Dans un premier temps, la vie des habitants de Ravières (Yonne) a été peu affectée par l’offensive allemande de mai. Mais début juin, l’inquiétude gagne les esprits. Le passage du 332ème Régiment d’Infanterie y contribue. Il est certes très bien armé, notamment de canons antichars modernes de 37 mm. Mais on se rend compte que le personnel de cette unité, récemment constituée de bric et de broc, n’a pas encore été formé pour s’en servir. De plus, au moment de leur départ, « une colonne s’engage en direction de Châtillon [au nord-est] et, s’apercevant qu’elle fait fausse route, est obligée, pour prendre la direction de Nuits {localité proche, au sud-ouest], à un demi-tour laborieux des canons et de leurs véhicules tracteurs aux conducteurs inexpérimentés. » La défense de Ravières est assurée par des troupes coloniales qui installent leurs fusils mitrailleurs d’un modèle ancien de manière à balayer la route de Châtillon-sur-Seine, et la suite de l’histoire dit qu’ils « seront partis lorsque les Allemands arriveront […] par la route de Nuits ».
Ordre d’évacuation immédiate
« Vendredi 14 juin. Le flot presque ininterrompu des gens de l’est déferle par la route de Châtillon et traverse Ravières en direction de Nuits. » En début d’après-midi, le garde-champêtre bat le tambour, il annonce que « les jeunes gens de 16 ans et plus, et tous les hommes éventuellement mobilisables doivent être évacués immédiatement ». C’est aussitôt la panique générale, qui, au-delà des personnes mentionnées, touche également femmes, enfants et vieillards. « Certains se groupent et partent en vélo. D’autres prennent l’un des trains qui passent encore […]. D’autres se grouperont sur les camions de leurs employeurs ». Bien entendu, ceux qui disposent de véhicules personnels y entassent leurs biens les plus précieux, et prennent la route avec, sur le toit, des matelas qui « faciliteront le couchage » en même temps qu’ils « assurent une certaine protection contre les balles ». La famille d’Henri se sépare en trois groupes pour profiter des propositions de plusieurs familles amies, erreur qu’ils regretteront amèrement, n’ayant pendant longtemps aucune nouvelle les uns des autres.
Pour sa part, Henri est le passager du camion d’entreprise que conduit M. Nodin, le père d’une famille amie, dont le fils Raymond reçoit la consigne de prendre en mains la conduite intérieure familiale et de ne pas quitter d’une semelle le camion paternel. Lorsqu’il écrit, cinquante ans plus tard, Henri tente de reconstituer les sentiments mêlés qui l’habitaient. « Je conserve surtout le souvenir exaltant d’une aventure qui commence. C’est l’inconnu, l’imprévisible. Une épreuve, peut-être. Il faudra s’y révéler un homme. Et puis […] il va falloir mettre en pratique ces qualités de débrouillardise si prisées dans le scoutisme ». Ils partent très vite, dès 17 heures le 14 juin. Ce premier jour, ils parcourent 75 km environ, en traversant Avallon, puis Pontaubert, où « des chicanes solidement implantées [sont] défendues par des soldats convenablement armés et organisés ». Au crépuscule ils atteignent Dornecy (Nièvre). « Il y a là, ouvert et vide, un car qui semble abandonné », sur les sièges duquel ils passent « quatre ou cinq heures de somnolence ».
Soulagement et détente
Au petit matin du 15, on repart, de préférence par de petites routes moins encombrées, et de ce fait, « c’est à Cosne et non à la Charité que nous atteignons et franchissons la Loire. Chaque pont constitue en lui-même un goulot d’étranglement […]. Là, les choses sont singulièrement aggravées par le fait que la moitié du pont est occupée par un canon en batterie ». On met donc un certain temps avant de passer « sur l’autre rive… celle du salut ! […] On se sent mieux, car c’est là qu’ils seront stoppés et nous, les jeunes, pourrons participer à cette « armée de la Loire » qui les boutera hors de France». Le temps est splendide et, allant d’est en ouest, on n’a pas affaire, sauf à certains carrefours, aux encombrements des routes nord-sud. La vie est belle. Bien qu’on aperçoive de plus en plus souvent des voitures abandonnées au bord de la route, on est rassurés par l’abondante provision de bidons d’essence qu’on a pris soin d’emporter, et qui excite d’ailleurs la convoitise. Au soir, après une étape d’au moins 210 km, on parvient à Buzançais (Indre), où une fermière dont le mari est aux Armées offre avec beaucoup de gentillesse d’héberger la petite troupe pour la nuit dans son « chafaud » (grenier à foin) et d’abriter les véhicules dans sa cour.
