« Le 10 mai au matin, j’achetai le journal au carrefour Vavin, et je le dépliai en descendant le boulevard Raspail. La manchette m’a sauté aux yeux : « Ce matin, aux premières heures de la matinée, les Allemands ont envahi la Hollande, attaqué la Belgique et le Luxembourg. L’armée franco-britannique a franchi la frontière belge ». Je me suis assise sur un des bancs du boulevard, je me suis mise à pleurer. » (La Force de l’âge).
Ce qui vient de se produire est, en effet, précisément ce que craignait la jeune agrégée de philosophie, professeur au Lycée Camille Sée et au Lycée Fénelon. Elle pense à Jean-Paul Sartre, son compagnon, qui est mobilisé en Alsace (dans le service météo). Alors, la ligne Maginot, c’est le front ? Pas tout-à-fait. Pas encore. Mais elle est inquiète. Le 14 mai, elle apprend la débandade de l’armée Corap, dans la région de Sedan. Vers la fin mai, elle rencontre son amie Olga bouleversée parce qu’elle vient d’apprendre que son ami et futur mari Jacques-Laurent Bost a été blessé.
Le temps suspendu
Simone tente de garder son calme. « Sartre m’envoyait des lettres rassurantes, mais il se trouvait sur le front, n’importe quoi pouvait arriver. » Certes, elle se distrait, apprécie la Médée de Darius Milhaud à l’Opéra. Mais elle songe à quitter Paris et à gagner le sud pour ne pas, le cas échéant, être coupée de Sartre. Et puis, il y a le bombardement de Paris, le 4 juin, faisant de nombreuses victimes. Mais « je devais faire passer des bachots le 10 juin, j’étais clouée à Paris […]. J’imaginais avec angoisse l’arrivée des Allemands, leur présence. Non, je ne voulais pas être claustrée jusqu’à la fin de la guerre dans cette ville, transformée en forteresse ». En somme, ce qu’elle se représente, c’est, comme en 14-18, la France coupée durablement en deux, et, comme en 70, Paris assiégé jusqu’à la fin des hostilités.
Jusque-là, nous suivions le récit sommaire de La force de l’âge. La suite du mois de juin fait l’objet d’un compte rendu plus détaillé, sous la forme d’un journal reconstitué peu de temps après les événements (au début de juillet), qu’elle destinait à Sartre, et qui a été publié après sa mort dans un volume intitulé Journal de guerre. La force de l’âge suit dès lors de près le texte du journal, mais ajoute quelques précisions.
Dans l’après-midi du samedi 8 juin, « les nouvelles avaient été mauvaises […] : un repli indéterminé du côté de l’Aisne », ce qui signifie clairement que Paris est à la portée des troupes motorisées de l’ennemi. Le soir, elle est allée à l’opéra, avec son ancienne élève Bianca Bienenfeld (« Védrine », dans le texte), 19 ans, son ancienne élève, juive polonaise, voir Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas dans une salle à moitié vide. Son amie est pessimiste, parle de se tuer. D’un côté, Simone trouve que ce qui est en train de se passer est « intéressant à vivre », mais d’un autre côté, « j’étais tendue et nouée au possible » (Journal de guerre).
Le dimanche 9 juin au matin, elle écoute à « Chanteclerc » de la musique de Mozart ; l’après-midi, elle va voir ou revoir deux films au cinéma. Mais « j’étais nerveuse et furieuse de l’être », déçue de ne pas parvenir à faire preuve de stoïcisme. À l’hôtel où elle vit, elle trouve en rentrant un mot de Bianca qui lui donne rendez-vous au Flore. Il n’y a plus de taxi, elle se rend à ce rendez-vous en métro. Ce que Bianca veut lui dire, c’est d’une part qu’elle a appris « par un type du Q.G. », qu’un repli général est prévu pour le lendemain, et d’autre part que « tous les examens étaient décommandés et les professeurs libérés – ça m’a glacé l’âme, c’était définitif et sans espoir, les Allemands étaient à Paris dans deux jours, je n’avais rien à faire qu’à partir avec elle pour Angers ». Pour Angers, c’est-à-dire plus précisément pour La Pouëze (Maine-et-Loire), où elle sait qu’elle sera bien accueillie par ses amis Morel. Si la ligne Maginot est prise à revers, Sartre va être fait prisonnier : « dans l’état où j’étais, ça m’a été intolérable et j’ai eu une espèce de crise de nerfs pour la première fois de ma vie ». Elle rassemble ses affaires, fait ses valises, va retrouver Bianca à son hôtel, où se sont réunis quelques amis. « Des heures ont passé, c’était un secours d’avoir des gens et du bruit – vers 4 h. du matin, on a été dormir et je n’ai quasiment pas dormi. »
Dernière journée à Paris
Le lundi 10 juin, elle se lève tôt, reçoit la visite d’une élève, Nathalie Sorokine, 14 ans, « toute contente de ne pas passer d’examen », et tout à fait inconsciente de la situation réelle. Revenant à une appréciation plus réaliste, elle supplie Simone de l’emmener avec elle. Mais celle-ci passe d’abord en taxi au Lycée Camille-Sée, « voir si par hasard on ne passait pas quand même le bachot ». Elle y trouve l’ordre d’évacuation pour Nantes, ce qui achève de la convaincre de s’éloigner dans cette direction. Puis elle va chez les Bienenfeld, dont elle espérait que le père pourrait l’emmener en voiture. De là, elle va en taxi chez les Sorokine. « Là, il y a eu une entrevue rapide avec la mère à qui j’ai persuadé de me laisser emmener sa fille ; elle a été voir si elle pouvait avoir un sauf-conduit, car c’était nécessaire pour les étrangers » (son père est un juif espagnol). La lettre « toute guillerette » de Sartre qu’elle trouve en rentrant à son hôtel est tellement en porte-à-faux par rapport à la situation qu’elle ne parvient pas à la lire.
