Ce jeune Hongrois, qui a déjà publié les résultats d’une enquête ethnographique sur la vie dans la campagne de son pays, est arrivé en France en janvier 1940, certainement pour profiter de la douceur de vivre française, mais aussi comme journaliste, pour décrire à ses compatriotes ce qu’il y observe, c’est-à-dire, vu les circonstances, comme une sorte de correspondant de guerre. Il garde toutefois, sur les êtres et la société, son regard d’ethnologue. Il se fixe à Paris, et se loge du côté de Denfert-Rochereau. Chaque jour, il descend vers la Seine et passe sur la rive droite, pour assister aux conférences de presse du Ministère de l’Information, à l’Hôtel Continental, rue de Castiglione, près de la place Vendôme.
« Le 10 mai, à cinq heures du matin, les sirènes retentissent ». Fausse alerte, c’est le cas de le dire. Tout est calme. C’est tout juste s’il y a un petit attroupement près d’un kiosque à journaux. La radio rappelle que personne ne doit se séparer de son masque à gaz. Mais au Jardin du Luxembourg, les premières communiantes s’ébattent : « Leur voile translucide flotte derrière elles ». Les journaux appellent au sursaut national, mais cette phraséologie détonne. « L’Histoire manque de tact […]. L’Histoire surgit précisément à l’heure où arrive le printemps […]. Le peuple parisien s’insurge contre cette intervention intempestive ». Le soir du lendemain, il est attablé à la terrasse d’un café, boulevard Saint-Germain, et il remarque que si l’on parle à voix basse, c’est seulement, comme il dit, pour ne « pas perturber la nuit », car, même en faisant allusion aux événements, on tient des propos plutôt frivoles.
À Paris, le printemps éclipse la guerre
Le 13, les nouvelles commencent à être alarmantes, mais on vit « dans un profond sentiment de sécurité procuré par la ligne Maginot […]. Bizarrement, les esprits ne sont pas troublés par le fait que visiblement l’ennemi contourne les fortifications ». Cet état d’esprit persiste dans les jours suivants. « La Bourse, disent les experts, ne détecte aucun danger. Place de la Concorde, la circulation est invariablement dense ; on se promène une demi-heure et l’on oublie complètement que c’est la guerre ». Est-ce du courage, du sang-froid ? Peut-être, mais plutôt : les gens « ne veulent rien savoir et ils veulent vivre, ils veulent encore vivre tranquillement quelques beaux jours ». La logeuse de Szabó et sa concierge sont uniquement préoccupées par leur « guérilla sournoise ». Et au bistrot, les propos de comptoir portent sur le prix du sucre, dont la hausse, dit-on, va sûrement faire chuter le gouvernement.
« Les derniers jours de mai et les premiers jours de juin sont calmes. Bien entendu, j’ai de forts soupçons que tout ceci n’est que temporaire ». Cela n’empêche pas Szabó de prendre ses dispositions pour améliorer ses conditions de vie en allant s’installer à l’hôtel, plus près du Ministère de l’Information. Du balcon de sa nouvelle chambre, qui domine la Seine, il voit, le soir, les amoureux qui se promènent au bord du fleuve ; le matin, les ouvriers qui goudronnent le quai Voltaire. De là, il contemple également les ballons captifs anti-aériens, « ces vilains reptiles gris » qui flottent au-dessus des Tuileries, de l’Étoile, du Trocadéro. Il sort aussi quelquefois de la ville. Il va se promener un après-midi dans la grande allée du parc de Saint-Germain-en-Laye. Le dimanche 2 juin, il décide de se rendre à Cernay, dans la haute vallée de Chevreuse. Il y passe « une journée de quiétude campagnarde et de douceur de vivre » et une bonne nuit : « À Cernay-la-ville, il n’y a pas de sirènes ». Le lendemain, en se promenant au bord du lac, il rencontre sans cesse des soldats désœuvrés : « Nous échangions nos vues sur ce merveilleux temps printanier et nous nous disions combien tout était beau, combien tout était paisible ». Tout de même, l’écho de lointaines détonations et quelques avions de chasse français qui « ont survolé le petit village avec une vitesse rageuse en direction de Paris » finissent par réveiller l’anxiété de Szabó, qui rentre précipitamment dans la capitale.
Mais en ville, c’est à peine si le climat commence imperceptiblement à changer : le 6 juin encore, « les Parisiens ne croient pas trop au danger ». Les théâtres font salle comble ; « toutes les maisons de couture préparent leurs collections d’automne ». Et même lorsque les journaux écrivent que l’ennemi est à Noyon (Oise), à moins de 100 km, on n’y croit toujours pas. « J’essaie de m’observer : que pense-t-on au moment d’une crise ? s’interroge Szabó. On ne pense rien ». Ce n’est que le soir du dimanche 9 que « le vent de la peur touche pour la première fois Paris ».
