Autant la tragédie de juin 40 est resserrée dans le temps, autant elle est dispersée dans l’espace, chacun se déplaçant quasi quotidiennement. La France de Juin 40 est une nation nomade. Une expression fait fureur : « quelque part en France ». Les entreprises se sont repliées quelque part en France. Les êtres chers se trouvent certainement quelque part en France.
La scène du drame
Opérations militaires et déplacements des civils se déroulent dans un territoire qui comprend grosso-modo la partie francophone de la Belgique et les départements de la moitié nord de la France ainsi que la frange côtière de l’Atlantique. C’est la préfiguration approximative de la future zone occupée.
Lorsque la population des provinces septentrionales ou de la région parisienne se replie dans la moitié sud, ses témoignages apportent fréquemment la preuve d’une incompréhension plus ou moins marquée de la part de ceux qui n’ont pas été directement éprouvés par les événements récents.
Jusqu’à présent, parmi les témoignages que j’ai pu recueillir, il n’y en a pas sur les deux semaines de guerre entre l’Italie et la France dans les Alpes et la Côte d’Azur, ce que je regrette. Peut-être en connaissez-vous ?…
Les moyens de locomotion
Les lignes ferroviaires sont à peu près celles d’aujourd’hui. Le premier mouvement, pour les civils comme pour les militaires, est de les emprunter. Mais le trafic est évidemment très perturbé, et les trains sont des objets privilégiés d’attaques aériennes.
Les militaires ont généralement (mais pas toujours) des moyens de déplacement automobiles. Beaucoup sont des véhicules civils réquisitionnés, camions ou voitures particulières. Les officiers ont parfois conservé leurs autos personnelles. L’exode des civils recourt à tous les moyens motorisés disponibles : leur énumération serait celle d’un bric-à-brac hétéroclite. Leurs performances, et notamment leur vitesse, sont inférieures, mais comparables à celles des véhicules de notre époque. En revanche, ce sont de grosses consommatrices de carburant, et se procurer de l’essence est vite devenu un problème majeur. D’autre part, on est dans le monde d’avant les autoroutes et tout le trafic passe par des routes nationales ou départementales dont le réseau, pas très différent de celui que nous connaissons, a été très vite saturé.
Les chevaux sont très présents sur les routes de Juin 40. Dans l’Armée même, s’il y a peu de troupes combattantes montées, il y a beaucoup d’unités hippomobiles (artillerie tractée, train des équipages, etc.). Même dans l’infanterie, les officiers sont généralement dotés d’un cheval, qui leur permet par exemple de parcourir la file des hommes à pieds. Les chevaux des Armées ont déjà payé un lourd tribut à l’hiver extrêmement rigoureux de la drôle de guerre. Sur les routes de la débâcle, en cas de mitraillage ou de bombardement aériens, les hommes courent se mettre à l’abri, les chevaux sont tués en grand nombre, ou, blessés, sont achevés. On estime que sur 400.000 chevaux militaires, la plupart réquisitionnés, 80 % n’ont pas survécu. Leurs cadavres jonchent les bas-côtés des routes et les empuantissent.
Lors de l’exode, les habitants des campagnes attellent souvent leurs animaux aux charrettes pour pouvoir emporter leurs biens dans leur fuite. Un certain nombre de civils prennent la route de l’exode à bicyclette. Et bien des militaires en « empruntent » lorsque l’occasion s’en présente. Les vélos sont convoités, car ils sont un moyen idéal de transport dans les circonstances présentes. La plupart sont équipés du dispositif de « roue libre », voire souvent d’un dérailleur (dont le modèle le plus connu est le « simplex »), mais le double-plateau n’est pas encore en usage.
Reste, pour tous, la marche à pied. L’infanterie, c’est la piétaille. Les civils, ce sont souvent des piétons, qu’ils soient partis ainsi, ou qu’ils aient dû abandonner leurs véhicules.
La question des cartes
Elle se pose, pour commencer, aux militaires. Ils disposent de cartes d’état-major de la région qu’ils sont censés défendre en s’accrochant au terrain, le long de la frontière. Dès que la guerre de mouvement se déclenche, ce sont des cartes routières qu’il leur faudrait, mais ce n’est pas prévu. Ils se procurent « chez les commerçants, au passage tout ce qui s’y trouvait de Michelins ou de Tarides […]. Un bruit courait suivant lequel des cartes, il y en avait des masses, et excellentes, et modernes, au service cartographique de l’armée, lequel se trouvait, sauf erreur, au Cateau-[Cambrésis (Nord)]. Mais les pères Soupe [personnage des Ronds de cuir, de Georges Courteline] refusaient de s’en dessaisir « parce qu’elles étaient réserves de guerre ». Je n’ai pu vérifier l’exactitude du fait ; il me paraît vraiment trop beau pour n’être pas vrai » (Roger Ikor, Ô soldats de quarante !… p.168).
Pour les civils de l’exode, le problème n’est pas moins crucial. Comme les militaires de la débâcle, ils seront souvent forcés de se rabattre, dans les maisons abandonnées, sur le calendrier des Postes, qui porte toujours au verso une carte sommaire du département dans lequel on se trouve. Il arrive aux uns et aux autres de se tromper du tout au tout sur la direction qu’ils pensent suivre.
Les canaux d’information
Les journaux français diffusent encore, en mai, des nouvelles, d’ailleurs soumises à la censure et peu fiables. En juin, il n’y a plus de quotidiens que dans les régions méridionales.
La radio, ou plutôt la T.S.F., est alors un gros meuble pratiquement intransportable, et qui ne fonctionne que branché sur le secteur. Parfois, on attrape au vol des bribes de nouvelles provenant des postes de radio dans les bourgades ou les villages que l’on traverse. La radio française est perturbée. La radio britannique est difficile à capter. La radio allemande en français diffuse toujours, de Stuttgart, sa propagande et des nouvelles dont il convient de se méfier.
L’armée française ne dispose que de moyens de transmission assez peu modernes : des fils téléphoniques que l’on déroule à travers champs (mieux adaptés à la guerre de tranchées qu’à celle de mouvement !) ; peu de postes de radio, et qui fonctionnent assez mal. Pour les civils, dans des lieux privilégiés, le téléphone fonctionne encore plus ou moins, mais il n’est pas très répandu, et il faut aller au bureau de Poste pour tenter d’appeler chez lui le correspondant qui dispose de ce moyen encore assez rare, et à condition qu’il ne soit pas lui-même sur les routes.
Le courrier, autant ne rien en dire, on parlera parfois plus tard de lettres qui auront mis des années avant de parvenir à leur destinataire. Pendant tout l’été 40, les familles dispersées tentent de se reconstituer ou d’obtenir au moins des nouvelles les uns des autres, à l’aide de petites annonces dans la presse ou par voie d’affichage.
Un conseil, enfin. Si vous voulez suivre sur une carte les déplacements d’un témoin, le mieux est encore d’en dresser l’itinéraire grâce à Mappy : en tenant compte, bien entendu, du fait que les autoroutes n’existaient pas encore. C’est pour faciliter cette recherche que localités et départements sont généralement indiqués dans leurs dénominations actuelles. Pour une vision plus fine du terrain (par exemple relief, couvert végétal, hameaux et lieux-dits), consultez le Portail des Territoires, qui permet un aller et retour, par simple grossissement ou rapetissement, entre cartes d’état-major et cartes routières de l’IGN.
Bibliographie : Aurélien d’AVOUT, « Le territoire recomposé. Conscience géographique et expériences de l’espace dans les récits de la France défaite (1940) »