Tout ce qu’on sait de Georges Adrey, par la préface de Jean Dupâquier, c’est qu’il s’agit d’un ouvrier métallurgiste parisien, habitant et travaillant dans le 15ème arrondissement, militant syndical socialiste et pacifiste dans la lignée de Marcel Sembat (1862-1922). Sans doute n’est-il plus tout jeune, je lui donnerais volontiers un peu plus de cinquante ans. Son usine, la Radiomécanique, doit être au service de la Défense nationale, mais il n’y est pas comme « affecté spécial », contrairement à ses collègues maintenus dans leur emploi en tant que mobilisés ; sans doute non-mobilisable, il s’y trouve comme « requis civil ».
Le projet : repli de l’usine en train et en camion
Le récit commence le mardi 11 juin. À la Radiomécanique, la rumeur d’un repli du matériel et du personnel dans le Cantal se précise. Adrey fait prévenir sa femme, qui travaille à Uniprix, de préparer leurs bagages, car il compte qu’elle partira avec lui. « On démonte […] les machines avec une hâte fébrile ». On commence à charger un wagon. Et puis, contrordre : on laisse le matériel sur le wagon, mais on ne part pas, en tout cas, pas pour l’instant. Il rentre chez lui épuisé par sa journée.
Le matin du mercredi 12 juin, les ouvriers reprennent le travail de démontage commencé la veille, mais sans conviction, car ils pensent que le départ sera définitivement annulé. « Nous travaillons avec bonne humeur et moins de précipitation ». Cependant, après le déjeuner, ils se rendent compte que « plusieurs de nos camarades sont déjà partis, qui par la route, qui par voie ferrée, un nouvel ordre étant venu, entre temps, annuler le contrordre ». Et puis, à 16h30, un camion arrive, ainsi que les cadres dans leurs voitures particulières. « Les chefs fourrent dans leur voiture déjà encombrée de malles et de valises tout ce qu’ils peuvent encore y mettre. Quant au conducteur du camion, il s’affaire et aménage l’intérieur de son véhicule de façon à permettre aux gens de s’y asseoir plus ou moins confortablement ». Dans la hâte de partir, il n’est même pas question d’attendre ceux à qui on a donné rendez-vous à 20 h. Adrey pense, lui, à sa femme, et aux bagages qu’elle a préparés. Et puis, s’en aller pour un temps indéterminé « avec une paire de bleus sales et une paire de godasses en mauvais état […], sans linge de rechange et presque sans argent » ? Non, ce n’est pas possible. Un nouveau départ pourrait être organisé le lendemain matin. Il n’est pas le seul à le souhaiter. Il compte là-dessus.
Le départ effectif, en petit groupe, avec la voiture à bras
Le jeudi 13 juin, un groupe de neuf personnes, dont Adrey et sa femme, s’est rassemblé. Mais le temps passe, toujours pas de camion. On trompe l’attente en prenant un casse-croûte au bistrot du coin et en allant « voir à la gare des Gobelins s’il y a un train ». Non, évidemment. Alors partir à pied, avec tous ces bagages, est-ce envisageable ? Quelqu’un « propose de prendre la voiture à bras et de l’abandonner en cours de route dès que l’occasion s’en présentera, c’est-à-dire dès que nous trouverons un train, un camion militaire ou un [autre] moyen de locomotion […]. On met les bagages dans la voiture à bras, on les recouvre avec des rideaux et des sacs. ». Et par là-dessus, on hisse un collègue mutilé d’une jambe. Il est 15 h passées. Vite : direction la porte d’Italie, et, plus loin, Étampes, où on espère trouver un train. Sauf qu’on se trompe d’itinéraire, on se dirige trop à l’est, on passe par Orly, dont l’aérodrome a été bombardé. « Les nuages s’amoncellent et la pluie se met à tomber ». Le ciel s’est assombri, et le soir tombe. « Alors, comme nous nous trouvons devant le marché couvert d’Athis-Mons [Essonne], nous entrons, avec notre voiture, dans la halle et, après avoir pris un repas froid, nous passons la nuit « à la dure » sur les planches d’un étal de boucherie ». Nuit inconfortable : cris, pleurs, aboiements, et la lumière des lampes de poche qui vous balaie le visage. Depuis Paris, une vingtaine de kilomètres en quatre ou cinq heures, ce n’est pas si mal. Mais les Allemands, ce qu’ils craignent, même s’ils n’ont pas d’informations précises, vont entrer dans Paris le lendemain.