Crise de panique soudaine
Le lundi 10 : « Dans le métro, il y a une foule effrayante, les gens, chargés de valises et de bagages ficelés, se dirigent vers les gares ». À la gare de Lyon, « le brouillard a envahi la place, les réverbères n’arrivent pas à l’éclairer », et un haut-parleur annonce que la gare est fermée. Plutôt que le brouillard, c’est l’épaisse fumée de lointains incendies qui donne cette lueur blafarde. Ce jour-là, au Ministère, il n’y a pas de « point presse », sacs et caisses s’y entassent ; on y prépare un déménagement. Pour où ? « Quelque part en France », répond-on. Ces mots reviendront comme un leitmotiv, dans les semaines qui suivent, à tout bout de champ. Les clients ont déjà tous déserté l’hôtel.
Le mardi 11, Szabó a la chance de trouver encore ouvert le magasin du Louvre : il achète un des trois derniers vélos. Il confie ses malles à un ami. Puis, « je m’élance à bicyclette, avec des bagages vacillants, en direction du boulevard Raspail ». La cohue est incroyable, seuls les vélos arrivent à se faufiler entre les véhicules. Il met tout de même trois heures et demie pour aller de Denfert-Rochereau à la porte d’Orléans. De préférence, il prend ensuite les itinéraires secondaires, par Sceaux, Massy et Palaiseau. Le spectacle est consternant : « une vieille dame qui pédalait exténuée et les joues en feu », avec son vieux fox-terrier tristement ficelé sur le porte-bagage à l’avant ; une autre, à vélo aussi, avec ses canaris dans une cage ; trois corbillards, chargés de gens et de bagages.
Szabó fait une halte à Cernay, mais le charmant village, qu’il a connu si riant, est méconnaissable, l’auberge est envahie, et il décide de passer la nuit à la belle étoile dans la forêt de Rambouillet, son masque à gaz en guise d’oreiller. Il a fait une soixantaine de kilomètres, et s’endort vite, malgré les moustiques. Mais l’orage le réveille et il tente de reprendre la route. Sous l’éclairage des phares d’un camion, des soldats menaçants l’encerclent. Son accent étranger le dessert. On croit voir en lui un parachutiste et, en fouillant ses affaires, on prend son salami pour une grenade ! Un officier examine ses documents, qui lui paraissent suspects : « Vos papiers sont trop en règle », lui assène-t-il. Il passera sous surveillance le reste de la nuit à l’abri précaire du porche d’une église, avant qu’au matin un autre officier ne le libère.
La route de Tours, à vélo puisqu’il n’y a pas de train
Mercredi 12 juin. « Matinée déprimante. Vacarme, odeur d’essence », Szabó ne supporte plus cette route, il s’en écarte et trouve sur son chemin Gallardon, ses vieilles maisons, sa fraîche église romano-gothique. Il peut y faire au restaurant un « déjeuner modeste, préparé avec du bon beurre, accompagné de vin blanc ». Ce jour-là, il file bon train, puisqu’il arrive le soir à Bonneval (Eure), ayant fait en tout 80 km. On le reçoit avec gentillesse en lui procurant « du lait tiède, un croissant au beurre aérien ». Il y dort sous l’auvent en toile d’un café. Mais le bruit et les phares des véhicules qui passent, et surtout la pluie, l’en chassent vite et il se remet en route vers deux heures du matin.
Jeudi 13 juin. Il a repris la nationale 10, qu’il ne quittera plus de sitôt. Il pleut encore. À Châteaudun (Eure-et-Loir), il passe à la gare, prend un billet pour Tours, fait enregistrer sa bicyclette. Mais il n’y a pas de train, et personne pour assumer quelque responsabilité que ce soit. Or, « rien qu’à la gare, il y a au moins dix mille personnes qui n’ont pas pris un repas chaud depuis au moins trois jours ». Un avion allemand passe et repasse. L’endroit est repéré et va devenir dangereux. Szabó se hâte de récupérer sa bicyclette.
À Vendôme, pas davantage de train, et il apprend que la gare de Châteaudun vient d’être bombardée. Un peu plus tard, il fait une chute sur la route glissante. Mais, s’il arrive à peine à marcher, il pédale sans trop de difficulté jusqu’à Château-Renault (Indre-et-Loire), y profite du repas qu’on sert aux réfugiés et se procure un billet de logement : une place sur la paille, en compagnie de près de cinquante fuyards semblables à lui, chez une « vieille dame distinguée ». Une bonne journée de 80 km, comme la veille. Et il trouve encore moyen d’aller faire la causette au café avec deux ouvriers français, qui s’entretiennent longuement avec lui… du gothique flamboyant ! Szabó en est médusé.
Vendredi 14 juin. Il est reparti de bonne heure. Un gendarme détourne le trafic sur Vouvray. Il en profite pour déguster le cru du lieu, « d’une douceur tendre et gaie, rassurante même ». À Tours, il espère retrouver le Ministère de l’Information, ou du moins le consulat de Hongrie. En vain, naturellement, le Ministère est déjà parti pour Bordeaux, le consulat on ne sait trop où. En revanche, il est hélé par une collègue finnoise qui, en voiture et avec son mari, poursuit la même quête. Il faut repartir. D’ailleurs, les Allemands sont déjà à Paris, et, sur place, la situation est désastreuse : « On ne trouve pas de pain à Tours […]. La rue est bouleversée et nerveuse, il y a un désordre hystérique ».
