D’où proviennent les récits des témoins ici rassemblés ?
Un certain nombre ont été publiés sous forme de livres pendant l’Occupation, le plus souvent en zone non-occupée. Soumis à la censure allemande ou à celle du régime de Vichy, ils ne pouvaient guère que se conformer à l’esprit qui prévalait alors et sont donc suspects de gommer certains aspects des événements. Crédibles malgré tout dans ce qu’ils disent, ils le sont moins dans ce qu’ils taisent. Ils sont presque toujours tombés dans l’oubli et n’ont pas été republiés. La Libération venue, l’intérêt s’était déplacé sur la France Libre et la Résistance, de sorte que beaucoup de textes sur juin 40, qui réveillaient plutôt de mauvais souvenirs, sont restés dans les tiroirs, et n’ont paru sur les rayons des librairies que beaucoup plus tard, dans les dernières années du siècle.
D’autres sont restés inédits, je les ai rencontrés principalement dans les archives de l’Association pour l’Autobiographie, l’APA, dont le principe même est de « sauver » les textes autobiographiques qui n’ont pas trouvé leur place dans l’édition officielle. C’est leur découverte qui est à l’origine de mon travail, mais il m’a paru intéressant de rapprocher les humbles récits de vie de ceux que nous appelons les « autobiographes ordinaires » et les textes publiés, supposés plus prestigieux. Mis pour ainsi dire au même format et sur le même plan, on s’aperçoit qu’ils sont très comparables dans leur contenu. Tous sont également dignes d’intérêt.
S’ajoutent exceptionnellement, aux textes publiés, ceux que j’ai pu récolter sur Internet ; et aux inédits, ceux qui m’ont été communiqués directement par leur auteur (ma « collection personnelle »).
Comment se présentent-ils ?
Les textes publiés sont évidemment tous imprimés, mais certains textes autoédités ou édités à compte d’auteur le sont également ; toutefois, ces derniers sont considérés comme proches des inédits et acceptés à ce titre par l’APA, étant donné leur faible diffusion, parfois réduite au cercle amical ou familial. Parmi les textes déposés à l’APA, beaucoup ne sont pas imprimés : les uns ont été saisis sur ordinateur à l’aide d’un traitement de texte ; d’autres, plus anciens, ont été dactylographiés ; d’autres enfin sont des photocopies de manuscrits.
Publiés ou inédits, les témoignages sur juin 40 peuvent avoir été tirés de textes d’une bien plus grande étendue temporelle, parfois même du récit de toute une vie. Même lorsqu’ils sont centrés sur l’événement historique de la guerre, il est symptomatique que certains textes (notamment ceux des militaires) présentent juin 40 comme l’épilogue de la « drôle de guerre », d’autres comme le prologue des années d’Occupation (notamment les récits de captivité). Mais certains récits isolent la plus ou moins courte période qu’ils considèrent comme la partie la plus cruciale de leur aventure.
Ce corpus peut-il être considéré comme complet ?
Évidemment non ! Loin de là ! Le hasard a souvent présidé à leur collecte, qui doit beaucoup aux signalements communiqués par des amis connaissant mon intérêt pour ce type de documents ; ou aux flâneries dans les boutiques des bouquinistes ; ou encore aux références trouvées çà et là dans des bibliographies et notamment, pour les livres publiés, dans les relevés du site EGO 39-45 (Écrits de Guerre et d’Occupation) ou, pour les inédits, grâce à l’indexation des textes déposés à l’APA, dans les Garde-Mémoire et sur le site de l’Association. À titre exceptionnel, je reproduirai des extraits de documents de ma collection personnelle de témoignages (généralement des textes de personnes très jeunes en 1940).
Je ne me cache pas qu’aucun relevé de ce genre ne peut prétendre être complet. De plus je n’ai pas retenu tous les textes faisant allusion à Juin 40. Certains récits, simples passages cursifs d’une œuvre étendue, n’offraient pas suffisamment de matière à cette entreprise. Certains narrateurs restaient trop dans le vague, ou masquaient ce qu’aurait eu de précieux leur expérience personnelle derrière des exposés historiques trop généraux.
L’exhaustivité est donc hors de portée. Est-ce que, du moins, l’échantillonnage ainsi réuni est représentatif ? Il suffit de réfléchir à ce qui a pu pousser les témoins à écrire pour se convaincre que ce n’est certainement pas le cas : seuls ont pu prendre la plume ceux qui en avaient la capacité ; et une bonne partie de ceux qui avaient pour le faire assez d’instruction n’y ont pas songé ou s’y sont refusé, pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons. De tous côtés on signale des pillages éhontés dans les boutiques ou les maisons ouvertes à tout vent, mais aucun pilleur ne s’est vanté de ses propres agissements. Il fallait avoir la conscience tranquille pour s’exprimer. Il fallait pouvoir donner d’une façon ou d’une autre une image acceptable de soi.
Selon quels critères ceux que j’ai retenus ont-ils été choisis ?
L’idéal serait de suivre jour après jour chaque témoin pendant les quelque sept semaines qui vont du 10 mai au 25 juin. Autrement dit de partir d’un récit quotidien continu et complet. Ce type de document est rare. Très peu de gens ont pu tenir leur journal au cours de cette période mouvementée, où la plupart se sont beaucoup déplacés. Ils avaient autre chose à faire ! Certains, toutefois, prenaient certainement des notes, ce qui explique qu’ils aient pu au cours de l’été reconstituer leurs faits et gestes, quasiment en forme de journal. Même quand leur narration est plus tardive, ils se sont fondés certainement sur un canevas détaillé.
En tout cas, la mention des dates et des lieux est une relative garantie de véracité. Faute de disposer d’un récit couvrant la totalité de la période, ont été privilégiés les textes qui racontent jour après jour une séquence d’au moins une semaine.
Les récits présentés comme des fictions posent un problème délicat. En principe ils n’offrent pas le même type d’intérêt que les récits dont l’auteur souscrit au « pacte autobiographique » tel qu’il est défini par Philippe Lejeune. Mais certains ne jettent qu’un voile transparent sur la réalité vécue : lorsque les recoupements avec la connaissance objective qu’on peut avoir de l’histoire personnelle de leurs auteurs le permettent, ils ne peuvent pas être totalement écartés. Méritent également une certaine attention les livres qu’on peut appeler « romans de témoins », qui « romancent » dans leur écriture (descriptions, dialogues) une expérience authentique : ils sont ou seront signalés à part.
Aucun n’a été exclu en fonction de son idéologie ou de sa maladresse. L’intérêt même du témoignage en tant que tel suspend tout jugement moral ou littéraire. Tout récit sincère (autant qu’on puisse en juger, naturellement) mérite d’être pris en considération. Cela dit, certains des inédits eux-mêmes sont remarquablement écrits.