Marie-Louise a six enfants, de l’aîné, Jean – un adolescent qui a ajouté, peu après les événements, ses notes au récit de sa mère – jusqu’au plus jeune, Henri, dit Riri, qui a deux ans et demi. Elle est modiste et plumassière : sa spécialité, donc, ce sont les chapeaux pour dames. Son mari (38 ans) n’a pas été mobilisé, en tant que père d’une famille nombreuse et même plus que nombreuse. Il est cadre dans une entreprise de transport. La famille vit à Viry-Châtillon (Essonne), à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris.
Les étapes les plus courtes
C’est de là qu’ils partent, le 13 juin, à 15h30 : le père, la mère, les six enfants, sans oublier la chienne Rita, et ils sont accompagnés par trois oncles et une tante. Que faire d’autre, en effet, quand l’obsession de partir a gagné tout le monde à Viry, même le curé, à la seule exception d’un voisin moins affolé et plus sage, que personne ne veut écouter ? Jean est allé chercher « la charrette des scouts », dans laquelle ils entassent leurs biens les plus précieux ; Marie-Louise emmène Riri dans son landau ; les femmes et les autres enfants partent à pied ; les hommes également, mais en tenant leurs vélos par le guidon pour les aider à porter leur charge. En principe, ils veulent gagner la Vienne (on ne dit pas pour quelle raison). Le premier soir, ce petit groupe d’une dizaine de personnes ne va pas loin : « Nous avons marché jusqu’à Sainte-Geneviève des Bois, là, un orage nous a pris et nous a arrêtés ; nous avons mangé dans un restaurant et nous avons dormi sous le hall du marché » (récit de Jean). Ils n’ont donc fait que 6 km, pour passer finalement une bien mauvaise nuit, à la dure et dans le froid.
Le vendredi 14 juin, ils reprennent la route à 4 heures du matin. Les plus âgées des filles (Élise, 12 ans ½ et Mimi, 11 ans) aident l’un des oncles et le père à tirer la charrette, « mais Mimi est surtout occupée à égrener son chapelet, car elle vient de faire sa communion », précise Marie-Louise, convaincue que les prières de sa fille ont obtenu pour toute la famille la protection de la Sainte Vierge. Ils sont retardés par un embouteillage à un passage à niveau. Ce jour-là, ils font 15 km, et s’arrêtent le soir à Janville-sur-Juine (Essonne), pour passer la nuit… dans une salle de bal. C’est le jour, rappelons-le, où les Allemands pénètrent dans Paris, mais il semble qu’ils n’ont aucun moyen de l’apprendre.
Le samedi 15 juin, réveil à 4 heures du matin. Un bon café au lait réconfortant offert par une personne compatissante, et en route ! Mais dès que le soleil se lève, il tape dur. En chemin, ils voient des soldats français blessés : « L’un d’eux a un pied coupé […] et Élise, très sensible, se met à pleurer. Elle nous parlera de ce blessé pendant longtemps » (récit de Marie-Louise). À midi, ils ont fait 18 km quand ils s’arrêtent à Bouville. « À cet endroit, on nous dit que les Allemands sont à Paris et sont entrés à l’Hôtel-de-Ville. Je ne peux y croire, écrit Marie-Louise, je suis tellement bouleversée que mes cheveux se dressent sur ma tête. Je croyais que c’était simplement une expression, mais j’apprends que c’est une réalité ».
Séparation précipitée
C’est là aussi qu’un des oncles (à moins que ce ne soit le père, les récits divergent) reconnaît, parmi les militaires, un de ses camarades, qui propose de faire monter sur son camion les femmes et les enfants. Marie-Louise regrettera fortement cette décision. « Nous acceptons, chose que nous n’aurions pas dû faire : se séparer ; nous abandonnons la charrette, les valises, le landau et nous montons dans le camion qui est plein de blessés […]. Je m’apercevrai après que j’ai laissé mon sac à main dans le landau, le biberon de Riri, etc. ». Heureusement encore que Marie-Louise avait son argent cousu dans ses vêtements. Au bout d’un moment, un officier intervient, et passe un savon au copain qui les a fait monter. Cet officier prétexte que leur camion remonte vers le front, et ne peut s’encombrer de civils. Cela paraît tout de même étrange, avec ce chargement de blessés ! Et ce n’est pas plus au nord, en fait, qu’on les dépose, mais à Angerville (toujours dans l’Essonne), à 30 km au sud-ouest de Bouville, leur point de départ.
