Le 10 mai 1940, à Charleroi, avenue Paul Pastur (quartier de Marcinelle), dans la famille Nicaise, il faut bien le dire, c’est le désarroi. Pas seulement à cause d’un premier raid sur la ville en fin de matinée, qui les force à se réfugier dans la cave à charbon. Mais parce que le père de Jean (professeur de son état) est à l’hôpital, atteint de tuberculose pulmonaire, en attente d’un départ pour un sanatorium, et que la mère, déjà mal préparée à s’occuper seule de leur petite entreprise (torréfaction et vente de café), habituée à ne rien décider sans son mari, ne sait que faire. « Libéré du pensionnat, j’avais trouvé Maman effondrée ». Le souvenir des exactions allemandes de 1914 la terrifie. Toutefois, dans l’après-midi, elle réagit, va « retirer ses économies » à la banque, envoie Jean jeter dans la Sambre le vieux Mauser rouillé, relique de la dernière guerre qui pourrait les compromettre, et décide de quitter la ville trop exposée pour se rendre dans leur résidence secondaire de Gerpinnes, à une quinzaine de kilomètres au sud.
Le 11 mai, ils s’y rendent donc, probablement par le « bus » de Philippeville. En effet, dans le garage, « la Chenard et Walker 1933, achetée d’occasion […] reposait sous une bâche […]. On n’avait pas renouvelé l’assurance. Je l’avais conduite depuis l’anniversaire de mes dix-huit ans, mais la batterie était à plat. Impossible de la faire démarrer. » Impossible ? On va voir. « Nous étions sans nouvelles de Papa. Le soir, à notre grande joie, il nous a fait l’énorme surprise d’arriver, traînant sa lourde valise, amaigri, un teint de cendres, le souffle court, exténué. »
« Alors commencèrent deux longues journées d’angoisse ». Les nouvelles sont mauvaises. Le gouvernement belge mobilise les étudiants sursitaires, en particulier ceux qui commencent des études de médecine humaine ou vétérinaire, et leur enjoint de gagner des centres de recrutement en France. Par chance, ce n’est pas le cas de Jean. Mais le père est partisan de partir au plus vite.
Un démarrage laborieux
Le 14 ou le 15 (le narrateur ne sait plus bien, et du reste, reconstituant cette période tardivement, il n’indique que rarement les dates), un voisin complaisant, « éleveur de poules et quelque peu mécanicien », fournit de l’essence aux Nicaise, et remmène Jean à Charleroi « dans une charrette tirée par sa haridelle », pour lui apprendre l’art difficile du démarrage à l’ancienne. Même après avoir nettoyé les bougies, impossible de lancer le moteur de la Chenard et Walker en se relayant à la manivelle. Mais la rue est en pente : Jean au volant, le voisin poussant l’engin, le moteur commence à tourner, juste « au moment que les sirènes d’alerte se mettent à hurler ». De saisissement, l’apprenti conducteur cale. Après une série d’échecs, et alors qu’il arrive en bas de la pente, il réussit enfin, et revient chercher la famille à Gerpinnes. « Mon glorieux retour est salué comme il se doit […]. On embarque immédiatement pour Marcinelle […]. En descendant vers Charleroi, nous croisons une file ininterrompue de véhicules de toutes sortes, chargés au maximum d’une foule d’objets hétéroclites. Et des pelotons de jeunes cyclistes obéissant à l’ordre récent » de gagner la France pour y endosser l’uniforme.
Ce soir-là, on prépare la voiture, en la chargeant de tout ce qui apparaît le plus utile (dont un sac de café, précieuse monnaie d’échange), sans oublier l’indispensable matelas sur le toit. Jean et ses passagers – son père, sa mère et sa jeune sœur – prennent la route dès l’aube du lendemain. Quel jour ? Probablement le 17, d’après la suite. Il fait beau. « Pour moi, l’angoisse des départs a vite cédé devant l’excitation de l’aventure. Papa n’est pas capable de conduire. Je suis au volant. Je me sens en vacances. » Jean est amoureux de cette France qu’il connaît mal. Et la perspective de « partir pour un long séjour en France, probablement jusqu’à la fin de la guerre me réjouissait, sans que j’ose en faire part à mes parents désespérés ». « Jusqu’à la fin de la guerre », voilà qui en dit long sur la conviction largement partagée qu’on recommence la guerre de 14-18 : une France coupée en deux par un front immobile, le Nord livré aux occupants, la vie « ordinaire » continuant vaille que vaille dans une large zone sud.
