Léon Werth, d’origine juive, historien de formation, écrivain anticonformiste, journaliste de gauche, ancien combattant de la Grande Guerre devenu farouchement pacifiste, ne pouvait manquer de suivre attentivement l’actualité, et en particulier le développement de la guerre depuis l’invasion déclenchée le 10 mai 1940. Toutefois, il reconnaît que le lundi 10 juin, il n’a pas encore pris la mesure des événements, malgré la vague de départs qu’il observe dans son quartier de Paris, le 6ème arrondissement. Il pense : « Paris, c’est Paris, et il n’est pas possible que les Allemands y entrent ». Et quand il se décide, le lendemain, à céder à d’amicales pressions, il se met en route comme s’il s’agissait d’un départ banal pour son lieu de vacances, Saint-Amour (Jura).
Une sorte de départ en vacances ordinaire, avec l’espoir d’arriver dans la journée à Saint-Amour
« Mon fils a quitté Paris quelques heures avant nous. Il a quinze ans et il est parti en voiture avec deux amis […] dont l’aîné n’a pas dix-huit ans. Pendant plus d’un mois […] nous ne saurons rien d’eux ». « Nous partons le 11 juin à neuf heures du matin. Nous pensons, sans nous presser, arriver vers cinq heures de l’après-midi ». Du côté de Thiais (Essonne), il fait le plein d’essence. Sa Bugatti 3 L de 1932 est gourmande en carburant ! La femme qui le sert à la station-service lui annonce que La Russie est entrée en guerre contre l’Allemagne. Et Werth la croit ! « Une telle nouvelle, nous en avions tant besoin ! ». Du reste, le même bobard, il le retrouvera encore le soir à Auvernaux (Essonne), où sa femme et lui, ainsi qu’Andrée F. qu’ils emmènent avec eux, trouveront une chambre pour passer la nuit. La route est très encombrée, certes, et ils ont dû renoncer à suivre leur itinéraire habituel, mais ils ont réussi à parcourir 45 km tout de même (jour après jour, Werth fera lui-même le compte, toujours précis et exact, des kilomètres parcourus). Ils n’en couvriront pas autant les jours suivants.
Le mercredi 12 juin, ils reprennent la route à 4 h du matin, et il y a déjà beaucoup de monde. Bien vite, toute la caravane est bloquée en plein soleil. La foule ne manifeste « point encore de mauvaise humeur, ni même d’impatience […]. Elle croit céder à des nécessités militaires ». Le soir, n’ayant fait, en 15 h, que 16 km, Werth et les siens s’arrêtent à Milly-la-Forêt (Essonne). Plus une seule chambre d’hôtel, mais un épicier compatissant et désintéressé les reçoit aimablement chez lui.
Passer une nuit dans la voiture, pour une fois, soit !
Le jeudi 13 juin, les choses se gâtent. Les mécaniques trop sollicitées n’en peuvent plus, elles ne sont pas faites pour rouler en première : l’eau bout dans les radiateurs, les embrayages protestent. Pour laisser son véhicule se reposer, Werth se range sur le bas-côté, il regarde passer la caravane hétéroclite. « On croirait que la France est le pays du matelas, que le matelas est le bien le plus précieux du Français ». Les charrettes paysannes elles-mêmes, « tirées par des chevaux monumentaux […] sont chargées de literies ». Ils atteignent enfin, à la nuit, Puiseaux (Loiret), ayant fait ce jour-là 25 km. Aucune possibilité d’hébergement. C’est dans la voiture, garée au milieu des autres dans un champ de betteraves, qu’ils passent la nuit.
