Le Capitaine Missenard est adjoint au chef d’escadron commandant un groupe d’artillerie hippomobile de 75, appartenant au 142e Régiment d’Artillerie, dans le nord de la Lorraine, à Wiesviller (Moselle), près de Sarreguemines, en avant de la ligne Maginot. Le 10 mai, il rentre justement d’une permission à Paris et à Saint-Quentin qui lui a laissé une impression désagréable. « Tant d’officiers n’ont-ils été mobilisés que pour parader sur les Champs-Elysées et dîner avec de jolies femmes ? Notre éloignement et la dureté de notre vie ne m’en semblent que plus pénibles […]. Si je n’étais au front comme volontaire, on me traiterait de défaitiste et d’alarmiste. Mon inquiétude quant à l’issue de la guerre devient de l’angoisse ». Ce jour fameux du 10 mai ne fait pas autrement date : « Tous les postes de T.S.F. rappelaient les officiers au front […]. Le groupe était en joyeux émoi. Il remontait aux avant-postes ».
Trompeuse inaction
Pendant la période du 10 au 25 mai, il commande un sous-groupement de 2 batteries en arrière du front. « La vie sur la position de résistance était à la fois sans gloire et sans agrément. Les plans de feu changeaient tous les jours […]. Le moral de la troupe s’en ressentait, car les hommes avaient l’impression d’un flottement dans le commandement ». D’ailleurs, au début, cette petite unité tire peu, alors que la canonnade fait rage à l’avant, puis elle revient en avant de la ligne Maginot, mais le secteur reste assez calme. On trouve le temps long pendant que la bataille essentielle se livre sur la Somme et l’Aisne. « Notre inaction relative est humiliante […]. La première décade de juin se passe dans cette attente déprimante ». Les Allemands ne tentent que des coups de main sans conséquence, jusqu’à ce qu’au soir du 13 on reçoive l’ordre incompréhensible de battre en retraite vers le Sud-Ouest. Il faut d’ailleurs pour cela attendre l’arrivée des chevaux jusqu’à l’aube du 14.
Effectivement, les fantassins qui se replient témoignent que l’attaque allemande a été déclenchée, et qu’elle est massive. « Les chasseurs à pied subissent une violente pression de l’infanterie ennemie appuyée par des lance-flammes […]. Les assaillants déchaînés attaquent en chantant, sans souci des pertes ».
Le décrochage
Sur la route, les bombardements des Heinkels font des ravages parmi les attelages, qui n’ont pas comme les hommes la possibilité de s’abriter instantanément. Une des batteries « a déjà perdu la moitié de son personnel, tué ou grièvement blessé. Trois pièces sur quatre sont hors de combat ».
Le 15 juin, dans le secteur de Valthouse (Rémering-lès-Puttelange, Moselle), les canons soutiennent les fantassins par des tirs d’arrêt. Un vieux fermier débite ses jambons, les vend aux soldats, avant de fuir lui-même : ses prix baissent d’heure en heure. La situation est de plus en plus difficile, mais le moral des troupes reste élevé. « Les hommes savent maintenant qu’il s’agit de leur peau et sentent confusément le besoin de s’agréger autour des officiers résolus ». L’ennemi trouvant une moindre résistance sur la droite desserre son étreinte. On décroche en bon ordre, à ceci près qu’on ne le fait plus par échelons, et que donc ce seront toujours les mêmes, à l’arrière-garde, qui resteront au contact : mauvaise tactique. Missenard s’en étonne. « La soirée s’achève dans une quiétude relative […]. J’admire la nuit illuminée par les incendies […]. Les obus et les balles traceuses achèvent l’illusion d’une fête nocturne. Qu’elle est belle cette nuit tragique ! ».
Le 16, on passe à Dieuze (Moselle), 18 km plus au sud. « Malgré l’heure matinale, les habitants sont dans les rues et la retraite de l’armée française semble les frapper de stupeur ». Le combat reprend, sous une chaleur torride, avec l’appoint des valeureux Polonais. On se bat dans les rues de Dieuze. Mais au soir, il faut encore décrocher, plusieurs unités ont déjà été cernées.