La perte de la foi sous le feu des stukas
Quelle direction prendre ? Celle de Beaumont paraît s’imposer. « Les Allemands venant de l’est, il nous paraissait plus logique de filer par l’ouest ». Ou, disons, au sud-ouest. Mais très vite, ils sont pris dans le flot de l’exode : « des chariots tirés par de forts percherons […], des vieillards gris de poussière, poussant qui une charrette à bras, qui […] une brouette ou un vélo surchargés de pauvres trésors ». À côté de Jean, « Papa s’assoupit de temps en temps, manifestement gagné par la fièvre. Sur le siège arrière, Maman et Jacqueline peuvent à peine remuer, bloquées entre valises et paquets ».
« La frontière franchie, sur la route d’Avesnes, soudain, des avions. Arrêt immédiat du cortège. Panique. On abandonne tout. On se jette au plus près dans les fossés […]. Quelques vieux hébétés sont laissés sur place, figés par l’épouvante. Mitraillade. La route est prise en enfilade […]. Tac-tac-tac-tac. Je veux prier, implorer le ciel […]. Et c’est alors que je me rends compte, brusquement, que j’ai perdu la foi. Dieu ne nous secourra pas. ». Bien entendu, il en est conscient, c’est l’aboutissement d’un lent cheminement intérieur. Mais la violence de l’événement a joué son rôle dans cette révélation.
Dans le cortège affolé terré dans les fossés, aucune victime. Visiblement, le but du raid était, à ce moment, de terroriser et non de tuer. « Pas la moindre trace de sang. Pas même d’impacts de balles sur les carrosseries ». La même parodie d’attaque se reproduit une nouvelle fois.
Hospitalités exemplaires, étapes mémorables
À La Capelle, le gros des fuyards file plein sud. Les Nicaise choisissent la route la moins encombrée, vers l’ouest, et parviennent à Saint-Quentin (Aisne, à 125 km de leur point de départ). La ville est déserte. Mais le Consul de Belgique est resté à son poste, et attribue à la famille une maison dont ses propriétaires, en fuyant, lui ont laissé les clés. « Nous nous jetons tout habillés sur un lit. » Nuit troublée par le bruit des engins blindés, et interrompue vers 5 heures par le Consul lui-même qui les presse de partir. Les troupes alliées en retraite ont déjà repassé la Somme et « les ponts vont sauter ! ». « Alors, pour la première fois de ma vie, je verrai mon père pleurer […]. On embarque immédiatement, sans se débarbouiller, raides de fatigue et de crasse, sans manger. »
On est vraisemblablement à l’aube du 18 mai, jour de l’entrée des Allemands à Saint-Quentin. « Sortis de la ville, direction sud-ouest, nous découvrons devant nous la route de Noyons incroyablement déserte. Nous filons à vive allure ». Les voici à Compiègne (Oise), déserte, livrée au pillage. Un inconnu leur tend « du pain, du jambon et deux bouteilles de vin ». De quoi les requinquer. Ils continuent vers l’ouest, par Clermont et Beauvais (Oise), en direction de Rouen, mais à Gournay-en-Bray (Seine Maritime), ils s’écartent de leur axe de marche, quittant la grande route pour trouver plus de tranquillité. Ce soir-là, ils goûteront le charme de Lyons-la-Forêt (Eure, 180 km depuis Saint-Quentin), où « Papa trouve l’école, se présente à l’instituteur : « Je suis professeur. Nous permettriez-vous d’étendre notre matelas dans une classe pour la nuit ? » » Confraternité professionnelle oblige, c’est dans sa propre maison que cette homme les reçoit. « Et ainsi, ces braves gens nous ont hébergés deux nuits et nous ont fait partager leur repas. » Cette halte d’une journée et demie permet au père (malade, ne l’oublions pas) de récupérer quelque force.
Quittant Lyons-la-Forêt en milieu d’après-midi (le 20 mai), le soir même ils arrivent sans encombre, par Évreux, Conches (Eure) et l’Aigle (Orne), à Sées (Orne, 170 km de Lyons-la-Forêt), s’écartant, là encore, de leur itinéraire. Cette fois, c’est un cheminot, syndicaliste et socialiste qui les reçoit très chaleureusement. Ils se souviendront d’« un cidre délicieusement frais et d’un choix de pousse-café distillé par le maître de maison : calvados et poiré, breuvages inconnus dans notre famille ». Leur hôte leur fait même visiter, à quelques kilomètres, une gentilhommière dont il a entrepris la restauration et dont il est justement fier. Encore une halte bienvenue d’une journée. Ou même deux peut-être.
