En 1940, Aragon était médecin auxiliaire adjudant-chef au Groupe Sanitaire Divisionnaire de la 3ème D.L.M. (blindés légers) à Condé-sur-l’Escaut (Nord), élément de la 1ère Armée qui pénètrera en Belgique dès le début des opérations. C’est après la retraite et l’armistice qu’il écrira « Les Lilas et les Roses », en juillet, à Javerlhac (Dordogne). Cette évocation poétique peut être systématiquement comparée avec le récit que fait le médecin lieutenant-colonel Delater, le supérieur direct d’Aragon.
LES LILAS ET LES ROSES
O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
Le 10 mai 1940, lors de l’attaque allemande en Belgique et au Luxembourg, et pendant une bonne partie du mois, il fait magnifiquement beau, ce qui est ressenti par les témoins des événements comme une sorte d’ironie du destin. « Mois » est-il au singulier ou au pluriel ? On ne le sait pas, et peu importe. « Mai » et « Juin » seront réunis sous l’appellation « Juin 40 », nom propre de l’ensemble de l’événement historique qui, en six semaines, a consommé la défaite humiliante de la France. « Juin poignardé » fait allusion à la déclaration de guerre de l’Italie, le 10 juin, alors que les Français étaient déjà vaincus, et qui a été jugée comme « un coup de poignard dans le dos ».
Le nombre des morts militaires français de ces deux mois (« ceux que le printemps dans ses plis a gardés ») s’élève à environ 60.000. Il n’est pas question ici des morts civils, qu’on n’a jamais réussi à décompter, plusieurs dizaines de milliers également.
Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé
Le 10 mai, la 3ème DLM dès l’alerte donnée, traverse la frontière belge pour aller au-devant des blindés allemands. À Mons, la 3ème DLM, dont les chars font sur l’asphalte des routes un bruit roulant, ici comparé à un bourdonnement, est accueillie avec enthousiasme par la foule, qui croit que l’armée française va chasser les Allemands de leur pays, envahi par surprise alors qu’il s’était déclaré « neutre ». « Illusion tragique » des Belges, couvrant littéralement de fleurs les blindés et les véhicules français ; « triomphe imprudent » et prématuré des Français. Les femmes belges se hissent auprès d’eux pour leur donner des baisers, laissant les traces de leur rouge à lèvres sur leurs joues.
Deuxième phase des événements. L’armée française de Belgique, encerclée, a dû s’embarquer à Dunkerque pour l’Angleterre. Ici, Aragon n’en souffle mot. Il a débarqué ensuite à Brest. La 3ème DLM s’est repliée de Normandie jusqu’en Dordogne, en passant la Loire à Pont-de-Cé. Les châteaux de la Loire et leurs jardins évoquent pour lui les enluminures des Livres d’Heures (on pense notamment aux Très Riches Heures du duc de Berry conservées au château de Chantilly).
Je n’oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l’énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Il rencontre là le flot de l’exode (en particulier celui des Parisiens), les vélos aux porte-bagages surchargés, la foule des « faux campeurs » couchant à la belle-étoile, tandis que les canons abandonnés par la troupe en fuite rappellent ironiquement que leur fonction aurait dû être de barrer la route à l’ennemi.
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l’aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs
Brusque retour en arrière, au jour où on a appris la prise de Paris le 14 juin :
Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d’images
Me ramène toujours au même point d’arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Sainte-Marthe, à 5 km à l’ouest de Conches (Eure), en bordure de la forêt. À cette date, le général commandant la 3ème DLM devait être Roger Testard (remplaçant le général de la Font, qui lui-même avait remplacé le général Langlois : la rotation des chefs a été rapide pendant toute la période). Mais en réalité, à Sainte-Marthe, les hasards de la retraite avaient amené Aragon à retrouver le général qui commandait la division au début de la campagne, comme il l’explique dans une lettre. « C’était le général Langlois […], qui venait d’être chargé de l’ensemble des armées de l’Ouest. » (O.P. C., I, p. 738).
Cet épisode se situe chronologiquement entre le temps des lilas (Belgique) et celui des roses (vallée de la Loire). C’est le « point d’arrêt » auquel revient sans cesse sa pensée, le moment où tout a définitivement basculé.
Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Paris ne s’est pas rendu à proprement parler, mais a été déclaré « ville ouverte » et par conséquent les Allemands y sont entrés sans combat le 14 juin. La chute de Paris, capitale internationale de la culture, a marqué les esprits dans le monde entier.
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus
Joséphine Baker, noire américaine, avait trouvé en France un pays moins raciste que le sien et s’était rendue célèbre par la chanson : « J’ai deux amours, mon pays et Paris ».
Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou
La métaphore du maquillage change de sens et de registre. Le rouge à lèvres faisait au début allusion au sang versé. Maintenant c’est un fard cadavérique : en allant soigner les blessés et relever les morts de la bataille en Belgique, Aragon avait remarqué la couleur violacée du visage des cadavres. Le lilas (comme fleur) symbolisait l’accueil délirant des foules belges, il rappelle ici rétrospectivement (comme couleur) la teinte blafarde de la face des combattants tués.
À cette couleur de la campagne de Belgique, se substitue, au cours de la retraite, le rose des fleurs dans les jardins de l’Anjou et de la Touraine, associé au rouge orangé des nombreux incendies causés par les combats.
Ce poème, qui sera publié d’abord en revue, puis dans le recueil Le Crève-cœur en 1946, est un condensé de Juin 40, tel qu’il a été vécu par un témoin d’un bout à l’autre au cœur de l’action.