Éprouver une certaine appréhension, en juin 1940, à l’annonce de l’arrivée des troupes allemandes à Paris est particulièrement légitime quand on est Juive et communiste. Marguerite Bloch, née Herzog (c’est la sœur d’André Maurois), est la femme de Jean-Richard Bloch, qui a fondé et dirigé avec Aragon le quotidien communiste Ce soir, jusqu’à son interdiction en août 1939.
Le mercredi 12 juin, vers 17 heures, Jean-Richard, qu’elle appelle toujours simplement Jean, est parti de Paris en voiture pour emmener des collègues de leur fille se réfugier dans un village de l’Yonne. Il pensait ne faire qu’un rapide aller-retour. En fait – mais Marguerite ne l’apprendra que beaucoup plus tard –, en revenant, son auto est tombée en panne, et il a dû l’abandonner. Pendant la nuit, au cœur de Paris, « on entend le canon, loin, on entend surtout des gens qui passent dans la rue », tous lourdement chargés. La panique est générale.
La décision de partir
Dans la matinée du 13, Jean n’est toujours pas rentré. Mais Marguerite n’est pas une femme à perdre son sang-froid. Elle sait qu’il pensera à la rejoindre dans leur maison de la Mérigote, faubourg de Poitiers, et elle décide d’y partir sans l’attendre, en compagnie de leur fille Marianne (31 ans), enceinte de deux mois, dont la fille de 2 ans est déjà à l’abri là-bas. Marguerite quitte donc son domicile de la rue Richelieu dans le 1er arrondissement et prend le métro pour se rendre à Cachan (Val-de-Marne), où on lui a promis la voiture qu’un médecin accepte de leur prêter. Elle a rendez-vous à Denfert-Rochereau avec un ami peintre, Frans Masereel (51 ans) et sa femme Pauline (62 ans), qui n’ont pas réussi à prendre le train à la gare d’Austerlitz, et qui sont accompagnés par leur amie « Mops » (35 ans), Allemande antinazie dont la mère a été internée au Vel d’Hiv le 7 juin, avant d’être envoyée au camp de Gurs – car le gouvernement vient d’avoir l’idée étonnante d’arrêter les antinazis réfugiés en France, au motif qu’il sont de nationalité ennemie !
À Cachan, où Marianne vient les rejoindre avec une de ses collègues du Crédit municipal, Mme L., et sa mère, la voiture, qui a été laissée à la garde d’une brave femme obligeante, est bien là, disponible, mais un pneu manque (que quelqu’un est allé faire réparer), il n’y a qu’un petit fond d’essence (on perd du temps à aller se procurer un bon de carburant, d’ailleurs inutilisable, dans un commissariat déjà déserté), et finalement, impossible de démarrer : les accus sont à plat. Déception. Rapide coup de téléphone rue de Richelieu pour le cas où Jean serait revenu : c’est la femme de ménage qui répond, vaquant comme d’ordinaire à ses occupations et passablement inconsciente de la situation. Déjeuner sommaire chez la bonne dame obligeante. Et, en début d’après-midi, tout le petit groupe (sept personnes) reprend le métro – ce n’était pas encore le RER – qui roule toujours, malgré la rumeur. On descend à Antony (Hauts-de-Seine), et de là, en essayant d’éviter les routes les plus encombrées, on se dirige à pied vers le sud, dans l’idée de rejoindre au plus vite la grande ligne ferroviaire Paris-Orléans, où l’on espère trouver des trains. On n’aura, pour se guider que la carte routière très sommaire de Frans. « Le chemin de Wissous est assez campagnard, des talus, des champs, des fleurs ». Sur le même itinéraire marchent des soldats, assez frais et bien équipés. « Chose que nous ne reverrons plus, ils ont avec eux quelques officiers ». Il fait chaud. Au bout de 8 kilomètres de marche, on est à Morangis (Essonne), où l’on commence par se rafraîchir dans un bistrot, et où Marguerite se procure des sandales, plus adaptées aux nécessités de l’heure que ses souliers. On y trouve même à louer pour la nuit une maison pourvue de trois chambres et de quelques commodités.
