Le 105ème Régiment d’Artillerie Lourde Hippomobile comprend quatre « groupes » (équivalents de bataillons), de trois batteries (= compagnies) de quatre canons chacune. La moitié de ces canons sont des 105 longs, l’autre des 155 longs. La dénomination d’artillerie « lourde » n’est pas une façon de parler. À titre d’exemple, les 155 pèsent dix tonnes, et peuvent tirer 12 obus de 43 kg par heure à une distance de 24 km. Chaque canon est démontable en deux parties, tube d’un côté, affût de l’autre, et chacune de ces parties doit être tirée par dix chevaux. C’est dire que ce sont des armes qui ne tolèrent pas l’amateurisme. Le sous-lieutenant Thomas, qui donne toutes ces précisions, est un homme méthodique et rigoureux. Et ce régiment, contrairement à d’autres, n’a pas perdu son temps pendant les mois d’inaction de la « drôle de guerre » : on y réalise quotidiennement un « travail intense » et « personne ne s’ennuie ». Daniel Thomas, avant son service militaire, était « étudiant » : il a été élève à H.E.C, et il a aussi une licence en droit ; mais les mathématiques ont fait aussi certainement partie de son domaine d’études, car en mai 1940, il est occupé à la rédaction d’un travail personnel sur « la centralisation du tir », fruit de son expérience sur le terrain pendant les mois précédents ; et en juin, on le voit souvent réaliser des calculs pour viser les objectifs qui lui sont désignés.
Le 10 mai, « je suis réveillé à 5 h par de nombreux tirs de D.C.A. […], avec une pluie d’éclats d’obus sur la route proche de ma chambre où ils ricochent ». Cela ne semble pas beaucoup l’affecter, puisqu’il se rendort et compte toujours se rendre avec son ami le plus proche, le lieutenant Bernard Verry, au champ de course du Quesnoy, à 3 km d’Orsinval (Nord), leur lieu de cantonnement, pour y faire un peu d’équitation. Espoir déçu, bien entendu, car à l’état-major du 4ème groupe, on est au courant de la situation, et on bat le rappel des officiers disponibles, une quinzaine seulement sur vingt, les autres étant en permission ; d’ailleurs Thomas espérait bien lui-même partir chez lui le 21 mai.
Avancée en Belgique, au-devant de l’ennemi
C’est le branle-bas de combat pour le 105ème R.A.L (colonel Gally), élément du 3ème Corps d’Armée (général de la Laurencie) de la 1ère Armée (général Blanchard). Ils font donc partie de la « manœuvre Dyle », qui porte les meilleurs éléments de l’Armée française au-devant des blindés allemands sur le sol belge. Ils prennent le départ le 10 mai dès 14 h : Thomas, en tant qu’officier orienteur, est en tête du 4ème groupe, sur son cheval, avec son ami Verry. Ils suivent le même itinéraire que la 2ème D.L.M. (Corps de Cavalerie), qui les dépasse. Pour leur part, ils s’arrêtent ce soir-là à Saultain, à 10 km (toujours dans le Nord). À peine arrivés, ils sont attaqués par des bombardiers, qui, pris à partie par la D.C.A., n’insistent pas. « Nous traversons un parc charmant avec deux étangs partiellement recouverts de nénuphars. » Les officiers logent dans une belle maison et dînent dans la salle-à-manger « devant une large baie […]. Nous goûtons intensément ces moments de détente, d’autant que nous pressentons bien que ce seront les derniers pendant longtemps ». D’ailleurs, la nuit est courte. Réveil à 1 h 30, départ à 2 h 45.