Nathalie revient dire qu’elle ne peut pas avoir avant huit jours le fameux sauf-conduit. Elles vont toutes les deux « faire un tour mélancolique au Luxembourg ». Pour les élèves rieuses du Lycée Fénelon qu’elles rencontrent, « ça semblait fête, cette journée d’examens sans examens, de désordre et de loisir ». Mais « sur le boulevard Saint-Michel commençait le grand défilé des automobiles ». Cependant, « on croyait à un exil alors, plus qu’à une défaite, on se préparait en pensée la vie de province la moins ennuyeuse possible ». Simone écrit à Bost et à Sartre une lettre qu’elle imagine la dernière. « J’ai sangloté en écrivant […]. Je nous voyais […] parqués chacun en un coin de France, sans nouvelles. ». Elle va, toujours avec Nathalie, au restaurant. « Le patron nous a dit qu’il partait le soir – tout le monde partait, la dame du lavabo du « Mahieu » […], l’épicier rue Cl. Bernard […], tout le quartier se vidait ».
Départ et première étape à Illiers
Le père de Bianca arrive, après une attente interminable, il emmène aussi dans sa voiture une de ses employées, sur la banquette arrière, au milieu des piles de bagages ; Simone et sa fille devant, avec lui. Au moment de leur départ, on leur dit que la Russie est entrée en guerre contre l’Allemagne. Un bobard qui était assez répandu dans ces jours-là : « Ça m’a donné au cœur un choc idiot, mais j’ai vite compris que c’était faux ». Ils sortent de Paris en début de soirée par la Porte d’Orléans : « il y avait beaucoup de voitures, mais ça ne faisait pas un terrible encombrement […] : nous partions avant le gros de la foule ». Vers Chartres, on leur impose une déviation. On n’avance plus beaucoup. Puis, il y a une alerte. Un soldat leur annonce l’entrée en guerre de l’Italie. Pour le coup, ce n’est pas un bobard, malheureusement. Enfin, à la nuit tombante, on s’arrête au bout de 120 km dans un petit village, Illiers (Eure-et-Loir, aujourd’hui Illiers-Combray, en souvenir de Proust), et « on a eu la chance de trouver tout de suite deux chambres chez un vieillard goitreux ».
« Le lendemain, le mardi 11 juin, je me suis réveillée à 8 h. – tout de suite, j’ai sauté du lit, une tristesse infernale m’avait prise à la gorge […]. J’ai écrit une petite lettre [à Sartre], je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer ». Au café où elle va prendre le petit déjeuner et où on écoute les nouvelles à la radio, une femme pleure. « Moi aussi, j’ai pleuré ; depuis la veille ça puait la défaite ». Dans les rues du village, l’atmosphère est sinistre.
Deuxième jour, arrivée à La Pouëze
Ils repartent en voiture vers 9 h., passent au Mans, puis font halte à Laval (Mayenne, 180 km depuis Illiers). Les voitures et les gens qui viennent du nord portent les traces des attaques et des incendies. À la gare de Laval, Simone apprend qu’elle pourra prendre un autocar pour Angers à 17h30. Avant de se séparer, les passagers de la voiture cherchent à déjeuner. Dans le premier restaurant, il n’y a plus rien à manger. Dans une brasserie, même menu obligé pour tout le monde. « J’ai été bien contente de manger moi aussi du veau aux petits pois en buvant un peu de vin. » Puis elle récupère ses valises et les met à la consigne pendant que les Bienenfeld reprennent la route de leur côté.