Désormais, les hommes partis de leur côté, les femmes et les enfants devront se débrouiller seuls. Les voici devant la gare d’Angerville. Il y a un train. Chance ! Ils y montent, et il part ! Mais une demi-heure plus tard, après moins d’une dizaine de kilomètres, il s’arrête et ne repartira plus. L’angoisse les gagne. Il y a, dans leur compartiment, mélangés, des civils et des militaires. Certains leur paraissent suspects. Tous ont faim et soif. « Nous avons une toute petite tartine de pain à manger, et pas d’eau ; nous n’avons pas bu depuis midi », se plaint Jean.
« Sauve qui peut ! »
Dimanche 16 juin. « Il est environ 4 heures du matin, écrit Marie-Louise, quand un ordre nous parvient : les soldats français doivent fuir par leurs propres moyens, et quelqu’un crie « Sauve qui peut ! » […] Alors, c’est la panique ! On distingue par la porte du wagon des parachutistes allemands qui sautent des avions et on soupçonne un homme de [leur] avoir fait des signaux ». Mirages courants de l’imagination apeurée en juin 40. Bref, Marie-Louise détache la chienne pour s’occuper de ses enfants, Rita se sauve, on ne la retrouvera pas !
Tout le monde saute du train. Un soldat fait cadeau à Marie-Louise d’un landau abandonné, ce sera bien pratique pour véhiculer Riri sur la route. L’objectif est de parvenir à Orléans, qui est à 45 km environ, par la Nationale 20. « Sur la route, il y a beaucoup de chevaux morts, et nous aussi sommes bombardés par des avions allemands ou italiens ». Allemands, n’en doutez pas, Marie-Louise ! « Nous sommes forcés de nous cacher dans les blés plusieurs fois et je perds mon alliance […]. Nous avons faim et soif… Nous trouvons quelques boîtes de sardines [et du] pain à acheter, mais pas d’eau : les gens, en partant, ont empoisonné leurs puits pour que les Allemands ne s’en servent pas […]. Une femme veut me vendre un litre d’eau 12 fr. Je refuse ». Autre fantasme récurrent que celui des puits empoisonnés, et qui vient d’un passé ancestral. Mais les habitants du lieu qui abusent de la situation pour se faire de l’argent en vendant leur eau, c’est malheureusement un fait bien réel, plusieurs fois attesté.
La tante (68 ans) souffre et marche difficilement. « Pauvre tante, elle ne peut plus s’asseoir, elle s’adosse à un arbre quand nous nous reposons », et demande qu’on la laisse là, qu’on se sauve, qu’on sauve les enfants. Cependant, tous avancent vaille que vaille, même les plus jeunes, celui qui a 9 ans, celle qui n’a que 4 ans et demi. Jean avoue : « Nous n’en pouvons plus, mais il faut marcher vite, car il paraît que les Allemands ne sont pas loin… Nous abandonnons les valises ». Et aux approches d’Orléans, qui brûle, on les détourne vers l’aval du fleuve. « Nous marchons jusqu’à 2 h du matin… Nous tombons de sommeil ; nous nous arrêtons dans une grange ouverte à tous les vents : nous avons fait 65 km dans la journée », ainsi se conclut pour Jean cet abominable dimanche.
Passage de la Loire sous la mitraille
À 4 heures du matin, le lundi 17 juin, après deux heures de sommeil, il faut repartir, avec l’idée fixe de passer la Loire. Mais à Meung, à 15 km d’Orléans, le pont a déjà sauté ; à Beaugency (Loiret, également), à 8 km plus loin, il est miné, mais toujours intact. Ils sont encore au milieu de ce pont quand « les avions allemands commencent à bombarder et à mitrailler… Nous nous sauvons dans un bois ; il y a là une compagnie de fusils mitrailleurs qui tirent sans discontinuer ; les bombes éclatent […]. Nous frôlons la mort. Les avions allemands s’en vont, puis reviennent ; ils bombardent, mitraillent, puis s’en vont » (récit de Jean). « De l’autre côté, les soldats nous font descendre dans une espèce de trou du côté gauche de la route ; il y a des chevaux avec des soldats dans ce trou ; nous restons un bon moment […], puis nous remontons sur la route, et de l’autre côté […], [dans] le pré à droite, il y a beaucoup de morts et de blessés […]. Et nous nous étions à gauche. » C’est Marie-Louise qui souligne. Leur sort a tenu à ce détail, assurément signe visible de la protection divine à ses yeux.