Ils passent la majeure partie de la journée du 11 mai à Bruay-sur-Escaut (Nord, à 9 km plus au nord), et repartent à la nuit pour Basècles (Belgique), à 20 km encore plus au nord. Le sous-lieutenant Thomas trotte sur son cheval en tête du convoi des deux groupes « lourds » qu’il dirige, avec l’aide de quelques cyclistes qui vont et viennent le long du convoi. « Longue route interminable, sans aucun repère dans une nuit noire. » À Condé-sur-Escaut, il est à un moment seul sur son cheval au centre de la grande place, et se fait l’effet d’être « la statue équestre de Lafayette, place d’Iéna à Paris ». Un peu plus loin, un responsable de la circulation routière (dont il ne pourra s’empêcher de se demander s’il n’est pas un agent de l’ennemi infiltré) prétend l’obliger à prendre la route de Péruwelz. C’est contraire à l’ordre qu’il a reçu, et il tient bon. En effet s’engager dans une route étroite, où le lourd convoi n’aurait pas la place de manœuvrer et au besoin de faire demi-tour, risque d’avoir des conséquences désastreuses.
On est maintenant le 12 mai (dimanche de la Pentecôte) et « à 1 h 30, je passe la frontière où je suis aimablement accueilli par un gendarme belge qui me fait observer que [mon] itinéraire est peu propice au passage de canons lourds ». Il lui en indique un autre. Cette fois, l’avis est bon à prendre et Thomas le suit. Thomas et Verry parviennent à Basècles vers 3 h, et sont accueillis dans sa villa confortable par le patron d’une carrière de marbre. La nuit est courte et le réveil brutal : l’aviation allemande bombarde un pont à proximité. Mais l’atmosphère dans le village est quand même joyeuse : c’est la kermesse, et le curé célèbre la grand-messe dans une « église pleine à craquer ». Thomas se fait couper les cheveux très courts chez le barbier. Suit un « agréable déjeuner, dans le jardin, par un temps splendide ». De plus, « nous ne ferons pas mouvement au cours de la nuit […] : nous allons pouvoir bénéficier d’une longue nuit de sommeil »
Le 13 mai, journée de farniente, ou peu s’en faut. Lettre du sous-lieutenant à ses parents : « Il semble que la grande bataille qui va s’engager ne débutera pas avant les derniers jours de mai ». Départ à 22 h. « La nuit est claire […]. Je goûte intensément ces longs moments de détente et de méditation. ». L’étape sera de 20 km vers le nord-est.
Le 14 mai, déjà le jour se lève, lorsqu’ils arrivent à Bauffe, à 4 h, « un peu tard à notre goût », car le convoi a été retardé par un incident. Mais la journée est sans histoire. Nouveau départ à 21 h, pour une étape de 25 km jusqu’à Belle Croix (hameau un peu à l’est de Graty), où ils arrivent au lever du jour, le 15 mai. A nouveau, il y a eu un incident : un canon s’est mis en travers de la route, et il a fallu le dégager. « Nuit magnifique et paisible », si ce n’est qu’ils voyaient la ville d’Ath en flammes, à 8 km sur la gauche de leur itinéraire. Nouvelle journée sans histoire, même si l’aviation ennemie est active aux environs : l’ordre d’occuper des positions de tir est annulé, et ils vont passer la nuit sur place.
En position de tir
Le 16 mai, dans l’après-midi, le groupe se prépare à installer ses batteries au moulin de Plouyi, près de Petit-Roeulx-lez-Braine, à l’ouest de Braine le Comte, à une dizaine de kilomètres de Belle Croix, en arrière du canal de Charleroi. Thomas prend ses repères, à l’aide de son théodolite (instrument de visée muni d’une lunette, permettant de calculer les angles). Puis ils reviennent à Belle Croix. En début de nuit, ils vont mettre en batterie les canons à l’endroit prévu. L’état-major du groupe prend ses quartiers dans une ferme. Dans une lettre à sa famille, Daniel Thomas juge que leur position est excellente et qu’ils sont bien approvisionnés en munitions. Certes, l’offensive allemande est puissante, mais le 105ème R.A.L. pourra apporter une contribution importante à la ligne de résistance qui se met en place : « l’effort extraordinaire des Allemands ne pourra pas se soutenir très longtemps ».