Vendredi 14 juin, 5 h du matin. Au village, Mme Werth fait trois heures de queue à la boulangerie pour en rapporter une livre de pain. Werth lui-même se procure à Puiseaux un paquet de tabac, mais a du mal ensuite à retrouver son champ de betteraves. Nouveau départ, nouveaux détournements par rapport à l’itinéraire prévu. Le soir tombe quand ils arrivent à Ladon (Loiret), n’ayant fait que 25 km. Là, Werth est irrésistiblement attiré par une calme route secondaire qui leur fait un peu rebrousser chemin, mais les fait sortir du tumultueux chaos. Inspiration providentielle, qui les mène à l’asile champêtre de Chapelon, où ils sont merveilleusement reçus par Abel Delaveau, un paysan plein de finesse, avec lequel ils se sentent immédiatement en sympathie et qui deviendra pour Léon Werth un véritable ami. « Je n’ai jamais connu esprit plus agile et s’accrochant mieux au monde ». La conversation dure jusqu’à minuit. Werth s’endort paisiblement. Tout danger semble loin. Mais à 2 h du matin, Delaveau vient le réveiller : le maire a reçu l’ordre d’évacuer le village. « On ne sait rien des Allemands sinon la conduite qui fut la leur ou que les journaux leur attribuèrent en Pologne ». Il faut partir, sans délai.
Panne et remorquage
L’aube du samedi 15 juin ne s’est pas encore levée que Werth est donc revenu à Ladon se réinsérer dans la file engluée des voitures. « Ces heures sont hors le temps habituel ». Seuls, quelques véhicules militaires doublent cette triste cohue, parmi lesquels des automobiles pleines d’officiers. « Nous sommes seulement un peu étonnés de voir dans ces autos militaires tant de femmes ». À 18 h, ils n’ont encore fait que 10 km. D’autres voitures se sont déjà rangées dans un pré. Werth y joint la leur, et ils passent ainsi la nuit sur des gerbes, sous la lune.
Le dimanche 16 juin, la voiture repart difficilement. L’essence va manquer. Après le passage éclair d’avions hostiles, Werth tente de se faire remorquer, contre une jolie somme, par l’attelage d’un paysan, mais la corde casse, et le paysan disparaît avec son attelage. Ce jour-là, ils n’auront fait que 4 km. Werth laisse ses deux passagères dans sa voiture immobilisée, enlisée sur le bas-côté, et s’endort dans un pré.
Lundi 17 juin, à l’aube, la voiture est prise en remorque par un charretier. Ce sont toujours 4 km de gagnés, mais il en reste autant pour arriver à Ouzouer-sur-Loire (Loiret). Ah ! La Loire ! « La Loire est maintenant le but idéal, fluvial et stratégique que l’âme collective de la caravane s’est assignée […]. C’est à croire que [tous ces gens] ont suivi les cours de l’École de Guerre ».
« Lâches, rendez-vous !
Alors qu’ils font une petite halte, et que les deux passagères se sont écartées pour se procurer nourriture ou boisson dans une maison isolée à proximité, des tirs de fusils-mitrailleurs éclatent. Les deux chevaux qui tirent la voiture s’emballent, se cabrent, et entraînent vertigineusement le véhicule jusqu’à ce que le conducteur emboutisse volontairement une auto à l’arrêt, et que la corde casse. C’est une colonne d’une trentaine de soldats allemands qui tire, prenant pour cible un groupe d’artilleurs français plus ou moins débandés et mêlés aux civils. Mais ces Allemands viennent du sud, et non du nord ! Werth et son groupe ont déjà été dépassés par l’avance ennemie ! Les civils français – on n’est jamais trop prudents – lèvent les bras. Il y a aussi un peu plus loin un petit groupe de soldats français. « Les femmes […] leur crient : « Rendez-vous… rendez-vous ». Bien inutilement, car eux aussi ont levé les bras, ils ne songent guère à résister ! Werth, on l’a dit, est un pacifiste. Pourtant, il commente : « Je n’estime pas beaucoup le courage militaire, mais j’ai eu honte. C’est la seule fois, je crois bien, de toute ma vie, où j’ai senti en moi une personnelle volonté militaire, l’envie de me battre ».