La chance de pouvoir continuer en voiture vers Bordeaux
Les Finnois acceptent d’emmener Szabó : on attache la bicyclette sur le toit. En repartant à cinq heures de l’après-midi, ils parviennent quand même à faire étape dans un village paisible, à proximité de Châtellerault, sur les bords de la Vienne, et même à dormir dans un lit. 35 km à bicyclette, puis 65 en automobile : malgré le temps perdu à Tours en vaines démarches, le bilan de la journée n’est pas mauvais, et l’étape est agréable. Le maire est tout ému à notre vue. […]. Nous aurons même un gîte ». Avec la petite vieille qui les loge, la conversation est paisible : « Par ici, personne n’a de radio […] Ils se doutent seulement que des choses graves se passent […]. C’est à cause des voitures passant en trombe […]. Le village n’est pas atteint par la frayeur ».
Samedi 15 juin. L’automobile a un peu de peine à démarrer. À Châtellerault, un garagiste la dépanne. On roule vite, et c’est seulement vers Poitiers que « les voitures forment à nouveau une file compacte ». Il y a des camions militaires. « L’un d’eux est bourré d’Anglais. Ils rient et chantent comme des fous ». Dans chaque agglomération, les gens se tiennent sur le pas des portes et regardent fascinés le flot qui passe. Dans un village, un peu avant Angoulême, le petit groupe trouve à dîner dans un hôtel : « en guise de couchage, on nous donne de la paille à poser dans la salle de bal ». Malgré le temps perdu dans le bouchon de Poitiers, c’est toujours 150 km de faits en plus vers le Sud.
Bordeaux, capitale du désastre, Nice, capitale de l’inconscience
Enfin, le dimanche 16 juin, après 130 km, et bien qu’ils n’aient pas l’autorisation spéciale qui seule permet en principe d’entrer dans la ville, ils arrivent à Bordeaux. Il y règne une extrême nervosité. « Les rues bouillonnent de circulation, on a du mal à avancer sur le trottoir ». Dans les locaux affectés au Ministère de l’Information, les bureaux sont vides. « L’ambiance de la ville est effrayante ». « Cet effondrement manque de grandeur », pense Szabó, qui a honte pour ces Français qu’il aime pourtant tellement. Le soir, les gens qui ont fait toute cette longue route pour finir dans « une souricière et un cul-de-sac » dorment sur le trottoir, tout réverbère éteint, dans une obscurité totale. Comme ses amis sont partis chercher refuge ailleurs, Szabó dort dans la voiture. Par chance, sa présence dissuade les inconnus qui tentent de la voler.
Il n’a plus rien à faire en France, tout le lui signifie. Pourquoi s’être précipité à Bordeaux, et maintenant par où sortir de la nasse ? Au matin du lundi 17, il songe à prendre le train pour l’Espagne, y renonce, monte finalement le soir dans celui qu’il trouve en partance pour Toulouse. Un ami lui a prêté un peu d’argent – un des problèmes de cette période, c’est l’impossibilité de s’en procurer : le système bancaire n’a pas résisté aux événements. Il gagne Marseille, où il attend trois heures une correspondance. Mais le voyage lui apparaît étonnamment facile. Le lendemain soir, il est à Nice. On remarquera qu’il a pris partout de vitesse l’avance de l’armée allemande, il n’aura pas vu la couleur de ses uniformes. Il est heureux de s’être rapproché de son pays. Il voudrait le plus vite possible être de retour chez lui, auprès de son fils. Mais passer par l’Italie est difficile. En attendant le visa suisse qu’il n’obtiendra que fin août, il sera forcé de ronger son frein sur la Côte d’Azur.
La vie sur la côte forme un violent contraste avec ce qu’il vient de vivre. Au restaurant, le dimanche 23 juin, un client se met en colère parce qu’il n’y a pas de chablis pour accompagner ses « petites fritures ». Le 25, une allocution du général De Gaulle à Londres figure très discrètement dans le journal local. Le 27, tout le monde est heureux à Nice : c’est fini, on a le droit d’enlever le badigeon bleu des fenêtres et de rétablir l’éclairage public. Szabó est stupéfait d’entendre un épicier lui déclarer : « Finalement, ce n’est pas si grave que ça ! » – Quoi ? […] – La situation ».
Zoltán SZABÓ (1912.-1984), L’effondrement, Journal de Paris à Nice (10 mai 1940 – 23 août 1940 – Livre publié en hongrois dès 1940, traduit en français en 2002 aux éditions Exils, 286 p. – mai-juin 1940, p. 25-221.
Quand l’auteur donne à la fois le jour de la semaine et la date, il y a fréquemment un écart d’un jour, ex. : « dimanche 3 juin », au lieu de « 2 juin » ; se tromper de date est courant, de jour de la semaine, beaucoup moins : c’est la date que j’ai corrigée.
Par la suite, Szabó reviendra en France comme attaché culturel en 1947, choisira la liberté deux ans plus tard, vivra en exil en Grande-Bretagne et en France, et se retirera à Josselin (Morbihan) jusqu’à sa mort.