Vendredi 14 juin, le petit groupe se met en marche dès l’aube, difficilement, au milieu de la cohue. Ils traversent Juvisy-sur-Orge, Savigny-sur-Orge et Sainte-Geneviève-des-Bois (toujours dans l’Essonne). Les voici donc tout près de Montlhéry, où les Adrey ont mis leur fils Luc en pension. Aussi se détachent-ils du groupe pendant trois quarts d’heure pour aller s’enquérir de son sort. Ils apprennent que l’école a été évacuée à Angoulême, donc tout va bien. L’effet sur le moral de Mme Adrey est considérable : « ma femme qui, tout à l’heure, pouvait à peine marcher sent, à cette nouvelle, ses jambes et ses forces lui revenir ! ». En chemin, ils assistent à « un pillage en règle » de certains commerces ainsi que d’un dépôt de l’Intendance militaire. Naturellement, ils se servent aussi, mais raisonnablement, en se contentant de ce qui est nécessaire, alors que d’autres accaparent plus que de besoin. À Brétigny-sur-Orge, ils retrouvent fortuitement des collègues qui sont venus en vain au rendez-vous du mercredi 12 à 20 heures, mais qui ont profité d’un camion militaire qui doit aller jusqu’à Étampes, où les deux groupes se promettent de faire leur jonction. M. M. (le mutilé) est pris en charge par le camion et donne rendez-vous à sa femme à Étampes. Adrey et ses camarades continuent en traînant leur charrette « comme des galériens ». « Ce qui nous inquiète par-dessus tout, c’est que nous marchons sans savoir où nous allons ». Le soir, ils couchent dans un hangar vétuste et malpropre, sur du foin.
Le rendez-vous manqué d’Étampes
Samedi 15 juin. Le groupe repart, il côtoie la voie ferrée. À plusieurs reprises, ils subissent des bombardements de l’aviation ennemie : « nous sommes obligés […] de nous coucher à plat ventre dans les fossés ou sur l’herbe, ou bien encore de nous cacher dans les bois ». À Étampes, ils sont très impressionnés par les traces du bombardement de la veille : « De nombreuses maisons se sont effondrées […] ; d’autres n’ont eu que leurs toitures défoncées […]. Ce ne sont partout que des autos et des camions incendiés […]. Des cadavres d’animaux, la gueule en sang, effrayants à voir, gisent sur les trottoirs et la chaussée ». Il y a eu également beaucoup de pertes humaines (« par centaines », écrit-il). Là aussi ils assistent à des scènes de pillage, que la nécessité ne justifie pas toujours. On ne retrouve pas ceux qui sont venus en camion, et en particulier M. M. Sa femme pleure (elle ne retrouvera son mari que beaucoup plus tard). Pourtant, il faut repartir, et sans attendre. « Ma femme […] pleure également, parce qu’elle souffre atrocement des pieds ».
Le groupe se traîne. Vers Saclas, à une dizaine de kilomètres d’Étampes, ils sont tentés de faire halte, de passer la nuit près d’un bois, sur l’herbe. Ce serait bien inconfortable, et, de plus, dangereux, comme les en avertissent des soldats, car les Allemands ne sont plus loin. Il faut « déguerpir au plus vite. Mais fuir avec une voiture à bras surchargée n’est pas facile. Alors, sans plus tarder, après avoir pesé le pour et le contre, nous abandonnons notre véhicule derrière le bois avec le matériel, la boisson, les boîtes de conserve ». Ces biens, à peine abandonnés, sont pillés par des jeunes gens qui en profitent pour faire bruyamment la fête.