Jean, lui, remarque qu’après l’événement, ils retrouvent bien le landau, mais « pour le sac à provision, pfutt ! disparu : nous n’avons plus rien à manger ». Mais mère et fils ont le même souvenir du lapin bouilli que des soldats leur ont donné, « c’était bon ! ». Et les voilà repartis sur la route de Romorantin. Le soir ils s’arrêtent dans une ferme. Ils n’auraient pour dîner qu’une sardine et une tablette de chocolat, si des soldats ne leur apportaient pas, « dans un seau, des haricots avec des morceaux de viande ». On ne sait pas exactement où ils ont trouvé un endroit pour dormir, dans cette ferme, mais ce que note Jean, c’est que pendant « la nuit, le canon tape très fort ». Certains, militaires ou civils, préfèrent s’éloigner de ce lieu peu sûr. Marie-Louise, elle, veut rester, au moins jusqu’à ce qu’il fasse jour : elle n’est pas très rassurée, car « la ferme est entourée de marais ».
De bon matin, le mardi 18 juin, les voici à nouveau sur la route. A midi, halte pour déjeuner. De quoi ? C’est Jean, en adolescent affamé, qui l’a noté : « du sucre et du chocolat […] sans pain […]. On repart, il fait chaud, nous avons soif, nous n’avons presque pas d’eau ». Marie-Louise se souvient qu’« une dame qui a presque mon âge est tellement désemparée qu’elle me demande si je veux bien qu’elle dise qu’elle est ma fille ! Je n’ai jamais su pourquoi. » Elle note encore : « Pépé (Marie, 4 ans ½) n’a plus de souliers ».
Les premiers Allemands
Mère et fils ne sont pas d’accord sur l’heure (dans la matinée, pense la mère ; le soir, pense Jean) à laquelle, alors qu’ils font halte dans un petit bois en bordure de la route, des soldats allemands surgissent sur leur moto, et les hèlent en leur criant que la guerre est finie ! C’est un peu prématuré, et en tout cas, ce n’est pas une raison, pense Marie-Louise, pour que les enfants acceptent leur chocolat !
Au soir, les voici près de La Marolle-en-Sologne (Loir-et-cher), à 28 km de Beaugency. « On va dans une petite ferme ; on couche dans un hangar ouvert à tous les vents […]. La cour de la ferme est pleine de fusils cassés, de cartouchières vides, de baïonnettes cassées ». Telles sont les images gardées par Jean. Sa mère se souvient plutôt du ruisseau où ils ont pu se laver un peu, de ses bas collés à ses pieds en sang, mais aussi, vendus par la fermière, de la salade et du lard qu’ils font griller pour l’accompagner.
Mercredi 19 juin. Repos. Les troupes allemandes passent interminablement. Marie-Louise pleure en les regardant, et un soldat allemand lui fait signe de sécher ses larmes. Jean est allé faire la queue pendant deux heures pour avoir du pain. Ils ont renoncé à aller jusque dans la Vienne et parlent de rentrer à la maison. La nuit sera un peu plus confortable que la précédente, car ils prennent la place de gens qui sont repartis chez eux.
Jeudi 20 juin, journée semblable à la précédente, y compris la queue pour le pain. Les Allemands proposent de ramener ceux qui le veulent à Orléans, mais « sans paquets et sans bagages ». Marie-Louise refuse. « Nous avons été acheter du lait et du vin à la ferme ; à midi, nous avons mangé de l’omelette, de la salade et du pain : nous n’avons pas mal mangé aujourd’hui, en comparaison » (Devinez quel est le petit affamé qui fait cette remarque). Ils reprennent la route pour faire 5 km vers le nord, jusqu’à Villeny (Loir-et-Cher), où ils se procurent de la viande de porc, qu’ils font griller sur un feu entre des pierres. Il est question que le curé les accueille pour la nuit dans son église, mais finalement, ils dorment dans une grange.
L’anniversaire de Jean
Le vendredi 21 juin, ils restent sur place, se procurent un peu de pain. Il n’y a pas grand-chose d’autre à manger, « il ne nous reste que des sardines, et du sucre dont tante avait rempli son sac ! […] et Jean, qui a 14 ans aujourd’hui, aura ½ sardine en plus ! ». Mais Jean se souvient de ce repas d’anniversaire, mais aussi que « les Allemands nous ont donné une écuelle de soupe aux nouilles. C’était bon ! ».