Dans la nuit du 16 au 17, « la nuit étant claire, je décide de recourir à un procédé astronomique : visée sur l’étoile polaire au théodolite », mais il doit y renoncer, tout simplement parce que les cartes belges dont il dispose sont centrées sur le méridien de Bruxelles et non sur celui de Paris, ce qui fausse ses calculs. Au P.C. du groupe, il peut prendre un peu de repos aux côtés de ses amis Verry et André. Le capitaine André est prêtre : à 11 h, il dit la messe sur son autel portatif, servi par Thomas.
Dans l’après-midi du 17, un officier de liaison vient leur désigner sur la carte leur objectif : une concentration de blindés allemands qui a été observée dans un village et sur le carrefour de Croiseau, à une dizaine de kilomètres à l’est, en direction de Nivelles. Mais Thomas tombe de sommeil, et c’est à son réveil, vers 15 h qu’il apprend que les tirs ont commencé. Vers 16 h, on les informe que les tirs sont bien ajustés. Enfin, à 17 h 30, après épuisement des munitions, ils reçoivent l’ordre de décrocher et de se replier sur Bauffe, à quelque 35 km à l’ouest, au besoin en détruisant les canons qui n’auront pu être déplacés. En fait, on doit seulement abandonner deux affûts. Là encore, au cours du repli, un canon se met en travers et doit être laborieusement dégagé. « Il fait maintenant nuit noire ; tout autour de nous […], ce ne sont que des lueurs de « départ », des explosions ; la bataille fait rage ; nous avons l’impression d’être dans un saillant où nous craignons d’être encerclés. »
Retour en France
Le 18 mai, à 5 h, les voici de retour à Bauffe, où ils peuvent prendre un court repos. Dès 8 h 30, il faut repartir, regagner Basècles au plus vite et y réoccuper leur cantonnement de l’aller. « Nous rencontrons maintenant des réfugiés en nombre considérable ; leur masse gêne considérablement le trafic militaire. » Et, à peine arrivés, nouvel ordre de départ, pour retourner en France à leur base de Beuvrages (Nord). Y retrouvant à 20 h des lieux familiers, Thomas, André et Verry s’installent à la table de la salle-à-manger, mais, en attendant leur repas, s’endorment. « En 24 heures, de 20 h à 20 h, nous avons parcourus plus de 80 km ». À cheval, rappelons-le, pour les officiers ; au pas des chevaux, pour les hommes (à pied ou à bord des fourgons).
Dimanche 19 mai. L’ordre de mouvement leur parvient à 8 h. Il s’agit de « passer la Scarpe au pont d’Hasnon et de se mettre en position de batterie au Rosult (Nord), à 4 km environ à l’Ouest de Saint-Amand-les-eaux ». Ils sont tout à fait en état d’accomplir cette mission, mais la circulation est difficile, puis très vite complètement embouteillée. L’aviation allemande les survole. Verry manque de peu d’être atteint par un éclat de bombe. Finalement, ils atteignent la position prescrite, mais ne peuvent que cantonner sur place. « Beaucoup de chevaux terrifiés ont cassé leurs traits et sont partis au galop » Dans la nuit, violents tirs d’artillerie.
Matin du 20 mai. Ils s’installent, sont stupéfiés d’apprendre par la radio la rupture du front et la menace d’encerclement qui pèse sur eux.
21 mai. Le capitaine André dit la messe, servi par Thomas. La journée est relativement calme, ainsi que celle du lendemain, et même celle du 23. La D.C.A. française abat trois avions en quelques minutes. Le 24, ils reçoivent l’ordre d’aller bivouaquer dans un petit bois à Bouvignies (Nord), 10 km plus à l’Ouest. Thomas et Verry s’installent avec leur couverture au pied d’un bel arbre. « La nuit s’annonce délicieuse », mais très vite, en début de nuit, ils doivent repartir.
