Eugène Kurtz, jeune habitant de Nordhouse (Bas-Rhin) est un ouvrier chrétien, jociste et patriote, autant de raisons d’être très hostile au nazisme. Le 1er mai 1940, il participe, dans son village, avec les autres jeunes de la classe 1921 déclarés « bons pour le service », à la fête des conscrits : drapeaux, arbres décorés, chapeaux ornés de rubans, cortège dans les rues accompagné par un accordéon, bal, bombance, champagne aux frais du colonel qui commande le régiment occupant ce secteur de la ligne Maginot.
Qu’est-ce que le 10 mai change pour les habitants ? Les contrôles pour circuler sont renforcés. Les soldats portent en permanence leur équipement et leurs armes. Il y a quelques combats aériens. L’artillerie française tire sur l’autre rive du Rhin, mais les Allemands ne répliquent pas. Tout compte fait, peu de choses.
Une caricature de mobilisation
Mais ailleurs, les événements tournent mal. Les autorités militaires locales décrètent l’incorporation immédiate des conscrits de l’arrondissement d’Erstein. On leur donne l’ordre à la mi-juin de rejoindre Saint-Dié (Vosges) par leurs propres moyens, et les voici pleins d’enthousiasme qui prennent leurs bicyclettes et grimpent le col d’Urbeis (602 m) pour passer de l’autre côté des Vosges. Mais si la population lorraine les acclame, au bout de cette rude route de 80 km, en revanche on n’a rien prévu pour les accueillir. On leur distribue du pain et des bouteilles d’eau, la Croix-Rouge leur sert un café, et on les expédie par le train à Lure (Haute-Saône, à 110 km). Ce qui les déçoit le plus, c’est qu’on leur demande d’ôter leurs drapeaux du toit des wagons, pour des raisons de sécurité. « Notre moral en a pris un coup ».
À l’arrivée à Lure, c’est la désolation : la gare a été bombardée peu auparavant, il y a des dégâts aux installations, il y a aussi des morts et des blessés. Les tonneaux de vin d’un train de ravitaillement ont été éventrés : « Des soldats remplissaient leurs casques et buvaient avidement ». L’école où les conscrits devaient loger est partiellement détruite. Ils reçoivent l’ordre de reprendre les bicyclettes et de se rendre à Belfort, à 40 km. Ils sont presque arrivés lorsqu’à Châlonvillars, ils passent près d’un château qui héberge un état-major. « Nous nous sommes arrêtés au poste de garde pour demander à boire et à manger ». Trois généraux les somment de déguerpir, de peur d’attirer l’attention des avions ennemis, l’un d’eux les menaçant même de son revolver ! Ils sont outrés.
À Belfort, le soir du 21 juin, on les installe pour la nuit dans une sorte de halle, après une distribution de soupe, de sandwiches et d’eau. « Je n’arrivais pas à dormir et, vers minuit, j’ai entendu des bruits de chars, non loin de notre refuge ». Eugène va voir, avec un camarade. Effectivement, près de quatre gros chars, il y a des soldats, mais ils parlent allemand ! Les deux jeunes engagent avec eux la conversation (l’avantage d’être Alsacien), et ils apprennent ainsi que ceux-ci viennent de Dunkerque et vont couper la route du sud et de la Suisse aux Français de la ligne Maginot.
Un retour risqué au milieu du chaos militaire
Le matin du 22 juin, impossible se sortir de la ville, sauf en direction du nord. Les conscrits décident de rentrer chez eux, toujours à bicyclette. À moins de 10 km au nord de Belfort, à Roppe, « nous sommes tombés sur un convoi de camions militaires français, plus ou moins abandonnés […], chargés […] de boîtes de conserves […]. Les chemins étaient jonchés d’armes abandonnées : fusils, revolvers, quelques fusils mitrailleurs ». Certains jeunes gens imprudents se servent et emportent des armes légères. Un demi-kilomètre plus loin, des camions en travers de la route forment barrage. Ce sont des Français, bien armés, mais en grand désordre. Un side-car allemand surgit du bois, avec pour passager un officier qui donne au colonel français dix minutes pour se rendre. Celui-ci obtempère. Toute une troupe nombreuse, se rendre ainsi à deux soldats allemands ! « Lorsque les soldats [français] ont commencé à rendre leurs armes, nous sommes partis, indignés et déçus, vers l’Alsace ».
La route qui va de Belfort à Colmar coupe, un peu avant Cernay (Haut-Rhin), celle qui mène de Mulhouse à Masevaux, c’est le carrefour de Pont d’Aspach. Dans les fossés, des troupes françaises armées de mitrailleuses se préparent à livrer bataille aux Allemands qui viennent du nord, de Cernay, après avoir passé le Rhin. Sur la Doller, il y a là un important moulin. Les conscrits s’y réfugient, tandis que le combat fait rage. Eugène a l’heureuse idée de suggérer, à ses camarades qui se sont munis de revolvers, de les cacher dans les sacs de farine. Effectivement, les Allemands pénètrent dans le local et les alignent « le long d’un mur, les mains sur la tête […]. L’officier, hors de lui, nous a apostrophés comme des francs-tireurs en menaçant de nous fusiller. L’attaque française avait fait une dizaine de morts dans leurs rangs. Dehors le combat continuait […]. Les militaires allemands nous ont fouillés […]. Heureusement, ils n’ont rien trouvé ». Au bout d’une heure, les soldats français décrochent, les Allemands leur donnent la chasse, et les conscrits peuvent reprendre la route.
Dix kilomètres plus au nord, sur la grand-place de Cernay, un char français a été abandonné. Les Allemands s’en emparent, y peignent à la peinture blanche la croix qui est leur signe distinctif, recouvrant la cocarde tricolore, et l’utilisent immédiatement pour tirer « en direction du Vieil-Armand encore occupé par les forces françaises ». Incident : deux soldats de la Wehrmacht « ont cassé la vitrine d’une pâtisserie, à coups de fusil, pour voler du chocolat ». Un sous-officier les arrête, un capitaine les punit : « Vous n’êtes pas dans un pays ennemi, mais dans une partie du « Reich » allemand que nous sommes en train de libérer ». Le groupe des jeunes gens passe la nuit à Cernay, « dans un hangar, sur du foin ».
Le lendemain 23 juin, il ne leur reste plus qu’à rentrer dans leur village. De Cernay à Norhouse, il y a un peu plus de 100 km, qu’Eugène Kurtz parcourt sans encombre. « Le 25 juin une unité d’infanterie allemande occupait Nordhouse ».
En somme, un tour pour rien. Mais la guerre, pour Kurtz, n’a pas dit son dernier mot. Ce n’en était que l’anodin prélude.
Eugène KURTZ (1921-2006), La guerre malgré moi, éd. Coprur, 2003, 416 p., – Mai-juin 1940, p. 42-51. – Kurtz fuira l’Alsace annexée en août 1942, sera repris et détenu au camp de Schirmeck, puis enrôlé de force dans la Wehmacht, il participera aux combats autour de Leningrad, désertera en Estonie en septembre 1944 ; enfin, pris par les Russes, il évitera de peu l’exécution.