La jeune femme que nous appellerons ici Hélène Gauthier était institutrice dans une commune de la région parisienne (située actuellement dans le Val-de-Marne). Comme d’autres écoles de Paris et de la banlieue, la sienne avait été « évacuée » dès la déclaration de guerre. Hélène se trouve donc installée avec trois collègues et une soixantaine d’enfants dans les dépendances du château de Salleneuve, dans la vallée du Loing, près de Montbouy (Loiret).
En mai, les échos de la guerre
Les lettres qu’elle écrit à sa sœur (elle-même institutrice « évacuée » dans le Maine-et-Loire) ne manifestent pas de grands changements de vie au cours du mois de mai 1940. Certes, depuis le 10 mai, la défense passive est devenue un peu plus sévère : Hélène rédige ses lettres à la lueur d’une bougie, voire d’une lampe électrique, pour éviter que la lumière ne filtre à travers les planches disjointes des volets. Les événements ne se manifestent que par leurs conséquences lointaines. « Il passe des réfugiés sans arrêt, dans des fourragères. Tous ces pauvres gens entassés sur leurs pauvres hardes, harassés de fatigue et sans repos depuis tant de jours. Les traits tirés […]. C’est triste au possible » (lettre du 27 mai). Ce ne sont encore que les évacués du Nord et de Belgique. Plus tard passera « le défilé incessant des voitures fuyant la capitale […], bondées, surchargées, dont l’arrière touche presque la route » (lettre du 11 juin).
Une quinzaine d’enfants supplémentaires arrive à la « colonie », mais sans le personnel et le matériel qu’il faudrait pour les recevoir. Une nouvelle recrue destinée à l’encadrement, « chaudement appuyée et recommandée par l’Inspecteur » (lettre du 31 mai), fait des manières, peu disposée à accepter l’inconfort de l’hébergement. Le maire, lui, montre peu d’empressement pour assurer la subsistance de ce petit monde qui, après tout, ne fait pas partie de ses administrés.
La pression de la guerre s’accentue. Hélène ne reçoit pas de nouvelles de son cher Maurice, qui est mobilisé dans une unité prise au piège de la Belgique. Elle ne sait pas encore qu’il aura réussi à s’embarquer à Dunkerque et à échapper à la captivité. Dans la nuit du 10 au 11 juin, de grosses explosions « ont fait trembler les vitres […]. Je n’ai pas eu peur du tout, sans fanfaronnade. On dirait que le danger me rend plus lucide et plus maître de moi que d’habitude » (lettre du 11 juin). Du sang froid, il faut en avoir pour accueillir un nouveau flot de réfugiés, parmi lesquels une femme enceinte dont l’accouchement est imminent, ce qui oblige Hélène à partir à la recherche d’une sage-femme (lettre du 13 juin).
Ordre d’évacuation immédiate
Dans la nuit du 14 au 15 juin, les événements se précipitent (nous les suivrons désormais dans le « récit d’exode » reconstitué en forme de journal au mois de juillet). À minuit et demi, arrive une collègue porteuse du message : « Ordre d’évacuer, par tous les moyens qui sont à votre disposition, les enfants de moins de treize ans » (4). La mention « par tous les moyens » masque mal l’impréparation des responsables. En somme, « débrouillez-vous ! ». Mais je ne suis pas moins perplexe devant la précision : « les enfants de moins de treize ans ». Et pourquoi pas les autres ? S’il y en a. On voit fleurir en Juin 40 ce genre de formules. Ailleurs, ce seraient, par exemple, les garçons de plus de 18 ans (pour qu’ils ne soient pas enrôlés ou faits prisonniers par les vainqueurs ?). Décréter, et le plus arbitrairement possible, donne l’apparence de l’autorité, sans doute.