25 mai. « Au petit jour, nous arrivons au château des Beghin à Montcheaux », 12 km à l’ouest. Parc splendide, chambre confortable : quelques heures de bon sommeil. Mais à 11 h 30, ils reçoivent l’ordre de mettre en position une batterie de 155 près de Saint-Amand-les-Eaux (Nord), approvisionnée par 200 obus, contre une batterie lourde allemande qui menace le fort de Maulde (13 km au nord-ouest de Condé-sur-Escaut). Ils reviennent donc 25 km plus à l’est. La position, où ils parviennent en début d’après-midi, se situe en bordure d’une route, et paraît mauvaise à Thomas : impossible de se camoufler. Précisément, une escadrille allemande attaque leurs « échelons » (leurs réserves, notamment en munitions). Peu après, c’est une fumée noire qui s’élève de la ville de Saint-Amand bombardée. Il faut sans tarder s’éloigner de cet endroit dangereux. Mais ce n’est qu’à 19 h qu’ils reconnaissent leur nouvelle position à Millonfosse, 3 km plus à l’ouest, et la batterie n’arrivera qu’à 2 h du matin.
À marche forcée vers Dunkerque
26 mai. À peine ont-ils pu réaliser la mise en place de la batterie que l’ordre leur parvient de gagner la région d’Ypres (Belgique). Ils passent près de Lille, s’installent à Warneton (Nord) : une étape à marche forcée de 55 km vers l’ouest. Cela signifie clairement qu’on renonce à défendre le secteur fortifié de l’Escaut. La jonction avec les éléments du régiment déjà arrivés sur place est difficile : ce sont les Anglais qui occupent le terrain. De plus les avions allemands les bombardent ; les routes sont étroites et malcommodes ; la pluie tombe et rend le sol glissant. On cantonne sur place dans une maison abandonnée. « Le capitaine André, Verry et moi dînons autour de la cheminée, au menu : « singe » et confitures. À demi-habillé, je m’endors sur le parquet, roulé dans une couverture. »
27 mai. Dans la matinée, quelques obus ; dans l’après-midi, violent bombardement de Bailleul (Nord), sous leurs yeux : ils observent la « « roue » infernale des stukas, qui lâchent leurs bombes (4 petites et 1 grosse) à la fin de chaque « piqué » ». À 18 h, on les envoie occuper une position de tir. Mais à peine arrivés, ils s’aperçoivent que cet emplacement est une énorme erreur. Ils se décident à repartir à 21 h 30, après avoir attendu vainement leur commandant. Le passage dans Bailleul dévasté est difficile.
28 mai. Arrivé à l’endroit assigné vers 2 h 30, Thomas y découvre une cohue qui gêne tout déplacement. Verry et lui sont même obligés de menacer de leur revolver un colonel commandant un détachement de gendarmes qui prétend les détourner de leur route, et qui cède devant leur détermination ! « Le jour se lève sous une pluie battante. » Et les escadrilles allemandes reprennent leur ronde sur Bailleul. Après un café chaud, « je m’assoupis sur une botte de paille ». À 11 h 30 un motocycliste apporte l’ordre du général commandant l’artillerie du Corps d’Armée de détruire le gros matériel, de tuer les chevaux, de ne garder que les véhicules en état de marche et les armes individuelles ; puis de prendre au plus court vers Dunkerque. Thomas, Verry et leur troupe prennent le départ à 12 h 30 et se livrent à « une véritable course à la mer, tantôt au pas, tantôt au trot ». Le ciel est noir, l’orage éclate. Ils atteignent Bambecque, se dirigent vers le canal de la Basse Colme, qui devrait constituer la limite sud de la poche de Dunkerque. « Les attelages épuisés s’effondrent ». En dépit des ordres, « nous n’avons ni le courage ni le temps de tuer nos chevaux ». Qu’en font-ils ? Il ne le dit pas, mais très probablement, ils les libèrent et les chassent, de façon à leur laisser une chance de survivre : plusieurs témoignages parlent de cette étrange cavalerie fantôme qui hante les environs de Dunkerque. En revanche tout le personnel passe le pont et pénètre par conséquent dans ce qu’on appelle quelquefois le « camp retranché ». « Dunkerque est en flammes ; le mieux est de gagner la côte à Malo-les-Bains. ». En fait, ils se trouvent sur un secteur anglais, et ils doivent pousser jusqu’à Teteghem (Nord, plus de 50 km depuis Warneton). Là, une brassée de paille dans l’église leur tiendra lieu de bivouac.