Le 17, on prend un peu de repos à Xures (Meurthe-et-Moselle, 18 km au sud de Dieuze). « Quel délassement de se raser et de se laver après quatre jours de bataille ! ». Envoyé à Lunéville (Meurthe-et-Moselle) pour raison de service, Missenard entre dans un bureau de tabac. « La radio annonce que le Maréchal Pétain sollicite un armistice au nom de la France. Cette nouvelle m’atterre. Jamais je n’avais envisagé pareille éventualité ». C’est au point qu’il préfère croire qu’il s’agit d’un bobard, tandis qu’au retour, d’autres officiers lui annoncent, eux, que la Russie et l’Amérique auraient déclaré la guerre à l’Allemagne ! L’itinéraire de la retraite s’infléchit vers le Sud-Est.
Lignes de résistance successives
Le 18, la bataille reprend. Les Allemands ont passé le canal de la Marne au Rhin, « bousculant un bataillon de mitrailleurs insuffisamment armé car, pour des raisons que j’ignore, ses armes automatiques sont restées en grande partie dans la ligne Maginot ». Un colonel de chasseurs s’affole, il sera d’ailleurs relevé de son commandement le soir même. Pour Missenard, c’est clair : « La guerre active n’est pas l’affaire des vieillards ». Plus loin, il ira jusqu’à dire que pour rétablir la situation, il aurait fallu fusiller un certain nombre de généraux. L’artillerie française exécute de nombreux tirs. Pourtant, « certains hommes sont si fatigués qu’ils dorment auprès des canons qui tirent ». Vers le soir, stupeur : l’ordre arrive, verbalement, de détruire les canons et les caissons, après avoir épuisé les munitions ! Il semble en effet qu’à gauche, les troupes soient en déroute complète… Mais pas question d’obéir à un pareil ordre dans ces conditions. On reprend la route. Chose vécue, plutôt drôle : une brave Lorraine, complètement inconsciente de la situation, réclame à cor et à cri des seaux qu’elle a » prêtés » aux soldats. Pour la calmer, Missenard lui signe un bon pour se faire rembourser !
Le 19, on a à nouveau des munitions, et on organise la résistance sur la Meurthe. Mais « la division commence à fondre. Jusqu’ici nous avons réussi à maintenir tant bien que mal un front relativement continu. Mais maintenant l’ennemi s’infiltre entre les unités et réussit à les encercler ». Missenard entre faire l’emplette de linge personnel dans un magasin de Rambervillers (Vosges), et suggère à la marchande de prendre quelques précautions avant l’irruption des Allemands, elle lui rétorque : « Comment, vous, un officier, tenez de semblables propos ! Je suis bien tranquille qu’on ne laissera pas prendre Rambervillers, et j’espère bien que vous et vos soldats préféreriez vous faire tuer que de continuer à reculer. » Le capitaine commente : « Je suis sorti la tête basse ». Première expérience de la honte.
Confusion, capture, évasion
Le 20, la situation devient de plus en plus confuse. « Il se dégage de cette armée en retraite une impression d’extrême accablement. J’en éprouve à la fois du chagrin et de l’humiliation. Je n’ose soutenir le regard des civils qu’on abandonne ». Malgré tout, certains soldats ramassent les armes laissées par d’autres sur le terrain, on constitue des sortes de corps francs, qui n’auront pas l’occasion d’agir. L’embouteillage sur les routes est tel que si l’aviation allemande épargne les fuyards, ce ne peut être qu’à dessein. Au soir, on bivouaque sous la pluie.