Le 15 juin, donc, à 3 h du matin, Hélène enfourche une bicyclette et se rend à Montbouy, à 2 km, pour tenter en vain de recevoir les consignes du directeur qui a la responsabilité de l’ensemble des classes évacuées dans le secteur. De retour à Salleneuve, elle participe à l’entassement des enfants et des ballots sur deux charrettes. La première part, mais le charretier de la seconde les plaque, et c’est un novice qui doit conduire le deuxième attelage, au risque de verser dans le fossé. « Tout va de mal en pis […]. Cris et peur des enfants. Le cheval s’arrête et piaffe […]. Je lui caresse le museau et le cou, comme je l’ai vu faire […]. Je ne suis guère rassurée » (5). Un peu plus tard, une troisième charrette est « réquisitionnée » par une des institutrices.
Le convoi est tronçonné. Il a du mal à se reconstituer. On arrive à Châtillon-Coligny. Une camionnette est aussi de la partie, on ne sait trop d’où surgie, mais le jeune conducteur, d’ailleurs sans permis, a de gros problèmes avec l’huile : d’abord, le moteur en manque, puis il en met trop, et ça fume horriblement. Le directeur confie dix enfants à chaque adulte, avec mission de les conduire à Châteauroux. Voici Hélène et les siens à Adon (15 km de leur point de départ), mais la charrette qui contient le ravitaillement n’a pas suivi. Au moins, elle trouve un puits, les enfants auront de l’eau. « Avec un morceau de sucre, ce sera tout pour midi » (6).
Hasards et dangers de la route
À trois reprises, des avions ennemis attaquent, adultes et enfants s’aplatissent dans les bois. La première fois, « une bombe descend de l’avion. Une larme brune. Drôle d’effet ». La fois suivante, les avions mitraillent. Et souvent les charrettes sont bloquées. Convois militaires et ambulances ont la priorité. Chose vue : « Un mort sur la route. Le visage caché par une veste. Les mains cireuses » (7). Halte dans un bois pour se reposer un peu. Mais la responsable du groupe des institutrices a perdu son sang-froid, elle « braille », elle a les « yeux exorbités ». Elle s’affole, croit qu’un enfant manque, alors qu’il est simplement en train de dormir dans un coin.
La route de Gien, qui s’impose logiquement si on doit aller à Châteauroux, est un enfer, le groupe prend dans la nuit la décision de changer de direction et d’aller tenter sa chance à Briare. Ils prennent donc un chemin de traverse pour aller rejoindre la Nationale 7. Et ils font halte ils ne savent trop où, dans la nuit. Combien de kilomètres ont-ils faits ce premier jour ? Moins de 40, sans doute. Ce n’est pas si mal, moitié en charrette et moitié à pied, et en emmenant de jeunes enfants.
Dans le petit matin brumeux du dimanche 16 juin, on se réveille au milieu d’un champ. Le conducteur improvisé de la charrette attelle, on repart. Naturellement, c’est la pagaille : « Une femme a perdu son mari et le cherche » (8). Elle ne doit pas être la seule dans ce genre de situation. Hélène prend la bicyclette (un malcommode vélo d’homme) et va de l’avant essayer de faire la jonction avec le groupe qui les précède. Elle y parvient et, en récompense, profite de la camionnette. Des romanichelles quémandent et vendent leurs savons. C’est toute une affaire de s’en débarrasser.
À Briare (Loiret), on peut trouver du pain. Encore faut-il la protection d’un gendarme et se cacher pour en obtenir deux kilos, ce qui n’est pas trop pour une dizaine d’enfants. Une halte dans une ferme permet de s’installer pour se restaurer un peu.
Il ne suffit pas de passer le pont
Enfin, 7 ou 8 km après Briare, voici le pont qui mène sur l’autre rive, à Châtillon-sur-Loire (Loiret), « un joli pont suspendu, très long », qu’on passe au milieu des soldats qui sont en train de le miner. Il était temps. On respire. La route monte et les chevaux sont harassés. À Pierrefitte-ès-Bois (Loiret), 10 km après la Loire, « Tout est fermé. Plus de maire […]. Un commerçant seulement d’ouvert, démuni de tout ou presque, qui nous vend de la végétaline » (9). Avec deux grosses caisses de biscuits, don des soldats apitoyés, ce sera l’essentiel du ravitaillement des jours à venir. Un peu plus loin, sous la pluie, on fait étape dans un hangar plein de paille, au milieu des réfugiés. Au soir de la seconde journée de marche, on a fait une trentaine de kilomètres. Vers 22 ou 23 h, on entend sauter le pont de Châtillon. Dans la ferme voisine, ne parvenant pas à dormir, Hélène et une de ses collègues font du café, à 3 h. du matin, pour réchauffer leur petit monde.