La mort sur le môle et sur les plages
29 mai. Le capitaine André va aux renseignements, mais le désordre règne partout. À 14 h, ils s’installent à Bray-Dunes, pour consommer quelques conserves, « notre précédent repas ayant été pris l’avant-veille à Warneton ». Ils font un somme. « Du 27 mai à 8 h au 29 à 22 h, je n’ai dormi que 5 h […] cependant […] je me sens bien et en suis tout étonné ». Ils ont ordre d’embarquer, mais où ? Du sommet d’une dune, à la jumelle, Thomas assiste à la bataille. « Des contre-torpilleurs sont aux prises avec des avions allemands ; le soleil déjà bas sur l’horizon donne un caractère fantastique à ce combat […], geysers provoqués par les bombes tombées à la mer […], coups fusants des D.C.A. […] : spectacle grandiose. » Il a la satisfaction de constater que dans la panique qui disloque la plupart des unités, la leur a conservé son calme et sa cohésion. Thomas et Verry se creusent un trou dans le sable et s’y endorment.
30 mai, réveillés vers 3 h du matin aux cris de « 105ème, rassemblement ! », ils croient à un ordre d’embarquement immédiat, vite démenti. « Ce fait révèle la nervosité extrême de nos hommes et l’espoir viscéral d’embarquer. » Réveil, pour de bon, à 9 h : Thomas accompagne le capitaine André à la recherche vaine du général commandant le secteur, du côté de La Panne. Attente interminable.
31 mai. « Nous passons la matinée à somnoler dans nos trous individuels. » Dans l’après-midi, ils tentent de gagner un navire dans une chaloupe, qui prend l’eau et finalement chavire. « Trempés jusqu’aux os », ils doivent fracturer la porte d’une villa de Malo-les-Bains pour se sécher un peu et passer la nuit au sec.
1er juin. Malo est pilonné par l’artillerie allemande. Plus de provisions, plus d’eau potable. Mais ils en trouvent dans la cale d’un navire échoué. Un peu de pain, de confiture et de café, et un peu de toilette (pour la première fois depuis le 27 mai), puis Thomas s’endort dans le sous-sol de la maison où leur Groupe a établi son PC. Réveil à 17 h. Le capitaine André célèbre la messe dans une chambre, leur donnant une absolution collective, tandis que les carreaux tremblent sous le bombardement.