Départ à l’aube
Vendredi 14 juin. Réveil un peu avant 4 h, et en route ! « Tout le monde est de bonne humeur ». On est persuadés que toutes ces troupes qu’on côtoie vont défendre Paris, et que les Allemands n’y entreront pas. La route commence à être fortement encombrée, y compris sur les bas-côtés. À Longjumeau (Essonne) toutes les maisons paraissent vides et fermées. Ah ! Non, il y a quand même un bistrot ouvert, où l’on prend un café, et une boulangerie, où l’on peut se procurer quelques morceaux de pain. Quant à tous ces soldats fourbus et débandés qu’on rencontre à présent, ils racontent qu’ils ont reçu, depuis la Somme, ordres de repli sur ordres de repli, alors qu’ils auraient très bien pu résister. On a fait 12 km depuis le matin quand on arrive, vers 11h15 à Brétigny (Essonne). On n’a pas marché bien vite, mais il fait si chaud qu’on est déjà épuisés. Marguerite laisse ses compagnons sur « un appétissant talus de 2 m. de haut, bien herbu », le temps de se procurer un peu à boire et à manger (c’est encore possible). Puis on y pique-nique et on fait la sieste. Au réveil, on se rend à la gare, où, initiative admirable au milieu de tant de pagaille, des trains d’évacuation partent tous les quarts d’heure pour Orléans. Il est 15 h environ. Les voitures sont des wagons à bestiaux, mais il ne faut pas demander l’impossible. Il y a 95 km à faire, ce serait bien le diable si on n’arrivait pas avant la nuit. Mais non, on roule très lentement, et chaque train qui tombe en panne force tous ceux qui le suivent à s’arrêter. Lorsque la nuit survient, on n’a fait que quelques kilomètres. Le train est immobilisé, on dort quelques heures.
Le samedi 15, à 4 h. du matin, Marguerite convainc tout son petit monde, y compris les « vieilles dames », Pauline et Mme L., de partir à pied en suivant la voie. « On longe des trains tout pleins de réfugiés, tous sous pression ; il y a aussi du matériel militaire, des tanks, des canons ». Ces derniers constitueraient de belles cibles pour l’aviation ennemie. Mais voici qu’un de ces trains s’ébranle. On y grimpe en vitesse. On passe à Étampes (Essonne), « complètement démoli, toits défoncés, maisons en ruine, jardins sens dessus dessous ». Puis on s’arrête à nouveau, en pleine campagne.
Mitraillages et bombardements de la voie ferrée
Des avions surgissent. Marguerite, Marianne et Mops n’ont que le temps de sauter à bas du wagon. « On est à peine à plat le nez contre terre que le fracas bien connu des bombes se fait entendre. » Mais le train ne semble pas avoir été touché, heureusement pour leurs compagnons, la plupart plus âgés, qui ne les ont pas suivies. Nouvelle preuve du sang-froid (et de l’humour) de notre héroïne : « Mon cœur n’a même pas battu plus vite ; j’ai souvent eu bien plus peur pour des menaces de collision de taxis dans Paris ».
Conclusion : « Nous préférons continuer sur nos pieds », malgré Pauline, qui prétend qu’elle « préfère les bombes à la marche ». La route, noire de monde, suit d’assez près la ligne de chemin de fer. Les voici à Toury (Eure-et-Loir). Pas de commerce ouvert, mais il y a une boutique défoncée, et tout le monde se sert. Un soldat ivre, mais brave homme « offre » à Marianne une boîte de 5 kilos de confiture. La sérieuse Mme L. hérite d’une caissette de pruneaux entamée. « Dans cet échange de trophées […], beaucoup de propos échangés. [Mais] le ton général est extraordinairement calme, de même que le pillage se fait sans violence ». Marguerite enrage que les autorités aient laissé se produire cet exode massif sans prévoir « que tous ces fuyards auraient besoin de manger, de boire […]. L’autorité militaire – qui dispose de tout un matériel, de tout un personnel – ne pouvait-elle pas ravitailler en même temps les soldats en retraite et les civils entraînés dans cette retraite ? Non : rien ». Ne dirait-on pas que tout ce gâchis, que « cette défaite, elle a été voulue » ? Des soldats disent : « On a fait tout ce qu’on pouvait, mais les chefs nous ont lâchés, ils sont partis dans leurs voitures, avec des poules ».