La dispersion du groupe : l’abandon de la voiturette et le choix de la brouette
Tout le monde repart, mais cette fois, le groupe se disperse. Tout se passe comme si c’était la charrette portant leurs biens à tous qui en faisait la cohésion. Bientôt, Adrey et sa femme sont seuls. Ils se délestent d’une partie de leurs bagages, et décident « de marcher toute la nuit soutenus seulement par un morceau de pain [et] une tablette de chocolat ». Mme Adrey est à bout de force, ils doivent de temps en temps s’allonger sur l’herbe, « enveloppés dans une étroite et mince couverture sous une pluie qui tombe sans arrêt et nous trempe jusqu’aux os ! ».
Ce qui s’est passé le dimanche 16 juin, Adrey n’en dit quasiment rien. Pourtant, on aimerait bien savoir comment s’est achevée la nuit et comment ils ont trouvé la force de faire ce jour-là une cinquantaine de kilomètres, ce qui, compte tenu de leur état, et notamment de celui de Mme Adrey, est à la limite du vraisemblable. Peut-être Adrey lui-même, quand il a rédigé, certainement peu de temps après l’événement, ce récit bien ordonné, dont chaque chapitre est consacré à une journée, n’a-t-il pas réussi à reconstituer ce qu’ils ont vécu pendant ce fameux dimanche. Toujours est-il que le récit reprend seulement lorsque « le ventre pour ainsi dire vide, exténués, fourbus, nous arrivons à Fleury-les-Aubrais [banlieue nord d’Orléans, Loiret], vers 18 heures ». Il faisait encore grand jour. Aussi a-t-on un peu de peine à raccorder ce passage avec un autre, un peu plus loin : « Un sous-officier nous avait prévenus, sur la route d’Étampes à Orléans, que des parachutistes avaient atterris dans la région […]. Et nous croyons que lorsque nous avons traversé la nuit la forêt de Fleury et que nous nous sommes reposés quelques instants près d’un arbre, nous croyons que l’homme qui était à côté de nous était un de ces parachutistes-là ». Fantasme courant en juin 40, depuis que les journaux avaient parlé d’un lâcher de parachutistes (en uniformes) en Belgique et aux Pays-Bas, tout le monde s’imaginait facilement que tel ou tel homme (en civil) pouvait être un Allemand déguisé tombé du ciel.
Premier contact avec les Allemands à Orléans
C’est en tout cas en arrivant à Fleury qu’ils apprennent que les Allemands occupent Orléans. « Partout des casques défoncés ou écrabouillés, des fusils brisés, des baïonnettes tordues […], des uniformes déchirés, maculés, et des bouteilles de vin dont le contenu s’est répandu ou coule encore sur le sol. Une odeur de sang, de poudre et de vinasse ». En fait, le pont qui sépare Fleury d’Orléans est aux mains de soldats allemands armés de mitrailleuses. Peut-on passer ? Un soldat vert-de-gris opine de la tête. Voici donc Adrey et sa femme dans les lignes ennemies. La ville est déserte. Les autorités n’ont prévu aucun moyen de nourrir ceux qui surviennent, démunis de tout, ou de leur venir en aide. En revanche, près d’un camion militaire français, « des Allemands […], revolver au poing, distribuent des vivres aux réfugiés ». Un peu plus loin, Adrey remarque « nos prisonniers étendus, misérablement, sur le sol brûlant, comme du bétail ». Impossible de traverser la Loire, les Allemands canalisent la foule de l’exode vers l’amont du fleuve, sur la rive droite. Des maisons ont été ouvertes, mais sont déjà occupées. « Je dois me résoudre à coucher, avec d’autres réfugiés, autour d’une meule et me contenter, en guise de couverture, d’une épaisse couche de foin qui nous dissimule, ma femme et moi, des pieds à la tête. Toute la nuit, on a entendu le bruit de la canonnade ».