2 juin. Peu après minuit, les voici engagés sur le môle d’où ils doivent enfin embarquer. Mais la progression est très lente, et les Anglais sont prioritaires. « Tout à coup […], quatre obus de 150 percutent sur le môle, en plein dans la colonne qui nous précède. Dans une demi-obscurité, le spectacle est impressionnant : un grand nombre d’hommes restent étendus au sol, criant de douleur. » Il y a des flaques de sang, des morts. C’est la queue de colonne du 54ème R.I. qui a été atteinte principalement. Thomas tente de venir en aide à un Anglais gravement touché. Il veut aussi, au lever du jour, ramener ses camarades à Malo, où ils seront moins exposés. Il y parvient. Mais Verry n’est pas au rendez-vous. Peut-être est-il retenu quelque part, peut-être même a-t-il profité d’une occasion imprévue et s’est-il embarqué ? La mort dans l’âme, ils renoncent à le rechercher. S’il a été tué, ils ne peuvent plus rien pour lui. S’il a été blessé, il a sans doute été évacué par le service sanitaire. Ils ne sauront sa mort que beaucoup plus tard : il a été identifié parmi les morts du 54ème R.I. et inhumé au cimetière de Malo. Pour le moment, Thomas part à sa recherche sur le môle. Il fait encore nuit. « J’ai […] dû enjamber sans le savoir le corps de Verry à l’aller et au retour. » Le bombardement continue. Au retour dans la villa où s’est installé le PC, dans la salle-à-manger éclairée par une bougie, gît le corps du capitaine André, la jambe droite entaillée par une blessure profonde. Ses camarades sont en train de lui faire un garrot. Thomas part à la recherche d’un médecin, qui ne peut que constater le décès du capitaine André. Le matin même, en célébrant la messe, il avait prononcé, puis commenté, les paroles de la liturgie du jour : « Quand je marcherais au milieu de l’ombre de la mort, je ne craindrais pas les maux, parce que vous êtes avec moi, Seigneur Jésus. »
Les deux traversées de la Manche
Ce n’est que dans la nuit du 3 au 4, sur une chaloupe, que Thomas et ses camarades survivants parviennent à s’embarquer sur un bateau pour Douvres où ils arrivent au lever du jour le 4 juin. Un train les attend. Celui-ci met la journée pour parvenir à Plymouth. « Dans chaque gare et souvent aux passages à niveau […] nous sommes chaleureusement accueillis par la population qui nous distribue à boire et à manger. » Ils envoient des cartes postales à leur famille. À l’arrivée, un car les emmène dans un camp militaire. Thomas est reçu au club des officiers pour un dîner, puis on le conduit dans une chambre individuelle où il s’endort immédiatement, tout habillé.
5 juin. Journée tranquille. Au soir, ils embarquent sur un paquebot français, le El Kantara, qui, en convoi avec l’El Mansour, le Ville d’Alger et le Ville d’Oran, file sur Brest où ils accostent au lever du jour.
6 juin. Beaucoup d’artilleurs du 105ème ont été faits prisonniers. Il ne reste à peu près que la moitié des effectifs du Régiment. Aussitôt arrivés, ils embarquent dans un train qui, à petite vitesse, les emmène près de Caen, à Fresney-le-Puceux (Calvados, à 380 km).
7 juin. Thomas est affecté par la dysenterie, « je reste toute la journée alité, à la diète ». Les rescapés du 105ème se regroupent.
10 juin. Ils repartent en train, à Thury-Harcourt, pour se rendre à Vannes, où le Régiment, réduit à deux groupes (sur 4) et doté désormais de canons de 75, doit être reformé et réarmé. De la gare de Vannes, on les emmène en camions à Colpo (Morbihan, 20 km au nord de Vannes), où ils cantonnent dans un préventorium. Ils reçoivent de nouveaux uniformes et un nouvel équipement. L’instruction et la formation à l’emploi des canons de 75 tractés commence.
19 juin. Le capitaine Flichy lui confie qu’il est décidé à rejoindre De Gaulle à Londres et lui propose de partir avec lui. Thomas accepte. Mais le soir, Flichy revient sur sa décision, de peur qu’on attribue son départ au manque de solidarité et à la peur de la captivité. Où est le courage ? Où la lâcheté ?
20 juin. Un chef d’escadrons et un de ses lieutenants partent pour l’Angleterre, mais avec l’accord du colonel.
