qui doit retarder la ruée des colonnes ennemies sur Gex ». Au cours de la descente vers le Léman, tout à coup, alerte : « « Les Boches sont à trois kilomètres. Tous en position ! » […] Pas mal de camarades ne savent pas charger leur fusil, mais on s’aide mutuellement ». On évite de peu de tirer sur un motocycliste, qui s’avère être en fait un soldat français.
Au nord de la Haute-Savoie, sur le Rhône, dans l’attente des Allemands
Puis, la troupe est prise en charge par un autocar, et, le 19 juin, à l’aube, « nous passons de l’autre côté du Rhône, du département de l’Ain à celui de la Haute-Savoie ». Dans une prairie, près de Chevrier, on souffle enfin, les uns rasent une barbe de huit jours, les autres, dont un sergent (curé d’une paroisse lyonnaise), cuvent leur cuite. Par habitude, les officiers établissent des postes de guet, mais à des endroits indéfendables, par exemple « à la jonction de deux chemins bordés de haies et d’où il est impossible de voir s’approcher quelqu’un à plus de dix mètres ». Dans la nuit du 20 au 21, « je n’aurai à nouveau dormi que quelques heures, car à une heure du matin c’est mon tour d’être de garde à l’entrée du tunnel » de la voie de chemin de fer Bellegarde-Annemasse.
À l’aube, il lui faut en plus accompagner la garde-barrière qui doit aller porter le « jus » au garde mobile qui est en sentinelle au débouché du viaduc de Longeray, et qu’en fait ils ne trouveront pas. Il faut pour cela, à l’aller et au retour, traverser le tunnel (de 300 m. de long environ selon la carte). « En entrant dans le trou noir qu’éclaire à peine la lampe de ma voisine, nous marchons côte à côte sans dire un mot. Que pense-t-elle ? Qu’attend-elle ? Un moment la tentation est forte de satisfaire le désir brûlant d’un peu de bonheur après ces tristes journées. » Ce qui le retient, c’est moins la pensée de son épouse que le respect instinctif qu’il éprouve pour cette jeune femme. À la sortie, elle « me dit simplement « Merci ! » Elle a compris ». Ce qui n’empêche pas les camarades du poste de garde de le plaisanter sur le temps qu’a duré cette promenade. Quant aux habitants du coin, ils sont charmants pour ce soldat plus très jeune et visiblement épuisé : des paysans l’invitent à dormir dans un lit – « Quelle aubaine ! » – et, au réveil, à partager le repas familial.
Le 22 et le 23 juin, la troupe de Grenier est de garde au pont Carnot, un ouvrage important sur le Rhône. « Notre mission est de surveiller […] l’autre rive, d’où peuvent déboucher les Allemands […]. Nous avons à assurer la protection des sapeurs du 4ème Génie qui doivent, en cas d’alerte, faire sauter le pont […]. Nous sommes ici huit hommes, un caporal et un sergent […]. Chacun d’entre nous est muni d’un fusil modèle 1886 et de 80 cartouches ; nous disposons en outre d’un vieux fusil mitrailleur ». Mais le sergent qui commande le détachement chargé de faire sauter le pont est introuvable, il est allé tranquillement faire un somme dans un coin tranquille. Cependant, on entend les canons de Fort l’Écluse, qui domine le site, et des rafales de mitrailleuses. Le 24, on reçoit l’ordre de repasser sur la rive nord, au-devant de l’ennemi. Et c’est là, à Collonges, qu’on apprend « que l’armistice est signé, mais que les hostilités continueront jusqu’à minuit ». Le pont ne sautera pas, il se trouve à la limite de la zone d’occupation. Par prudence, toutefois, non seulement les Français repassent du bon côté, mais ils vont s’installer à Mons, une douzaine de kilomètres plus au sud, mettant une bonne distance entre eux et ceux qui pourraient être tentés, malgré les accords conclus, de les faire prisonniers.
La vie rurale savoyarde, vue par un homme du Nord
En attendant la démobilisation et dans les intervalles du service, par un arrangement à l’amiable, Fernand Grenier loue ses bras à un fermier pour le désherbage des vignes et pour les foins. Cette saine activité lui plaît. Mais il est effaré devant un mode de vie qui lui apparaît rétrograde, à lui l’homme du Nord et des villes : « Tout est réglé ici selon des habitudes qui doivent durer depuis des générations. Ainsi le père exerce un pouvoir absolu ». Et Grenier fait scandale en allumant de son propre chef le poste de radio, après sa journée de travail, pour écouter un peu de musique, ou en se saisissant d’un torchon pour essuyer la vaisselle, « un travail réservé aux femmes » !
Au moins, ce chef de famille n’est pas aussi violemment anticommuniste que son beau-frère, le « cultivateur irascible de Chevrier » auquel Grenier a apporté son aide quelques jours plus tôt et qui voulait « fusiller » tous les communistes, jugés responsables de la défaite. Grenier, partout où il est passé durant les dernières semaines, a tenté de rencontrer des « camarades » et y a parfois réussi. A présent, en rentrant dans la région parisienne, il va s’agir pour lui de renouer des contacts au plus haut niveau du parti clandestin.
En attendant, début juillet, la compagnie se déplace de 5 km et va s’installer à Chêne. C’est à la sortie de ce village, au barrage où il est de garde, que Grenier voit ses premiers Allemands, deux officiers et deux soldats, qui veulent passer par là en voiture pour se rendre dans une petite localité voisine. Mais la consigne, c’est la consigne : Grenier s’oppose à leur passage, et ils n’insistent pas.
Fernand GRENIER (1901-1992), Journal de la drôle de guerre, septembre 1939-juillet 1940 (éd. sociales, 1969, 268 p). Mai-juin 1940 : p. 207-257. Dans une note, l’auteur déclare : « Je voudrais préciser que ce journal n’a pas été modifié après coup. Seules des phrases mal rédigées ont été corrigées, mais les sentiments exprimés à l’époque ont été scrupuleusement respectés – il le fallait pour que ce journal conserve son intérêt ». Certes, mais à la fin de son livre, il indique : « Saint-Denis, octobre 1968-mars 1969 », ce qui suggère tout de même que le travail de réécriture a été assez important.
Originaire de Tourcoing, fils de métallurgiste, F. Grenier n’a pas pu faire les études pour lesquelles il paraissait doué. C’est dans la vie politique qu’il s’est réalisé. En 1941, arrêté comme communiste et détenu à Châteaubriant, il s’évade juste à temps pour ne pas faire partie des otages qui y sont exécutés. Un peu plus tard, il représente le parti communiste, à Londres, puis à Alger, auprès de De Gaulle. A la Libération, il devient membre du comité central du P.C.F.