Au matin du lundi 17 juin, des réfugiés qui ont pu se loger dans une maison vide leur offrent le café. Ceux-ci vont continuer à partager leur sort et les aider dans les jours suivants. Adrey commente : « un des beaux côtés de cette guerre, c’est […] la solidarité entre les réfugiés. Le malheur rapproche les hommes et renverse les barrières sociales […]. Mais une ombre se mêle à ce tableau. Des réfugiés, par contre, usent sans gêne de la propriété d’autrui [et font] main basse sur ce qui n’est pas strictement nécessaire ». Pour sa part, Adrey « réquisitionne » une brouette pour ses bagages. Ils se mettent en route. Très vite, ils entrent dans un village (sans doute Chécy) qui offre un spectacle de désolation : voitures détruites, bagages abandonnés, chevaux « le ventre gonflé, la gueule en bouillie ». Mais voici que l’attention d’Adrey est « attirée par deux volumes luxueusement reliés, qui traînent sur la route, près d’un autocar renversé […]. En bibliophile impénitent, je les sauve du désastre et les range soigneusement dans la brouette ; ils suivront ma destinée ». Ce geste peint l’homme, et nous fait regretter de ne pas en savoir davantage sur lui et notamment son emploi à la Radiomécanique. Si c’est un simple ouvrier, alors il appartient par son instruction, voire sa culture à l’élite de la classe ouvrière, comme le prouve également l’écriture même de ce petit livre.
Au Pont-aux-Moines, le pont qui donne son nom au lieu a sauté. Une passerelle de fortune le remplace. Charrettes ou poussettes ne passent pas, mais la brouette y parvient assez bien. Les Adrey sont à nouveau dans les lignes françaises. Arrivés à la hauteur de Jargeau, ils parviennent à temps à passer enfin sur la rive gauche de la Loire par le pont que le Génie français a miné et qui sautera peu après.
Au-delà de la Loire
À Jargeau (Loiret), au sud du fleuve, nouveau spectacle de désolation : « des pierres et des gravats partout, des animaux morts encombrant la chaussée […]. De tout ce que nous avons vu, c’est ici le plus triste, le plus affreux. » Mais la foule des réfugiés est maintenant plus clairsemée. Peut-être sera-t-il plus facile de bénéficier d’un gîte, maintenant que la concurrence entre eux est moins forte ? « Entre Jargeau et Marcilly-en-Villette, nous trouvons une ferme que la propriétaire, heureusement, n’a pas encore évacuée. Nous lui demandons l’hospitalité […]. Très aimablement, elle met à notre disposition une pièce contenant un âtre, un lit, deux matelas et même une chaise-longue. » Les nouveaux amis qui les accompagnent « font rôtir un poulet et un lapin chapardés en route, cuire du macaroni et des épinards […]. C’est le premier repas chaud […] que nous faisons depuis que nous avons quitté Paris. ». Malheureusement, des soldats français les invitent fermement à quitter les lieux : les Allemands arrivent. Mais les Adrey sont exténués. Un peu plus loin, ils s’arrêtent pour de bon dans une ferme qui ne leur offre qu’une grange déjà bien encombrée d’hôtes de passage et du foin pour tout confort. Vont-ils enfin se reposer ? Non. De nouveaux cris d’alarme les chassent de ce gîte. Mais c’est pour aller juste un peu à l’écart sous une meule. Cette fois, c’est la pluie qui les en chasse. « Nous achevons cette nuit mouvementée dans une écurie où une rosse […] ne cesse de hennir. »
Mardi 18 juin, les voici à la Ferté Saint-Aubin (Loiret) où, merveille, on leur distribue du pain. Ils déjeunent sur le bord de la route. Mais ils doivent renoncer à atteindre Lamotte-Beuvron le soir même. « Ma femme qui est […] à l’extrême limite de la fatigue se traîne littéralement et met une demi-heure pour parcourir un kilomètre ». Ils ont soif. « J’ai les mains si endolories que j’ai du mal […] à tenir les brancards. » Pour la nuit, ils s’arrêtent de nouveau dans une ferme, sur « un lit de paille et de foin […] entouré de bouse ». De nouveau, on annonce l’arrivée imminente des Allemands dont les avions les survolent en rase-motte. Mais tant pis. « Partout, n’est-ce pas la même chose ? […] Et puis, si on ne peut rester nulle part […], pourquoi nous a-t-on fait quitter Paris ? ». Ils resteront là où ils ont trouvé ce précaire refuge, « réveillés toute la nuit par le vrombissement des moteurs, le crépitement de la fusillade, l’éclatement des obus et le bruit sec des bombes ».