A la gare de Toury, en ce début d’après-midi, il y a un train prêt à partir, réservé en principe aux familles de cheminots. Plus de place dans les wagons, mais on laisse Marguerite et ses amis se blottir dans un coin de la locomotive, ou plutôt, probablement, du tender. Leur joie est de courte durée. La machine stoppe. Des avions surgissent. Marguerite et sa fille sautent à nouveau dans un champ. Chose vue, qui les fait sourire : « Un soldat […] soulève une petite meule de foin pour se nicher dessous tout entier ». Des bombes tombent non loin. « Je sens le vent de l’avion, et, tout de suite, le tac-tac bien connu de la mitrailleuse. Cette fois, c’est bien du mitraillage conscient et voulu de civils.» Apparaissent alors, c’est assez rare en juin 40 pour être relevé, « six chasseurs français qui poursuivent nos gros assaillants et les mitraillent ». On repart. On s’arrête encore. Des avions reviennent. On s’égaille dans les champs. Explosion de bombes ; cette fois, pas de mitraillage. « J’ai si sommeil que je m’endors, couchée dans les blés. 3 minutes, mais c’est reposant. Marianne en a fait autant ». Normalement, l’autre voie devrait être celle qui mène vers Paris, mais « nous voyons passer à côté du train bloqué deux Michelines qui filent à toute allure » vers Orléans ! Pour quels privilégiés ?
Plus question de remonter dans un train. La petite troupe reprend la route à pied. Vers 20 h, on est à Chevilly (Loiret), à une quinzaine de kilomètres encore d’Orléans. Le curé est prêt à fuir, lui aussi, mais il autorise ceux qui le veulent à passer la nuit dans l’église, et sa gouvernante fait mieux : émue par le cas de Marianne, elle accueille le petit groupe dans le salon du presbytère et leur fait à manger. Pour plus de sûreté, elle les y enferme ! Il est entendu qu’à 3 h. elle viendra les libérer.
Le passage de la Loire à Orléans
Dimanche 16 juin, départ avant l’aube. « Surprise de retrouver la foule dès cette heure-là et dans la nuit noire ». En quatre heures de marche, on est à Orléans. Des soldats pressent les réfugiés de passer la Loire au plus vite : à 11 h, le pont Georges V doit sauter. « C’est à 9 heures que nous traversons le pont, ses charges de mines déjà en place ». En fait, il ne sautera qu’à 16 h, au moment de l’arrivée de l’avant-garde ennemie. Sur la rive gauche, on a le sentiment d’être sauvés : les Allemands ne passeront pas la Loire ! Mais c’est là que la bataille décisive va avoir lieu, il ne faut pas s’attarder. Le temps de se rafraîchir le gosier dans un bistrot livré au pillage, et même d’acheter des côtes de porc dans une boucherie, on s’installe pour faire cuire celles-ci dans une grange dont « le brave propriétaire a autorisé les réfugiés à se servir de pommes de terre et de vin dans sa cave ». L’après-midi se passe dans les brumes de la fatigue et le bruit des bombardements sur Orléans. « L’affluence des réfugiés est considérable. Il faut veiller avec férocité [sur ses biens]. Il rôde même quelques types assez équivoques, qui cherchent visiblement aventure. Il faut noter que c’est la seule fois. Jusque-là et plus tard, cette foule, militaire ou civile, m’est toujours apparue […] d’une correction de tenue étonnante ».
Au soir, on décide de s’éloigner. Marche de nuit. Dans la forêt, « nous croisons des camions militaires roulant vers Orléans […], de « vraies » troupes, armées, propres ». On passe par un carrefour puissamment fortifié. « Il faisait très bon, dans les bois. Vers 2 heures, on a commencé à traîner un peu la jambe ». Notons-le au passage : impossible de faire le compte précis des kilomètres que l’on a faits à pied, sur les quelque 140 qui ont été parcourus au cours des trois derniers jours, puisqu’aux moments les plus favorables on a pu profiter du transport en train, mais toujours sur d’assez courtes distances. Disons une centaine de kilomètres. Pour des citadins sans aucun entraînement, c’est tout de même considérable.