Les Allemands ont déjà emmené ce groupe de soldats français en captivité, lorsqu’une unité d’artillerie hippomobile française survient, en bon ordre et commandée par un officier. Ils sont immédiatement pris sous le feu des Allemands. L’histoire se répète. Les femmes crient. « La peur, une rage de peur […] leur souffle cette extraordinaire ellipse : « Lâches… lâches… rendez-vous…« ». Saint-Exupéry, qui était passé voir Werth pendant l’été 1940, commente ainsi cet incident dans Pilote de guerre (publié aux États-Unis en 1942, ch. XVI) : « Un de mes amis, Léon Werth, a entendu sur la route un mot immense, qu’il racontera dans un grand livre ».
Saint-Exupéry rapporte la chose à sa manière, en donnant d’ailleurs sur les circonstances un détail qui n’est pas dans le texte de Werth : « Un lieutenant d’artillerie […] tente de mettre en batterie une pièce de soixante-quinze sur laquelle tiraille l’ennemi ». L‘idée que Saint-Ex met en valeur, c’est que, dans cette situation : « La paix qui […] se mêle à la guerre, pourrit la guerre ». Et encore : « La paix qui vient n’est pas le fruit d’une décision prise par l’homme. Elle gagne sur place comme une lèpre ». C’est un constat sur l’impossibilité, au milieu de l’exode, de toute action militaire, qui, dans un tel enchevêtrement de soldats et de civils, apparaît saugrenue, dangereuse pour les civils et donc irresponsable. Du reste, les Allemands abandonnent la partie. Cependant, ce n’est pas là-dessus que Werth, lui, met l’accent, mais sur l’inversion des valeurs qui est en train de se produire dans l’opinion ou une partie de l’opinion : le courage devient lâcheté aux yeux de ceux qui préfèrent la défaite au risque. Les semaines de juin 40, mais aussi les années qui vont suivre, en fournissent ou en fourniront de multiples exemples.
Un asile chez « des gens à peu près inexplicables »
Là-dessus, la nuit arrive. Il n’y a rien d’autre à faire que d’essayer de prendre un peu de repos dans un bâtiment agricole inconfortable, jusqu’à l’aube du mardi 18 juin. Quelqu’un aide alors Werth à dégager sa voiture, toujours encastrée. Ils repartent, traversent Ouzouer-sur-Loire (Loiret). Mais la route de Gien est coupée. Ils apprennent du reste que le pont de cette ville a sauté. Peut-être trouvera-t-on un passeur pour traverser la Loire ? En attendant, ils cherchent un refuge dans une ancienne ferme transformée en résidence secondaire, à 500 mètres du fleuve. Werth l’appelle les Douciers, mais, de même que celui de sa propriétaire, Mme Soutreux, c’est un nom inventé, contrairement à celui d’Abel Delaveau, dont le narrateur a bien précisé qu’il lui donnait son nom véritable. Ici, il a ses raisons de n’en rien faire.
C’est que très vite, on s’aperçoit que « Mme Soutreux », avec son ton sucré et ses lèvres pincées, ainsi qu’une autre des personnes qui gravitent autour d’elle, « Mme Lerouchon », sur un mode plus expansif, « témoignaient de leur dévotion à l’Allemagne ». On les verra bientôt parler volubilement allemand, et même entre elles ! Deux soldats allemands surviennent, tout à fait pacifiquement, ils veulent de l’eau, la maîtresse des lieux leur apporte du vin. Puis en voici deux autres. Mme Soutreux « s’animait, elle était en état de jubilation ». Tout à coup, Werth « n’en croit pas ses yeux. Madame Soutreux revenait de la cave, et elle apportait deux verres et une bouteille de champagne. Et elle versa elle-même le vin dans les verres que lui tendaient les deux soldats ». « Pendant huit jours, nous avons vécu avec des gens dont quelques-uns nous paraissaient à peu près inexplicables ». La vraie « cinquième colonne » n’est peut-être pas, après tout, celle qu’on imaginait : parachutistes ou agents secrets facilitant la conquête du terrain, sur un mode militaire. Mais une complicité politique et idéologique, celle de cœurs déjà conquis.