Scènes de fraternisation : la guerre est-elle terminée ou non ?
Mercredi 19 juin. L’avantage d’être accueillis dans une ferme : on leur donne à boire pour leur petit déjeuner un litre de lait ! Adrey insiste pour reprendre la route, alors que sa femme a tellement besoin de repos qu’elle ne parvient plus à le suivre, malgré l’aide d’un bâton. Ils arrivent quand même enfin à proximité de Lamotte-Beuvron (Loir et cher), déjà occupé par les Allemands, dont on se demande bien par où ils sont passés, puisque, sur la route, on en les a pas vus. Peut-être ont-ils été parachutés (fantasme répandu comme on l’a déjà dit) ? En tout cas, des motocyclistes allemands maintenant passent en trombe, et à l’entrée de la localité, des arbres abattus forment un barrage. Mieux vaut ne pas insister et s’abriter dans la grange d’une propriété accueillante. « Vers onze heures, un gosse vient nous annoncer que la guerre est terminée. » Est-ce vrai ? En tout cas, « les motos et les side-cars qui passent devant nous sont montés par des soldats français et allemands fraternellement unis ». Les uns et les autres, « quand ils se croisent sur les routes, se regardent presque sans haine et échangent parfois des saluts de politesse ». Adrey est particulièrement sensible à de telles scènes qui, dit-il, le « rajeunissent ». Mais il y a encore des tirs, et une bombe fait quelques victimes sur la route. « Que se passe-t-il ? On n’y comprend plus rien ! »
Jeudi 20 juin. Un officier allemand a annoncé qu’il n’est pas encore question pour les réfugiés de rentrer chez eux. Les Adrey vont se ravitailler à la Motte-Beuvron, terme de leur équipée vers le sud (210 km de leur point de départ parisien). Deux fois, Adrey fait en vain la queue à une boulangerie. Sa femme, plus chanceuse, arrive à acheter quelques vivres (légumes secs, pâtes, etc.). Ils rentrent dans leur logement provisoire. « Vers 19 heures, alors que je me reposais dans la cour, une automitrailleuse allemande passe à toute vitesse sur la route et [se met], on ne sait pourquoi, à tirer dans notre direction ».
Vendredi 21 juin. Cette fois, Adrey, en y allant dès 5 h. du matin, arrive à se procurer du pain. Chose vue : « les Allemands ont dressé un chien crevé sur ses pattes et lui ont recouvert la tête d’un casque et d’un masque à gaz français. À côté du cadavre, ils ont placé bien en évidence et dans un but facile à comprendre, une bouteille de mousseux à moitié consommée ». Voilà qui est beaucoup moins sympathique que les scènes de fraternisation, et Adrey frémit sous l’outrage. Journée sans histoire. Dans la soirée, les bruits d’armistice semblent se confirmer. Cette fois, on se prépare à prendre le chemin du retour. Quelqu’un propose à Adrey un mulet pour porter ses bagages, mais à tout prendre, il préfère encore sa brouette.
Le retour, toujours avec la brouette
Samedi 22 juin. Départ vers le nord, dès 5 h. du matin, avec la bénédiction des occupants. « Les Allemands […] sont […] si prévenants, si aimables, si dépourvus de morgue que d’aucuns se demandent si leurs paroles et leur belles manières ne cachent pas un piège ». Quoi qu’il en soit, Adrey parvient à la Ferté Saint-Aubin (15 km de Lamotte) dès 8h30. Les prisonniers français y déblaient les rues. « Après la Ferté Saint-Aubin, la route est jalonnée, sur plusieurs kilomètres, de tombes fraîches […]. La lutte a été, là, très dure et très meurtrière […]. Nous arrivons à Orléans à 17 heures après avoir parcouru en une seule journée près de 35 kilomètres ». Ils sont à la hauteur de l’octroi lorsqu’un violent orage les oblige à chercher refuge dans ce local, où ils découvrent un canapé qui est le bienvenu pour passer là une nuit assez tranquille.