Elle téléphone aux Morel, à la Pouëze. « On m’a dit que la maison était sens dessus dessous et bondée de monde, mais qu’on m’accueillerait avec joie ». Elle passe un moment à la terrasse d’un café : il y avait là « une espèce de folle […] qui poussait une poussette chargée de valises – indéfiniment et désespérément, elle tournait en rond autour de la place ». L’autocar – où elle rencontre une de ses anciennes élèves de Rouen et son mari – est bondé : elle fait les 80 km de Laval à Angers en partie debout.
À l’arrivée, il fait nuit, le temps est pluvieux, et elle doit attendre la voiture de la fille du Dr Morel, pour faire les 25 km qui la séparent de son but, La Pouëze. Elle est fatiguée, après 280 km de transport dans la journée. Ses hôtes lui servent un dîner sommaire : œufs durs et salade. Mme Morel lui laisse sa chambre, quant à elle, elle « dormait dans la chambre voisine de celle de [son mari] pour pouvoir répondre au moindre coup de sonnette, vu qu’il avait des angoisses atroces ». Le Docteur Morel, en effet, est revenu traumatisé de la guerre de 14-18, il vit dans le noir et a des cauchemars. La première guerre mondiale est bien souvent la toile de fond de juin 40.
Suite des jours dans l’asile angevin
« Mercredi 12 juin – Je me suis réveillée après une bonne nuit ». Mais elle ne reçoit pas les lettres de Sartre et de Bost qu’elle espérait qu’on lui ferait suivre. Elle ne peut s’empêcher de pleurer en tentant de leur écrire. « Je me suis jetée sur des romans policiers, pendant trois jours je n’ai rien pu lire d’autre ». Il y a beaucoup de réfugiés dans le village et dans la maison accueillante de Mme Morel. Certains ont assisté à l’incendie des réservoirs du Havre. Beaucoup sont nerveux ou hébétés et s’entendent mal avec les autres, ou s’en méfient.
On écoute à la radio tous les communiqués, et on s’alarme continuellement. Une fois, quelqu’un prétend avoir vu des parachutistes, et Mme Morel s’arme d’un fusil pour aller prévenir la gendarmerie. Ainsi passe la vie jusqu’aux derniers jours du mois, dans une alternance d’espoirs et de désespoirs, et dans l’attente anxieuse d’un dénouement. Le 17, on écoute à midi et demi la « voix militaire et paterne » de Pétain. « Le ton de son homélie me souleva le cœur ». Et pourtant, « je crus qu’il s’agissait d’une capitulation militaire. Il me fallut plusieurs jours pour comprendre la véritable portée de l’armistice » (F. de l’Age).
Retour en voiture avec les Hollandais par la Flèche et le Mans
Simone de Beauvoir prend le chemin du retour le 28 juin, dans la voiture d’un Hollandais. « Il y avait quatre jours que je ne tenais plus en place – je m’étais persuadée que Sartre et Bost pourraient être rentrés impromptu à Paris. » La voiture est chargée : l’homme, sa femme et sa belle-mère, et des quantités de paquets, sans oublier l’indispensable matelas sur le toit. Ils prennent des chemins détournés pour gagner la Flèche (Sarthe, à 65 km), où ils espèrent trouver de l’essence, car ils n’en ont que 10 litres. « On a traversé des villages : il y avait çà et là des traces de bombardement, et aussi un tank, puis un canon au bord de la route, un clocher percé, une tombe d’Allemand avec son casque sur une croix – et surtout des voitures renversées, embourbées. » À la Kommandantur de la Flèche, où ils n’obtiennent pas le bon d’essence espéré, « j’ai vu les premiers uniformes gris fer, tous les Allemands de La Pouëze étaient en vert italien. Ceux-ci, dans leurs beaux uniformes et de belles autos de même couleur, avaient une allure somptueuse ». Ils décident de partir malgré tout pour Le Mans, à 45 km, mais tombent en panne sèche à 5 km du but. Par chance, ils arrivent à se procurer dans une ferme « 5 litres d’une essence rougeâtre, l’essence abandonnée par les Anglais » et à parvenir au Mans.
« Là a commencé une après-midi étonnante. » Sur une des places du centre-ville, il y a la Kommandantur, sur l’autre la Préfecture, et les gens à la recherche de bons d’essence sont renvoyés sans cesse de l’une à l’autre. « Il y avait une foule de voitures, de camions, surchargés de matelas et de batteries de cuisine, et des réfugiés qui attendaient, qui mangeaient, des réfugiés sales et minables avec des gosses et des ballots ». Quel contraste avec les soldats allemands « tout souriants et heureux et jeunes et souvent assez beaux […]. Ils m’ont paru d’une autre espèce et je sentais quelle formidable aventure ça devait être pour un jeune Allemand de se trouver en France en vainqueur, d’avoir traversé indemne un mois de guerre, d’être bien vêtu, bien nourri et de se sentir d’une race élue ». Après avoir déjeuné des provisions emportées – puisque les restaurants sont démunis – l’attente reprend. Simone en veut au Hollandais d’être si peu débrouillard. Finalement, il revient à 20 heures avec 5 litres d’essence, juste assez pour filer dans la campagne et trouver un gîte pour la nuit, dans une ferme, sur la paille.