Il fait encore nuit quand on arrive, le 17 juin, à un village, Jouy-le-Potier (Loiret), à plus de 20 km d’Orléans. Tout ce qui peut servir d’abri est déjà surpeuplé. Alors, on s’endort n’importe où, au petit bonheur, « Marianne son sac sous la tête, moi la serviette de Jean » : en effet, la première est munie d’un sac à dos ; la seconde ne se sépare pas des précieux papiers de son mari, les brouillons du livre qu’il est en train d’écrire. Mais la nuit est fraîche. Dès les premières lueurs de l’aube, des places se libèrent, on peut enfin être à l’abri d’un toit. Pour Marguerite, Marianne et Mops, ce sera dans une soue ! Au réveil, dans une maison voisine, improvisée « Centre d’accueil », on propose du café bien chaud. « Ceux qui le peuvent versent un franc pour permettre au Centre de durer. Ce sont deux jolies jeunes femmes, elles-mêmes réfugiées, qui le tiennent, et elles sont gaies et d’une inlassable patience. Elles donnent aussi du lait pour les petits ». Cette initiative privée contraste avec l’irresponsabilité des autorités, « ce lâche abandon de toute une population ». Frans a les pieds en triste état. Marguerite trouve des places pour tout son monde dans des camions militaires en partance vers le sud.
De village en village
À 11h30, on arrive sans fatigue, 40 km plus au sud, à Millançay (Loir-et-Cher). « Je ne sais plus comment nous nous sommes introduites, Marianne et moi, chez de braves gens, qui avaient la radio, et chez qui nous avons entendu, ce lundi 17, la demande d’armistice du Maréchal Pétain […]. Cela a en même temps mis fin à nos espoirs […] et calmé nos inquiétudes. » Ces personnes font partie de ceux qui expliquent la catastrophe par les lois sociales et la paresse. « Nous n’avons pas discuté, trop soulagées de nous être lavées à loisir dans leur arrière-cuisine et d’avoir bu frais chez eux ». Après un moment de repos dans une prairie, première séparation : Mme L. et sa mère comptent trouver une place sur un camion pour tenter de gagner Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), lieu de repli de leur administration. Les autres, en milieu d’après-midi, décident de continuer par de petits chemins évitant l’agglomération de Romorantin. Ce choix s’avérera peu judicieux. Ils entendent des détonations dans toutes les directions, sont un peu désorientés, ne savent pas où se trouvent les Allemands, sont retardés par une unité d’artillerie hippomobile qui manœuvre maladroitement et sont finalement obligés, au bout d’une douzaine de kilomètres, de passer la nuit à Villeherviers (Loir-et-Cher). Là, tout est fermé. Il faut dormir sur une mince couche de foin sous un hangar et repartir à l’aube sans même un café.
Le mardi 18 juin, ils font les 10 km qui les séparaient de Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher), envahie par les troupes et les réfugiés. Suite de déceptions : à la gare, le train en formation ne prend pas les civils (et puis, on sait à quoi s’en tenir désormais sur les risques des trajets en train !) ; les convois automobiles militaires ne ralentissent même pas ; on échoue à dépanner la voiture d’un curé dont on espérait profiter. Le seul point positif : un boucher vend des biftecks… qu’il fait cuire à la demande, et qu’on mange sans pain. Nouvelles séparations, d’abord d’avec Mops, qui trouve un camion et ira se réfugier du côté de Périgueux ; puis d’avec les Masereel, qui ne peuvent plus suivre, et qui réussiront à gagner, on ne sait trop par quel moyen, la région de Limoges. Marguerite et Marianne reprennent la route à pied, seules, en fin d’après-midi. « Seules », manière de dire, la route est toujours encombrée. Et au bout de 10 km, elles n’ont pas traversé un seul village. Où se reposer ? C’est alors qu’on leur en indique un, à 1 km à l’écart, plus à l’ouest, Dun-le Poëlier (Indre).
Une étrange oasis de paix au milieu du désastre
C’est comme si, à suivre ce petit bout de route entre deux taillis, les deux fugitives changeaient de contrée ou d’époque. « La vue de cette maison à la porte ouverte, par laquelle nous apercevions une femme en train de faire la cuisine, puis toutes les autres maisons aux cheminées fumantes, elles aussi habitées, avec des femmes et des enfants sur le pas de leurs portes […]. Oui, c’était la fin du cauchemar ». Très vite, on trouve un lit chez une vieille paysanne, « terriblement agitée de recevoir du monde chez elle ». Dormir dans un lit ! Quel luxe ! Comme les autres habitants de Dun, la vieille dame voit de loin le défilé incompréhensible sur la grande route, et demande : « Qu’est-ce qui se passe ? ».