Une étrange captivité
26 juin. Ils sont officiellement considérés comme prisonniers, en vertu des accords d’armistice. Troupe et sous-officiers seront internés à l’Arsenal et dans la caserne des Trente ; les officiers au Quartier La Bourdonnay. Mais quand ces derniers s’y présentent, les lieux ne sont pas prêts à les recevoir. « Nous sommes invités à aller coucher à l’hôtel et à revenir nous constituer prisonniers le lendemain matin, ce que nous faisons. Nous aurions pu tenter de nous échapper ; mais […] nous avons estimé que c’eut été déshonorant de profiter de notre qualité d’officiers pour nous soustraire à la captivité. » Prisonniers volontaires, certains pour cinq ans ! Mais Daniel Thomas ne l’entend pas de cette oreille.
27 juin. Les officiers du 4ème Groupe du 105ème RA, sont logés au 2ème étage d’un bâtiment du Quartier, qui se trouve sur une éminence d’où on domine la gare de marchandises, au centre d’une cour clôturée par un mur de 3 mètres de haut, et même doublé sur une partie de son tracé : entre ces deux murs est ménagé un couloir de surveillance où circulent trois sentinelles en armes « Aussitôt installé, je me préoccupe de préparer mon évasion […]. Je prospecte les combles, espérant y trouver des vêtements civils abandonnés ». Il a, en effet, cette chance. Cette fois, plus de scrupules : le colonel lui-même vient de rappeler que le devoir d’un officier prisonnier est de s’évader.
Le 29, Thomas écrit à sa famille : « Je crois qu’il faut considérer notre défaite comme un simple épisode d’une conflagration générale. » C’est la position de De Gaulle, dont l’appel semble bien être parvenu jusqu’à eux.
L’évasion
Le temps passe, occupé par les distractions ordinaires en pareil cas : bridge, lectures, cours de langues vivantes. C’est seulement le 17 août que, pour Thomas, le projet d’évasion se précise. Il y associe Flichy, quand il est devenu sûr de son fait. Il a observé et minuté les trajets des sentinelles, le long des murs. Au cours de la relève, entre la sentinelle « montante » et la sentinelle « descendante », il faut profiter d’un écart de 30 secondes. Pour détourner leur attention, il organise à la seconde près une fausse rixe entre leurs camarades. D’autres leur feront, à 7 h 55 mn 30 secondes, la courte échelle.
Le 26 août, à l’heure dite, Flichy franchit les murs, le premier, puis le second, il est dans la rue. Thomas épuisé ne parvient pas à passer le second mur. Mais il ne perd pas son sang-froid, trouve un autre passage, sort du Quartier, pénètre dans une maison où une jeune femme sidérée, après un instant d’hésitation, le cache dans un placard, où il se met en civil. Elle lui indique une autre issue, lui met dans les mains un arrosoir et un journal, pour qu’il se donne une contenance en traversant le jardin, où des soldats allemands sont tranquillement installés pour boire. Il retrouve Flichy. Ils marchent à travers champs pour éviter les contrôles, couchent dans la paille des meules, sont nourris et aidés par une fermière à qui ils racontent qu’ils ont été démobilisés. « Elle nous rétorque du tac au tac : « Ne seriez-vous pas plutôt des prisonniers évadés ? » » Elle les munit d’une fourche et d’une serpe pour leur donner un air plus naturel. Laissons-les ici, la fourche sur l’épaule et la serpe à la main, au seuil de la liberté retrouvée. Juin 40 est désormais définitivement derrière eux. Mais Daniel Thomas n’oubliera jamais Bernard Verry, ni l’abbé André, « ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés » (Aragon, « Les lilas et les roses »).
Daniel THOMAS (né en 1916), Itinéraires de guerre, 544 p. en 3 tomes, portant essentiellement sur mai-juin 40, dont 50 p. de journal quotidien environ, et des quantités de documents ou de cartes (APA 1256). Rédigé en 1996, d’après un premier canevas élaboré au cours des deux mois de captivité à Vannes. Il a fait lui-même le calcul des distances parcourues au cours de cette campagne : « 660 km à cheval, 220 km en voiture, 190 km à pied, 2800 km en train, 210 miles marins en bateau ».