Ce n’était pas une sinécure que d’être le préfet de Metz en mai et juin 1940, même si l’on avait déjà derrière soi une belle carrière préfectorale : en effet, quand Charles Bourrat avait été nommé à ce poste, en mars 1939, il avait déjà été préfet à Dijon et à Alger. C’était aussi un homme de caractère et un patriote : fils d’un ancien député radical-socialiste des Pyrénées Orientales, républicain dans l’âme, ancien combattant de la guerre de 14-18, qu’il avait commencée comme sous-lieutenant, il est à présent lieutenant-colonel de réserve.
Son journal est peut-être rédigé après coup, mais il revit au présent les événements, jour par jour. Le jeudi 9 mai, le sous-préfet de Thionville l’avertit de l’invasion du Luxembourg par les Allemands. « Je téléphone immédiatement à l’état-major de la IIIe Armée. L’officier de service accueille avec scepticisme cette nouvelle. Rien d’officiel n’est encore venu, il faut attendre confirmation ! ». Attendre, on ne faisait que ça depuis huit mois, autant continuer… Le lendemain, Metz subit à l’aube son premier bombardement aérien. Le préfet part en auto pour Thionville. Stupéfaction, en approchant de ce qui est désormais le théâtre des opérations. « Dans le pré qui borde la route […], les soldats français jouent au football ». L’après-midi, c’est vers Audun-le-Tiche, ville frontière, qu’il se dirige en début d’après-midi, pour y organiser l’évacuation de la population par voie ferroviaire. Tout y est étrangement calme, malgré les combats qui se déroulent à Esch-sur-Alzette, d’où reviennent les blessés du groupe de reconnaissance divisionnaire (v. Soubiran).
Portrait de Charles Bourrat
(couverture du livre de son fils Jean-Guy Bourrat)
Des généraux décevants
Dans les jours qui suivent, Charles Bourrat rencontre plusieurs généraux dont les attitudes sont très contrastées : Freydenberg, à Bettange, vu le 13 et le 19 mai, est très calme et décidé à résister. Condé, chef de la IIIe Armée, vu à son QG de Gravelotte le 23 mai, est totalement défaitiste. À la stupéfaction du préfet, il laisse entendre qu’il ne tentera rien, alors qu’il bénéficie de l’appui des IV et Ve Armées plus à l’Est, et que ses forces sont encore intactes : « Je le savais, dit-il, et les événements, hélas, confirment mes prévisions […] C’est fini. Nous serons vaincus ». Le préfet ne laisse pas paraître son indignation, mais ici comme ailleurs dans son récit, on sent en lui, dans son commentaire, l’ancien combattant de la Grande Guerre : « Où sont nos poilus et nos chefs de 1914 ? Où sont nos camarades de l’autre guerre ? […] Hélas ! ce n’est plus l’armée française ! ». Bourrat fonce à Paris les 4 et 5 juin. Chautemps, vice-président du Conseil, me donne carte blanche, ce qui est une manière de se défausser ! Paul Reynaud se dit « très préoccupé » (!). Sur la route du retour, « la campagne, sous le soleil de juin, est admirable et la nature contraste singulièrement avec l’état de nos cœurs et de notre esprit ».
Le 13 juin, Bourrat se rend au QG de Condé, « que je trouve en larmes. Il vient de recevoir la nouvelle de la mort de son gendre tué à l’ennemi ». Le général lui annonce que Metz ne sera pas défendue et qu’il lui laisse tous les pouvoirs qu’il détenait en matière d’ordre public. Joli cadeau, dont le préfet demande la confirmation écrite ! De son côté, le gouverneur militaire de Metz lui déclare : « Je n’ai pas de troupes et je n’ai qu’à me rendre ». À quoi le préfet réplique : « C’est une solution, mais c’est la seule à laquelle je ne songeais pas ! » Le 14, il constate : « La ligne Maginot ne tire pas ». Il téléphone au QG de la IIIe Armée. Son interlocuteur lui répond de Bourbonne-les-Bains ! Bourrat ironise : « 270 km au sud de Metz ! Décidément, l’auto a du bon ». D’autre part, « le Central téléphonique et télégraphique vient d’être démoli par le Génie ».