Grâce à cette bonne hôtesse, le dimanche 16 juin commence sous les meilleurs auspices, c’est-à-dire par un bon café et un substantiel petit déjeuner. Hélas, le camion ne démarre pas. Raymond, qui est apprenti mécanicien, détecte la défaillance d’un joint de culasse. Mais il faut se procurer la pièce dans une petite ville voisine et la monter. Trop tard pour repartir le jour même, et puis on a trouvé un si bon gîte ! Toute la journée, on a entendu « des bruits de bombes, dans le lointain », et on a assisté au « défilé de la grande revue du peuple français ». Bref, « nous étions, pour quelques heures, redevenus spectateurs ».
La mauvaise nouvelle de l’armistice
Le lundi 17 juin, on repart enfin. L’objectif est d’atteindre un village de Vendée, où M. Nodin a un grand ami sur lequel il peut compter : ils se sont connus dans les chasseurs à pied pendant la guerre de 14-18, et sont même, ayant épousé deux sœurs, devenus beaux-frères. On y parviendra dans l’après-midi, ayant parcouru sans autre difficulté près de 280 km. Mais, « signe de mauvaise augure », on croise une unité bien équipée de l’Armée britannique, qui file vers le sud pour se rembarquer. Pire : alors qu’on est temporairement immobilisés, « un monsieur âgé écoute la radio près de sa fenêtre. Il se penche vers nous : « Le Maréchal Pétain a demandé l’armistice », nous dit-il consterné. C’est comme si le ciel nous était tombé sur la tête ! » Les uns pleurent, les autres manifestent leur soulagement. « Impossible d’y voir clair en de tels instants et au milieu de tant de sentiments contradictoires. On est assommés. C’est tout ».
À l’Anjourière, but du voyage, hameau de la commune de la Chapelle-Palluau (au nord-ouest du chef-lieu de la Vendée, la Roche-sur-Yon), c’est la joie. On était anxieusement attendus, la fermière s’exclame : « « y vivions pus ! » » On festoie : beurre en abondance, et vin maison. On s’installe aussi confortablement qu’on peut.
La bonne nouvelle de l’appel du 18 juin
« Mardi 18 juin. Un jour apparemment comme les autres ». Mais M. Nodin a apporté avec lui l’encombrant et précieux poste de T.S.F. On le branche. On réussit à capter Londres. « C’est ainsi que je puis dire avec une quasi-certitude, que nous avons entendu, le jour même, ce fameux appel du 18 juin. » Il sera d’ailleurs répété dans les jours suivants « et nous l’entendrons à plusieurs reprises ». On a du mal à retenir le nom de ce général jusque-là totalement inconnu.
Les vainqueurs et les vaincus
Les Allemands arrivent dans la région, mais le hameau est à l’écart. C’est le dimanche, en allant à la messe au bourg, qu’on les voit pour la première fois : « Des motards, des side-cars avec fusil-mitrailleur, des fantassins en camion ou vélo, des autos de modèle militaire ou civil [c’est-à-dire que certains sont des véhicules de réquisition], des engins blindés légers, quelques pièces tractées. Tout cela roule en bon ordre et sous le soleil. Les hommes chantent […], certains jouent de l’accordéon ». Dans les jours suivants, ce sont des colonnes de soldats français prisonniers qui passent. Et la population ressent l’amertume de l’humiliation.
Henri est catholique, mais marqué par l’école laïque, il est surpris par la société vendéenne, qui vit dans le souvenir encore très vif de Charrette et des colonnes infernales de 1793. Jusqu’à ce qu’on prenne le chemin du retour, en juillet, il découvre le travail de la terre peu mécanisé de ce pays de bocage. Il participe à la fenaison et à la moisson, il pioche la vigne qui, « sans piquets […], court librement sur le sol ».
Rentré à Ravières, on y découvre la tragédie du 15 juin, la collision de deux trains vers 17 h, suivie du bombardement aérien de leur enchevêtrement une demi-heure plus tard, puis les bombes lâchées dans les rues où se pressent les réfugiés, le combat sur le pont de la route de Nuits, où le colonel Jean de Bouglon a trouvé une mort héroïque. Au total, une trentaine de victimes, et pas mal de dégâts.
Henri BAILLY (1923-2011), Mémoires d’un Raviérois, autoédité, APA 342. Juin 40 : p. 222-255. Des années plus tard, il deviendra maire de sa commune (1958-1965) et conseiller général de l’Yonne (1970-1976).