- Les faits
La France de 1940 compte en chiffres ronds 40 millions d’habitants. On estime que sur les routes de mai et juin, se sont déplacés sur le territoire français 8 à 10 millions de civils (parmi lesquels des Belges, des Luxembourgeois et même des Hollandais). C’est ce qu’on a appelé « l’Exode », donnant à ce mot, de même qu’on le fait pour « Juin 40 », la valeur de nom propre d’un événement historique. En principe, pour les militaires, on parle plutôt de déroute, ou de débâcle. En fait, dans le chaos général, il est difficile de distinguer les civils et les militaires débandés qui se mêlent les uns aux autres, subissent les mêmes mitraillages et sont en proie aux même peurs.
Plusieurs vagues
Un premier déplacement à l’intérieur du territoire national avait été organisé pour mettre à l’abri, dès septembre 1939, loin des frontières menacées, la population de la Moselle dans la Vienne et la Charente, celle du Bas-Rhin principalement en Dordogne, et celle du Haut-Rhin principalement dans le Lot-et-Garonne. Aussi les Alsaciens-Lorrains n’ont-ils guère participé à l’Exode de juin.
Dans les jours suivant le 10 mai, les populations des départements les plus directement menacés, celles du Pas-de-Calais, du Nord, de l’Aisne, des Ardennes et de la Meuse, se mettent en route, avec ou sans ordre d’évacuation, en principe vers des départements qui leur avaient été préalablement désignés. D’autres populations menacées (belges notamment) s’y mêlent. Cette nouvelle vague de départs a été réalisée dans la hâte et le désordre.
Enfin, à partir du début de juin, un nouveau sauve-qui-peut se produit, concernant particulièrement la région parisienne (à l’arrivée des Allemands, il ne reste à Paris qu’un tiers de la population normale) et l’ensemble des départements entre Seine et Loire. Cette fois, c’est le désordre complet, l’encombrement des routes rend tout déplacement difficile et un tel afflux dépasse les possibilités d’accueil des régions de refuge.
Partir pour partir ?
En principe, les populations savent ou croient savoir ce qu’elles fuient, et dont elles ont une représentation largement fantasmée (les hordes germaniques « qui coupent les mains des enfants »), et elles ont une idée vague, fortement illusoire, de ce qu’elles espèrent. Elles savent beaucoup moins bien la destination qu’elles veulent atteindre. En fonction de la persuasion, ancrée dans les esprits, qu’on revit la guerre de 1914-1918, on s’imagine qu’on va s’installer pour plusieurs années dans la partie du territoire demeurant sous la protection de l’Armée française..
C’est ce qui explique que les entreprises et les administrations fixent à leur personnel une destination qu’ils devront gagner, le plus souvent « par leurs propres moyens ». Les paysans des départements du Nord qui partent avec leur bétail et leur matériel agricole ont le vague espoir d’exercer ailleurs leur activité habituelle. Les gens qui emportent tout ce qu’ils ont de plus précieux n’entendent pas seulement mettre leurs biens à l’abri du pillage, ils ont aussi l’idée de s’installer loin du théâtre des opérations pour un temps plus ou moins long. Enfin, si les voitures portent des matelas sur leur toit – spectacle emblématique de l’Exode –, ce n’est pas seulement pour protéger les passagers des balles de l’aviation ennemie (protection bien illusoire), ni même pour rendre plus confortables les haltes de chaque nuit (en fait, on n’assiste guère à ce genre de manipulation quotidienne), c’est plus probablement pour disposer d’un minimum de mobilier là où on pense finalement se fixer.
L’histoire de l’exode ne se termine pas avec l’immobilisation forcée des fuyards rejoints en général par l’avance de l’armée allemande : pour la plupart, le retour, dans un pays souvent en ruines et désorganisé, a été encore plus difficile que l’aller.
- Les mots
Le mot « exode »
« Exode » vient du grec. Il signifie « sortie » (de « ex », hors de, et « odos », chemin) et a été employé par les Septante, traducteurs de la Bible hébraïque en grec, pour désigner « la sortie d’Égypte » du peuple juif au 13ème s. av. J-C. : c’est le titre du livre qui suit immédiatement la Genèse. Le terme a donc, dès l’origine, deux faces, soit que l’on insiste sur ce que l’on fuit (les exactions), soit que l’on insiste sur ce que l’on cherche à atteindre (la terre promise). Mais ces deux faces sont inégalement actualisées selon les emplois.
Longtemps, ça a été un mot rare en français. Au milieu du 19ème s., on commence à l’employer davantage, pour caractériser le départ en masse des Irlandais vers l’Amérique en raison de la famine, ou plus largement pour désigner ce qu’on appelle l’exode rural. Plus près de 1940, il a été très employé l’année précédente pour désigner l’arrivée sur le territoire français des Républicains espagnols vaincus (civils et militaires).
Pour nommer les personnes errant sur les routes, on hésite entre deux mots, celui d’évacués et celui de réfugiés. En fait, aucun des deux ne convient tout à fait ou ne convient à tous. « Évacués » suppose qu’un ordre d’évacuation ait été donné, alors qu’en réalité, les départs se sont multipliés par contagion. « Réfugiés » implique que les populations déplacées trouvent effectivement un refuge où elles sont accueillies, ce qui est loin d’être toujours le cas. C’est pourquoi certains, à la suite de Jean-Pierre Azéma, ont adopté le terme « exodiens ».
Il y a, par ailleurs, tout un vocabulaire récurrent des descriptions de l’exode : troupeau (dans le sens où l’on parle d’un troupeau mené à l’abattoir), défilé (terme qui prend un sens ironique si l’on songe aux cérémonies militaires), caravane, chaos, cohue,… et, bien sûr, pagaille.
Le mot « débâcle »
Bien que les deux phénomènes se soient mêlés, on distingue généralement l’exode (des civils) et la débâcle (de l’armée). « Débâcle » est un mot qui, en soi, n’évoque à priori rien de négatif. C’est par excellence le mot qui désigne la dislocation des glaçons au moment du dégel des fleuves pris par les glaces, signe annonciateur du printemps. En remontant encore plus haut dans l’histoire étymologique, c’est le fait d’ôter la « bâcle » qui verrouille une porte, c’est l’ouverture d’une barrière. Lorsque ce terme prend, en emploi métaphorique, un sens péjoratif, il s’applique d’abord à des civils : Chateaubriand parle de la « débâcle » de la population de Moscou à l’approche de Napoléon. C’est Zola, qui le spécialise dans le sens de déroute militaire lorsqu’il en fait le titre de son grand roman sur la défaite et la capitulation de Sedan en 1870.
Pour en apprendre davantage :
Eric ALARY, L’exode, 2010, éd. Perrin – rééd. coll. Tempus, 2013.
L’exode de 1940 (wikipedia).