En raison de la canonnade, qui brusquement reprend, les Allemands eux-mêmes entraînent les civils dans une maison moins exposée, où Werth et les siens restent deux jours avant de revenir chez la Soutreux, qui les accueille à nouveau volontiers et à qui ils s’efforcent eux-mêmes de faire bon visage, puisqu’ils dépendent entièrement de son bon vouloir.
Beaucoup de biens abandonnés gisent un peu partout. La grande occupation de beaucoup de gens, dont la Soutreux elle-même, est la « récupération en masse ». Ainsi, elle s’adjuge une cinquantaine de vélos, réquisitionnés sur leur route par des soldats allemands qui les ont laissés sur place. Elle ne songera pas à en proposer à trois soldats français évadés qui passent par là, ce sont les Werth qui y penseront pour elle, ce qu’elle ne leur pardonnera pas.
Retour provisoire auprès du bon Abel Delaveau, et achèvement de cette errance de 33 jours
Ainsi s’écoule une huitaine de jours, plus ou moins supportables en raison des « douches écossaises d’amabilité et de silence hostile » de la dame des lieux. Les paysans sont rentrés dans leurs fermes, pour la plupart. On trouve à nouveau du pain à trois kilomètres, à Dampierre. Les cloches des environs sonnent pour la signature de l’armistice. Werth dispose maintenant, grâce à l’amabilité de Mme Lerouchon, de quelques litres d’essence. Trop peu pour achever le voyage vers le Jura, assez pour échapper aux désagréments de la cohabitation forcée.
Peu après le 25 juin, les Werth refont donc en sens inverse les 40 km qui les séparent de Chapelon, et retournent avec la joie qu’on devine auprès d’Abel Delaveau, dont l’exode personnel n’a duré que deux jours. Les Allemands sont là, passant leur temps nus, au grand scandale des dames. À Ladon, ils ont fusillé 13 soldats français et 8 civils. En revanche, l’un d’eux, que Werth ne nomme jamais autrement que « le caporal colosse », lui apporte en secret avec une gentillesse inattendue autant de litres d’essence qu’il leur en faut pour gagner Saint-Amour, où ils arrivent enfin, au terme d’une étape facile de 320 km. « Nous avions quitté Paris le 11 juin. C’était le 13 juillet. Je retrouvais mon fils, la paix des champs, la terre et le ciel familiers ».
Léon WERTH (1878-1955), 33 Jours, éd. Viviane Hamy, 1992, 153 p. – Écrit pendant l’été 1940. – Werth était un ami de Saint-Exupéry. Celui-ci est passé à Saint-Amour, avant de quitter la France à l’automne 1940, et a emporté le manuscrit de 33 Jours, en vue de le publier aux États-Unis. Il fait allusion à ce récit dans Pilote de guerre, comme on l’a vu. Toujours est-il qu’il ne réussit pas à convaincre un éditeur américain. Et ce n’est qu’en 1992 que Viviane Hamy a retrouvé cette œuvre exceptionnelle et l’a fait enfin paraître. Je m’en veux d’avoir fait passer ce chef-d’œuvre sous la même toise que le tout venant des témoignages. Il n’a, en effet, pas été possible de rapporter ici toute la densité et la richesse des observations, des figures individuelles et des anecdotes, dont on n’a pu retenir que les plus significatives. Cependant, il aurait été inconcevable de ne pas faire une place à ce récit, de loin le meilleur témoignage sur l’exode proprement dit. – A Saint-Amour, tout au long de l’Occupation, Werth tiendra un précieux journal, publié sous le titre Déposition aux éd. Grasset (564 p., 1946), republié par V. Hamy (733 p., 1992).