Éviter les imprudences et faire face aux trahisons
Que faire d’autre alors pour le préfet que d’aller s’installer à Delme, 35 km au sud de Metz, pour retrouver des possibilités de liaison ? Le 15, « sur la route de Metz à Delme, quel spectacle ! Les dépôts d’essence de l’armée, à Woippy, sont en flammes […]. Tout au long de la route, camions, autos, voitures hippomobiles, bicyclettes, piétons en nombre, soldats dépenaillés sans armes ; la plupart en chandail et en bras de chemise […]. Et ils sont joyeux. Ils nous crient ‟À Dijon, à Dijon !” ». Avant de rentrer à Delme, Bourrat se rend à Nancy, espérant en vain obtenir « des renseignements précis sur la situation. Sur la route […], nous rencontrons des soldats ivres, coiffés de chapeaux de femmes […]. Plus d’officiers. Que sont-ils devenus ? ». Du moins, Bourrat arrive-t-il à faire parvenir un message à un correspondant de Charente : « Ma famille me saura vivant le samedi 15 juin ». Le lendemain 16 juin, « un capitaine d’infanterie se présente. Il vient mettre Delme en état de défense. Deux mitrailleuses et vingt hommes constituent son armée ». Bourrat le persuade difficilement qu’il est inutile de tenter une opération qui n’aboutira qu’à faire massacrer la population.
Privé une nouvelle fois de liaison, le préfet rapatrie sa petite administration à Metz et s’y réinstalle. Heureuse inspiration : il empêche un caporal-chef du Génie de faire sauter les ponts de Metz, comme il en a reçu l’ordre absurde. Il brûle les archives qui peuvent compromettre certains habitants auprès du vainqueur. Le 17 juin, c’est un Capitaine venu réclamer véhémentement la réquisition d’« autocars nécessaires pour emmener trois cents hommes » (!) qu’il flanque à la porte… Les Allemands surviennent, hissent le drapeau à croix gammée sur l’Hôtel de Ville, mais curieusement, ce n’est que le mardi 18 qu’un major allemand « en tenue, gants blancs, croix de fer » lui annonce sèchement qu’il est « destitué comme préfet et fait prisonnier ». Évidemment, le préfet Bourrat proteste, ne relevant que du gouvernement français, et n’acceptant pas sa destitution. Le major se radoucit un peu au vu de ses décorations militaires, mais Bourrat et ses collaborateurs sont gardés à vue dans leurs bureaux. Une secrétaire dactylographe a l’heureuse initiative de se proposer pour aller aux provisions. Les geôliers n’étaient pas chargés de les nourrir !
Les limites du supportable sont atteintes un peu plus tard ce même 18 juin, lorsque « deux individus se présentent à la porte de mon appartement et me réclament impérieusement. Ils portent le brassard à croix gammée. Je reconnais, en ces deux personnages, deux agents de la police d’État de Metz […], hier encore sous mes ordres. M* a fait raser son crâne à l’allemande. Une vraie tête de brute. Il me déclare qu’il vient m’arrêter ». Excès de zèle singulier, puisqu’en somme, arrêté, il l’est déjà ! Bourrat furieux garde tout de même tout son ascendant sur ces sbires et les chasse. Par la fenêtre, il les voit monter dans sa propre Delage, conduite par son chauffeur, qui s’est mis lui aussi à la disposition des nouveaux maîtres. Le 26, le Landrat, le nouveau préfet allemand, vient prendre possession des lieux. « Le drapeau à croix gammée flotte sur la préfecture depuis ce matin ». Charles Bourrat n’est autorisé à quitter Metz que le 8 août. En décembre, il reconstituera la préfecture de la Moselle à… Montauban, afin de venir en aide aux Lorrains expulsés.
Charles BOURRAT (1884-1964), L’Agonie de Metz, pages d’histoire locale, 2 mai 1940-8 août 1940, éd. Le Lorrain, Metz, 1947, 31 pages, photos, texte cité dans cette édition (Republié dans Jean-Guy Bourrat, L’exode de la Lorraine, Muller éditions, 2006, pp. 77-115). Arrêté par la Gestapo le 9 juin 1944, il sera déporté comme « Prominent » (personnalité otage) aux camps de Neuengamme, Theresienstadt et Tinek, d’où il reviendra.