Dernière étape et arrivée à Paris dans un camion militaire allemand
Au réveil, le samedi 29 juin, « il faisait un peu froid, mais j’avais assez bien dormi ». Ce n’est pas le cas des autres, qui ne cessent de se plaindre. « Je commençais d’être excédée d’être avec ces gens. » Ils partent tôt, arrivent à la Ferté-Bernard (Sarthe) à 8 h. Apparemment, leur mince réserve d’essence leur a suffi pour couvrir les 50 km du Mans jusqu’à La Ferté. Mais là, Simone décide de « rentrer par [s]es propres moyens » et court jusqu’à la gare, à 2 km, en vain. Elle revient à la voiture, mais il n’y aura pas d’essence, dit-on, avant trois jours ; elle confie sa valise à « la vieille teinturière » (la belle-mère du Hollandais), s’assoit au bord de la route et attend une occasion. « J’étais à 170 km de Paris – c’est facile à dire « on ira à pied s’il le faut », mais 170 km sur une route goudronnée et ensoleillée, ça fait une distance décourageante ».
Par chance encore, un camion allemand survient, elle y grimpe ; il doit aller à Mantes, ce qui la rapprocherait en tout cas de Paris. Assise sous une bâche, dans la chaleur et l’odeur des bidons d’essence, elle a la nausée, prend « le parti de vomir à ses pieds, entre les bidons », ce qui n’offusque personne, car dans de telles circonstances « il n’y a absolument plus de contrainte ni d’inhibition ». Lors d’une halte, elle trouve tout de même à monter dans le camion suivant, plus confortable. Ils passent par Nogent-le-Rotrou, très abîmé, Chartres, Dreux (Eure-et-Loir), et arrivent à Mantes (Yvelines, 165 km depuis la Ferté) vers 16 h. Là, elle est prise en charge par une voiture de la Croix-Rouge, qui se trouve là par hasard. Les infirmières caquettent, dénigrent leurs collègues et leurs supérieurs qui les ont lâchées et déblatèrent sur la lâcheté des soldats.
Paris sous la botte
De Mantes à Paris, il y a 65 km. Ils y arrivent enfin : « J’ai vu les ponts sautés sur la Seine, des traces de bombes ; des maisons effondrées et partout un silence désertique. J’étais prête à pleurer en remontant l’avenue de le Grande Armée […]. Presque tous les magasins étaient fermés, je n’avais absolument pas idée d’un vide pareil, c’était atterrant. » À son hôtel, elle trouve une lettre de Sartre, du 9 juin. « Je suis montée dans ma chambre et j’ai eu une grosse crise de larmes […]. Cette vieille lettre d’un autre temps […] était encore optimiste ». L’espoir de retrouver Sartre à Paris était évidemment pure folie. Elle rencontre son père qui dissipe ses dernières illusions : les prisonniers croupissent dans des camps, ils ne seront pas libérés. Elle monte voir sa mère et sa grand-mère qui ont oublié leur « haine des boches ». Les gens sont « ivres de fureur contre les Anglais ». On raconte des horreurs sur les camps de prisonniers où les captifs « crevaient de faim ». À 21 h 30, on la presse de rentrer à l’hôtel en raison du couvre-feu. « Je ne crois pas pouvoir jamais tomber plus bas que pendant ce retour dans les rues vides, sous un ciel d’orage, fiévreuse et fatiguée comme j’étais, et sûre de ne plus revoir Sartre ni Bost d’ici des temps et des temps, s’ils n’étaient pas morts de faim en cours de route ».
Le 1er juillet, elle est à la terrasse du Dôme, elle écrit. Précisément le récit de son exode, dans un carnet qu’elle vient de se procurer tout exprès. « Une espèce de vie se reforme autour de moi ». Tout ce passé récent et dramatique paraît presque illusoire, il « est trop définitivement enterré, il n’a pas ce caractère émouvant d’une chose qui pourrait renaître – rien derrière moi, rien devant moi – rien à l’horizon ». Et la teinturière du quartier de la Gare de Lyon, qui s’est chargée de sa valise n’est pas encore rentrée. Les premières nouvelles de Sartre, effectivement prisonnier, arriveront le 11 juillet.
Simone DE BEAUVOIR (1908-1986), Journal de guerre (sept. 39 – janv. 41, éd. Gall. 1990, 9 juin-1er juillet 1940, p.298-327– La Force de l’âge (éd. Gall.1960), éd. Folio, 10 mai-30 juin, p.499-519.