Mauvaise nuit. À 5 h du matin, le lundi 17 juin, on se remet en route. Il fait froid. On change de département, on quitte le Loiret. Vailly-sur-Sauldre est dans le Cher. Les enfants sont descendus des charrettes pour alléger la charge des chevaux. Mais le groupe d’Hélène perd de vue la charrette qui les précède et prend au jugé, en file indienne, la route encombrée de Vierzon. « Bruit épouvantable, métallique, des chars, tanks, canons qui passent à côté de nous […]. Trains des équipages avec tous leurs chevaux piaffants. » Hélène se presse « de la tête à la queue de la colonne » (10), pour rassurer les enfants qui se faufilent dans ce tintamarre et cette cohue.
Merci, mon colonel !
À Villegenon (Cher), 5 km après Vailly, le groupe rejoint le gros du convoi, qui a déjà préparé leur hébergement à l’école du village. Tout irait bien, s’il n’y avait pas les signes inquiétants de l’arrivée imminente des Allemands : sur la place, des soldats brûlent des papiers (sans doute des archives). Hélène intrigue auprès d’un lieutenant-colonel, « grand, sec, yeux perçants, nez fin, grisonnant », pour obtenir le moyen d’évacuer d’urgence leurs 61 enfants. Miracle, il se laisse émouvoir : il leur alloue trois camions. Les institutrices déchargent en hâte les charrettes, pour hisser les bagages sur les véhicules. « Les soldats nous aident à tout caser. Tous sont charmants et souriants […]. Belle atmosphère de cordialité » (11). Désintéressés, avec ça : ils refusent toute récompense. Et en route ! « Il fait chaud, et nous mangeons de la poussière à défaut de pain […]. Je dors par moment, tant je suis fatiguée. »
Le convoi désormais motorisé arrive vite à la Chapelle-d’Angillon (Cher), qui n’est qu’à 16 km. Là, « murmure d’armistice, nous n’en croyons pas nos oreilles. Nous disons : « Encore un bobard ». Les enfants disent : « Chic, on va rentrer chez nous ! » – « Ne vous réjouissez pas trop, mes petits » », car, si les grands comprennent, les petits, « ne songeaient, eux, qu’à revoir leurs parents. C’est tellement naturel » (12).
Le retour
Le récit d’exode d’Hélène s’arrête ici. On sait, cependant, qu’ils sont arrivés le lendemain 18 juin à Châteauroux (Indre), 95 km plus loin. Ils y restent cinq jours. Sur les événements qui se sont passés dans cette ville – bombardement du 19 juin, arrivée des Allemands le 22 – Hélène ne dit rien. Le lundi 24, institutrices et enfants sont emmenés, en camions semble-t-il, vers le Nord et font étape le soir à Massay (Cher). Le lendemain soir mardi 25, ils sont de retour à Montbouy. La boucle est bouclée. À l’aller, 180 km, dont près de 90 dans les conditions inconfortables qu’on a vues. Au retour, par un itinéraire plus direct, et des moyens de transport meilleurs, 160 km.
Nous retrouvons Hélène le 5 juillet dans la région parisienne, où elle vient, visiblement, de rentrer enfin. Elle note dans son journal qu’elle doit se rendre à l’Hôtel de Ville de Paris, pour faire la preuve, devant son administration, qu’elle a accompli tout son devoir. La mode est en effet aux sanctions contre les « abandons de poste »… Et il est bon de veiller à ce qu’une collègue ne tire pas la couverture à elle, en s’attribuant tout le mérite du sauvetage des enfants au cours de ces journées difficiles.
Hélène G (1912-1981), Récit d’exode 14-17 juin 1940, suivi de Journal, 5-15 juillet 1940 [APA 2138] 24 p. – Complété par Lettres d’évacuation [APA 2138.10], 100 p. – « Hélène Gauthier » est un pseudonyme.