Samedi 22 juin. Marie-Louise a confondu cette journée avec la précédente. Jean rectifie et complète. Ce jour-là, ils reprennent la route pour Orléans, sur ordre de la Kommandantur, mais par un autre chemin. Le soir, ils couchent à la Ferté-Saint-Aubin (Loiret, à 21 km de Villeny), dans le chantier d’un casino en construction, où ils passent une assez mauvaise nuit : ils sont trempés par la pluie et il ne fait pas chaud.
Le dimanche 23 juin, ils espèrent en vain bénéficier d’un véhicule pour gagner Orléans, à 23 km, « mais non, nous sommes partis à pied, à midi » (Jean). « Nous arrivons à Orléans sous une pluie battante […]. Mimi dit toujours son chapelet, tante le lui rappelle constamment » (Marie-Louise). Dans un faubourg, au sud de la ville, un soldat allemand les invite à entrer dans une maison inoccupée, Marie-Louise hésite à accepter, puis se ravise, car ils sont fatigués et trempés, et puis, il a l’air sympathique et leur montre des photos de ses enfants. Très obligeamment, il « nous a descendu des matelas, des draps, des oreillers, et nous avons dormi, très bien » (Jean).
Le train du retour
Lundi 24 juin, dernier jour de leur exode. Dans la matinée, ils franchissent la Loire sur le pont du chemin de fer, pour atteindre la gare. « Dans Orléans, c’est le pillage partout. Deux officiers allemands à une fenêtre nous voient passer et, à l’aide d’une ficelle, nous envoient une bouteille d’eau minérale. Elle est la bienvenue, car tous ont soif » (Marie-Louise). Finalement, grâce à un jeune Polonais, ils arrivent à monter dans un wagon à bestiaux, malgré les remous de la foule impatiente. Un officier allemand vocifère. Le Polonais traduit : « En Allemagne, ça ne se passerait pas comme ça […], les gens laisseraient monter d’abord les enfants ». Voilà donc qu’après avoir les avoir mitraillés sur les routes, ils se mêlent de donner aux gens des leçons de politesse !
Le train part vers 14 h. Il n’est pas très rapide, il aura mis six heures et demie à faire un trajet d’une centaine de kilomètres. En effet, au dire de Jean, « nous sommes arrivés à Juvisy à huit heures et demie et à neuf heures chez nous ! ». De la gare à leur domicile, il y a 3 km, une demi-heure de marche, cela paraît vraisemblable. Cependant Marie-Louise, de son côté, rapporte qu’une personne « nous dit de nous dépêcher, car le couvre-feu est à dix heures (il est dix heures moins dix) et sans cela les Allemands vont nous ramasser ». Une contradiction entre les deux récits ? Nullement ! Jean est resté à l’heure française, alors que Marie-Louise s’est déjà adaptée à l’heure allemande, que les envahisseurs ont imposée partout au fur et à mesure de leur avance.
Mais d’abord, il faut retrouver les clés. Marie-Louise se souvient tout-à-coup de les avoir laissées dans son sac, qu’elle a perdu. Heureusement, une voisine a le double de ces clés, une autre leur fournit de quoi dîner, « des bouillons Kub, un pot de confitures et du pain ». La maison est intacte. Mais eux sont très éprouvés par cette équipée de 210 km à pied en 12 jours (c’est Jean qui l’a calculé sans doute, méticuleusement, à sa manière habituelle). André, le garçon de 9 ans, a la colique. Riri a de la fièvre : un médecin militaire allemand soignera son angine le lendemain.
Marie-Louise n’aura des nouvelles de son mari que fin juillet. Et elle retrouvera son sac à main – avec son porte-monnaie et la médaille de la petite Sainte-Thérèse de Lisieux à laquelle elle tient tant. En effet, des personnes bien aimables, qui l’avaient découvert dans le landau abandonné, la préviennent, et elle ira à Montmartre le récupérer. Peut-on dire que tout est bien qui finit bien ? Elle tire sa propre conclusion des événements qu’ils ont vécus. « Je crois que nous avons eu beaucoup de chance [de] passer avec six gosses et une femme malade à travers toute cette mitraille sans rien avoir : nous avons été protégés. »
Marie-Louise LARROQUE (1905-1989), L’exode de Juin 1940, de Viry-Châtillon à La Marolle-en-Sologne (13 juin au 24 juin), suivi de Jean LARROQUE (1926-2008), L’exode raconté par Jean (écrit en 1940/1941), en tout 20 pages dactylographiées, APA 3867.