Dans ce havre de paix étranger aux soubresauts de l’Histoire, Marguerite et Marianne passeront quatre jours, du mercredi 19 au samedi 22, à se refaire une santé. Là, on s’approvisionne facilement. On a même des nouvelles : il y a la TSF chez le coiffeur. On entend le canon. Et puis, le vendredi, « sans crier gare […], les Allemands font leur entrée à Dun-le-Poëlier. Oh ! Pas une entrée sensationnelle. Une petite auto, le chauffeur et trois soldats, fusils en bandoulière », qui vont boire au bistrot. Mais on ne peut pas s’éterniser dans le pays, sans même pouvoir faire savoir où on se trouve : la poste ne fonctionne pas. Marguerite et sa fille décident donc de repartir à pied vers Poitiers, munies d’une seule petite carte de l’Indre arrachée au dos d’un calendrier, après des adieux émus avec la vieille dame accueillante qui les a hébergées.
À petites étapes obstinées
Le dimanche 23, dès 7 heures, les voici à nouveau sur la route. À Graçay (Cher), il y a beaucoup d’Allemands, et un gros orage retient nos voyageuses, qui pousseront tout de même jusqu’à Vatan (Indre), ce soir-là, et y trouveront une chambre. Étape de 18 km.
Le lundi 24, elles arrivent à Levroux (Indre), qui a été sérieusement bombardé quelques jours plus tôt, on parle de 44 morts et d’une centaine de blessés. À l’hôtel, elles apprennent par la radio que l’armistice entrera en vigueur le lendemain. Étape de 20 km.
Le mardi 25, en partant de très bonne heure, et après avoir déjeuné à Buzançais (Indre), au milieu de nombreux Allemands qui sont là comme en touristes, elles atteignent Sainte-Gemme (Indre), où le Maire, complaisant, leur trouve une maison, mais où on ne sert pas de repas au restaurant, en signe de deuil, sur ordre du gouvernement ! Étape de 26 km.
Mercredi 26. « A Mézières-en-Brenne, pas un Allemand. On nous y raconte qu’ils y ont été reçus à coups de fusils par les habitants. Il y a eu quelques morts ». Le soir, à Lingé (Indre), elles sont hébergées à l’école et dînent dans un bistrot où elles rencontrent des soldats français qui disent avoir été renvoyés chez eux par les Allemands après avoir été désarmés. Étape de 24 km.
Le jeudi 27, déjeuner à Angles (Vienne), où les habitants ont été terrifiés parce que les troupes françaises avaient prévu d’y livrer bataille le 24, avant de lever le camp sans explication. Nuit à Saint-Pierre-de-Maillé. Étape de 23 km.
Vendredi 28. Toujours impossible de faire du stop. Encore une journée de marche presque sans histoire jusqu’à Chauvigny (Vienne). Étape de 21 km.
Enfin, le samedi 29, dernière étape de 28 km, pour atteindre Poitiers. Jean-Richard les attend à la Mérigote depuis douze jours. « Cette fois, ça y est, et il ne nous reste plus qu’à tomber dans les bras les uns des autres ».
Marguerite BLOCH (1886-1975), Sur les routes avec le peuple de France, 12 juin-29 juin 1940, 191 p., illustrations du peintre et graveur belge Frans Masereel (1889-1972), éd. Claire Paulhan, 2010 – récit p. 25-161. Rédaction en juillet 1940. Texte transmis par Jean-Richard Bloch à Jean Paulhan, qui en fait l’éloge, mais décide de ne pas le publier. Dactylogramme retrouvé par Claire Paulhan dans les archives Jean Paulhan à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine) en 1993. De son côté, Jean-Richard Bloch a raconté ses journées des 12 et 13 juin dans un texte publié après sa mort dans Europe, en mai 1950, sous le titre « Sorties de Paris », et il a évoqué, dans une lettre à Jean Paulhan, son trajet à pied de Paris à Poitiers, « utilisant tout ce qui se présentait, marchepieds de camions, remorques, wagons, surtout mes vieilles jambes de fantassin, sous les bombes et les mitraillades » (cité dans le livre de Marguerite Bloch, p. 184). Marianne donne le jour à une petite fille, le 15 janvier 1941. En avril 1941, Jean-Richard et Marguerite parviennent, grâce à un passeport soviétique (L’Allemagne est encore officiellement l’alliée de la Russie), à gagner Moscou, où ils resteront à l’abri jusqu’à la fin de la guerre. Tous les protagonistes de cette histoire survivront, même Mops, déportée à Ravensbrück.