De là, ils passent par Mayenne et Laval (Mayenne). Décidément le projet du père de gagner la Bretagne n’est plus au programme. La mémoire du narrateur est défaillante, mais en tout cas, la suite le prouve, ils ont décidé de continuer plein sud. « Je me souviens du terrible orage qui a mis momentanément fin à une longue série de journées sereines ; d’une nuit passée dans un presbytère où le curé avait mis deux couchages à notre disposition, un grand lit pour les femmes, avait-il précisé, et son matelas traîné dans une autre pièce pour les hommes. Mais Maman n’avait pas voulu quitter son mari, et j’avais partagé le matelas avec ma sœur à l’insu du brave ecclésiastique. »
Le séjour en pays occitan, étonnement et séduction
Toulouse (Haute-Garonne), Albi, Lacaune-les-Bains (Tarn). Combien de jours ? On ne sait. Combien de kilomètres depuis Sées ? Au moins 850, peut-être un peu plus. Fin de l’errance. Pourquoi Lacaune ? À cause des bois et de l’altitude qui assurent à cette modeste ville une fraîcheur appréciée des contrées alentour. C’est une petite station thermale, où les hébergements ne manquent pas, même s’ils ne sont pas bon marché. Les parents y rencontrent des compatriotes belges avec lesquels ils font des parties de whist.
On y trouve une célèbre fontaine du XVIe siècle dont le sujet n’est pas sans évoquer le Mannekenpis bruxellois, à ceci près que les pisseurs ici n’ont pas l’innocence de l’enfance, ce sont quatre gaillards aux organes érigés surdimensionnés. Il paraît que c’est pour célébrer les vertus diurétiques de l’eau minérale de l’endroit. Mais ce n’est pas sans troubler notre adolescent, qui prête aux dames du cru des pensées en rapport avec « les attributs virils des quatre incontinents de bronze », et cela, alors que « beaucoup de maris étaient prisonniers ». C’est justement le cas d’« une ravissante brunette qui n’avait pas les yeux dans sa poche [et qui lui] souriait, mutine ». Les choses en restent là, et heureusement, car le mari prisonnier s’est évadé d’un front-stalag de Champagne et reparaît inopinément. Et c’est finalement une autre, Charlette, « une belle fille d’origine italienne », qui accepte du jeune Jean quelques timides privautés. « Quand, au bout de deux ou trois semaines, Charlette m’annonça qu’elle partait […], j’en étais resté aux baisers et au quatrième bouton. »
Depuis la capitulation de leur roi, les Belges ne sont plus très bien vus de la population française. « La vie à Lacaune s’est cependant déroulée sans trop d’anicroches […]. Le ravitaillement ne posait aucun problème. Ou plutôt, il n’en posait qu’un. On ne trouvait pas de beurre. Les Lacaunais […] cuisinaient à l’huile […]. Mais, sans beurre, pas de bonnes tartines. » Et les « grosses miches pétries au levain [avaient] un goût suret ».
Les Nicaise se font à la vie locale. L’argent emporté de Belgique est épuisé, mais le gouvernement belge alloue une petite indemnité aux réfugiés. « Mon père allait régulièrement à Castres pour ses insufflations ». Le matin, Jean donne des leçons de latin et de grec aux enfants d’une famille liégeoise. L’après-midi, il participe « à la fenaison et à la moisson », en attendant le moment de reprendre le volant pour le retour, à la mi-août, par le chemin des écoliers, Agde, Sète, Nîmes, pour voir la Méditerranée ; de passer la ligne de démarcation à Moulins ; de traverser Vitry-le-François et Rethel en ruines ; et de retrouver la maison de Gerpinnes malheureusement pillée.
Jean Nicaise (1921-2016), La seule divinité raisonnable, APA 1341, 664 p. (édité sur Internet sous le titre Souvenirs d’un Carologérien, t 1, 1921-1948, 221 p.) Écrit entre 1990 et 2001. Mai-juin 1940, p. 148-168. Natif de Charleroi, c’est dans cette ville qu’il passera l’essentiel de sa vie, journaliste, professeur de lettres, puis chef d’établissement scolaire.