Dimanche 23 juin. Départ à 6 h. du matin, dans le brouillard. Ils retrouvent un de leurs compagnons du voyage de l’aller qui a été blessé à la jambe pendant un combat entre les Allemands et « des Sénégalais qui ne voulaient pas se rendre ». Puis ils passent sur un pont de chemin de fer sommairement réparé. À Fleury-les-Aubrais, un cadavre couvert d’un foulard, gît encore dans un fossé. Le temps reste exécrable. C’est sans doute un peu après Saint-Lyé-la-Forêt qu’ils passent la nuit dans un hangar en compagnie d’un jeune couple, avec lequel ils sympathisent. « La jeune femme nous apprend qu’elle a été mitraillée sur la route et que la frayeur lui a fait faire une fausse-couche ».
Lundi 24 juin. Il leur reste 43 km à parcourir – c’est Adrey qui l’a calculé –pour arriver à la gare d’Étampes. Cette journée se passe à peu près sans histoire. À Autruy-sur-Juine (Loiret), ils font à nouveau la queue pour avoir du pain. Le paysage est plat et monotone. Et voici qu’il pleut à verse, encore une fois. Leurs vêtements sont trempés. En passant à Saclas (Essonne), ils constatent sans étonnement que la voiture à bras qu’ils y ont laissée à l’aller s’est envolée. Les jeunes mariés rencontrés la veille sont toujours avec eux : ils passent la nuit tous les quatre dans une cabane de cantonnier.
Arrivée en train dans Paris désert
Mardi 25 juin. À la gare d’Étampes, l’heure de départ du train vers Paris est plusieurs fois reportée, mais qu’importe, maintenant qu’on est sûrs de pouvoir en prendre un. En attendant, on bavarde. Et c’est ainsi qu’on apprend que « heureusement, l’armistice vient d’être signé, les hostilités ont pris « officiellement » fin. La joie éclate maintenant dans tous les yeux ». Adrey abandonne devant la gare sa chère brouette, qu’il a poussée encore pendant plus de 100 km depuis Lamotte-Beuvron. Pour monter dans les wagons à bestiaux dont le train est formé, c’est une bousculade insensée – « l’égoïsme et la brutalité dans toute leur laideur ». Les Allemands ont beaucoup de mal à y mettre de l’ordre. Finalement, le train part, mais tard et bien lentement, et ce n’est qu’à 22h20 qu’il arrive à la gare d’Austerlitz. En raison du couvre-feu, les voyageurs ne peuvent sortir de la gare et sont obligés de dormir assis dans la salle d’attente.
Mercredi 26 juin. Dès la levée du couvre-feu, à 5 h., c’est la ruée sur le métro. « Que Paris est triste et désert ! » Bonheur de retrouver son chez soi. Mais pas de nouvelles de la famille, ni en particulier de leur fils. Pas de travail. Une partie des ouvriers est bien arrivée au lieu assigné dans le Cantal ; mais pas les machines, qui sont restées quelque part en chemin. Une vie à peu près normale tarde à se remettre en place.
Georges Adrey ( ?- ?), Journal d’un replié, 11 juin – 26 juin 1940, publié en novembre 1941, éd. R. Debresse, Paris, 105 p. Impossible de trouver sur l’auteur quelque renseignement biographique que ce soit, en dehors de la préface de l’ouvrage. Chez cet éditeur et à cette date, il ne peut s’agir que d’une publication conforme à l’esprit maréchaliste. L’évocation de l’exode sert de base à la critique, voire à la dénonciation des dirigeants qui, selon lui, sont responsables à la fois de l’entrée en guerre et du désordre dans lequel se trouve le pays. Mais les faits rapportés sont précis, cohérents et vraisemblables, de sorte que la validité du témoignage n’en semble pas fondamentalement affectée.