S’ensuivent, dans la région de Saint-Dié (Vosges), plusieurs journées étranges, qui s’achèvent le 23 juin par un défilé « en ordre parfait » devant les troupes allemandes. Pour un peu, on fraterniserait. Le lendemain encore, Missenard note significativement : « Je crains que nous ne soyons purement et simplement prisonniers » ! Mais cette situation ambiguë ne dure pas. Les chevaux des officiers sont confisqués, y compris le pur-sang du commandant, qui fait sa fierté et auquel il est si attaché qu’il pleure d’en être séparé. On avait déjà pris aux hommes leurs armes, on saisit à présent celles des officiers. Les brutalités et les humiliations vont croissant. On menace même un groupe de 15 officiers, dont Missenard, d’être fusillés ! Le troupeau des vaincus, affamé et épuisé, est emmené à marche forcée de l’autre côté des Vosges.
Dès lors, l’auteur de ce récit, bien revenu de l’époque où il croyait possible un rapprochement franco-allemand, ne songe qu’à effacer l’affront, à se venger, et donc à s’évader. Il en trouve l’occasion, avec un lieutenant qui partage ses sentiments, le 28 juin, près d’Erstein (Bas-Rhin), avec l’aide de paysans alsaciens qui leur procurent des vêtements civils. Ils partent à pied, reçoivent un accueil précaire chez des parents du lieutenant, on leur fournit un vélo (pour deux) et de faux papiers. Ils remontent ainsi la vallée de la Bruche, trouvent moyen de franchir la nouvelle frontière. Le 1er juillet, Missenard, malade, décide de rester se rétablir chez des parents qu’il a près d’Épinal (Vosges), tandis que son compagnon poursuit son chemin (lui aussi parviendra à bon port). Le 4, il trouve une voiture pour reprendre la route, puis un train qui le mène jusqu’à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). A chaque étape, il doit payer d’audace pour trouver papiers ou moyen de transport. Il est soutenu par l’idée que la guerre, à ses yeux, n’est pas finie.
Garder la tête haute
À l’étape de Moulins (Allier), il entre dans un café. « La salle est pleine de jeunes gens et de jeunes filles qui rient bruyamment en buvant […]. C’est tout juste s’ils ne chantent pas […). Je m’attendais à trouver une France libre raidie dans sa douleur […]. Ce spectacle me donne le coup de grâce […]. Silencieusement, des larmes amères coulent le long de mes joues. Un peu à l’écart, une toute jeune fille – quatorze ans à peine – me regarde d’un air sérieux et semble émue par ma détresse ». Arrivé à Clermont-Ferrand, il se présente au Ministère de la Guerre, puis au bureau de la place pour obtenir régulièrement un laisser-passer : « Un jeune freluquet de lieutenant me toise avec hauteur » et fait des difficultés. « « Eh bien, écoutez », dis-je, changeant de ton, « vous allez immédiatement vous lever et m’appeler Mon Capitaine, par déférence pour les pauvres bougres qui se sont fait casser la gueule là-haut ou qui crèvent de faim derrière les barbelés » ». Et le blanc-bec s’exécute. Mais le Capitaine Missenard n’est affecté que pour ordre dans un État-Major, en fait il est démobilisé. « Finis les projets de passage en Angleterre ».
« J’appréhende l’instant où il me faudra reparaître en vaincu devant mes fils. Si, dans le malheur, les femmes sont miséricordieuses, les enfants jugent ». Et André Missenard garde sur le cœur les réflexions méprisantes qu’il a çà et là entendues.
André MISSENARD (1901-1989 ?), Combats et retraite en Lorraine 1939-1940, rédigé dès avant décembre 1942, d’après la note liminaire, éd. Plon, 158 p., 1946. Missenard est polytechnicien, il est marié et a trois fils, il est catholique, mais l’expression de sa religion est très discrète. La période de la drôle de guerre est traitée en forme de récit à la troisième personne. L’auteur se donne dans le texte le nom de François Denis-Mars. La suite est un journal, donc à la première personne cette fois. Mai-juin, p. 67-154 (le journal se prolonge jusqu’au 8 juillet).