Oui, elle fait bien “crânement” face au risque et à l’horreur, avec son courage, son sang-froid et sa gouaille.
Son mari est certainement “aux armées” – « quelque part en France » comme elle dit, consciente d’employer une formule consacrée, parfaitement adaptée à l’incertitude générale ! – et sa fille de 11 ans est bien à l’abri chez un oncle et une tante à Vichy. Merce y est allée pour lui rendre visite, puis, le mardi 11 juin, mal informée de la situation par la radio, elle a pris le train de 12h45 pour Paris, en lui assurant, « promis, juré », qu’elle reviendrait en fin de semaine. Drôle d’idée, en somme, et qu’elle ne cessera de regretter. Du train, qui circule normalement, elle est étonnée par ce qu’elle voit : « vers Gien, la route qui […] longe la ligne montre à nos regards surpris une théorie sans fin de voitures croulant sous les literies ». Sans doute, ce sont encore, pense-t-elle, des réfugiés du Nord comme on en a vu passer beaucoup les semaines précédentes ? En fait, elle rentre dans la capitale à contre-courant de la fuite éperdue des Parisiens. Elle s’en rend compte en causant avec des gens qui attendent sur le quai de la gare de Corbeil-Essonnes, mais elle hésite à se joindre à eux dans l’espoir incertain d’un train vers le Sud.
Ce mardi soir 11 juin, « Gare de Lyon : le calme angoissant m’inquiète. Pas un train en partance, pas un voyageur dans les salles d’attente ni sur les quais ». Du reste, la police empêche désormais d’entrer dans la gare les candidats au départ. Toutefois, le métro marche. Merce passe comme prévu chez des amis, mais elle trouve porte close. « Le vent de folie a soufflé sur eux aussi ». Elle rentre enfin chez elle, dans une villa de Courbevoie. Et le lendemain matin, elle tente de retrouver ses collègues sur son lieu de travail, mais la plupart sont déjà partis. « Paris est lugubre, son silence nous écrase ; le canon tonne au loin. » À Courbevoie, aussi, « tout le monde part ». Tout le monde ? Pas tout-à-fait, en particulier pas sa mère. « Elle, elle reste, elle fait partie des résignés. Arrivera ce qui arrivera ».
Cependant, c’est sa mère elle-même qui, le matin du jeudi 13 juin, la supplie de partir, d’aller rejoindre sa fille. Mais comment, s’il n’y a pas de train ? À vélo, bien entendu. Merce emporte le strict minimum dans un sac de campeur : un change de linge, un châle de laine, un manteau, un imper, une boîte de lait Nestlé, un flacon de calva, une bouteille d’eau. Et puis, elle n’a pas manqué de se souvenir du conseil de son père : « Quoi qu’il arrive, si tu es obligée de partir précipitamment, prends toujours un couteau et une ficelle ». Elle s’en trouvera bien.
La voilà donc partie, le jeudi 13 juin, après un « baiser mouillé de larmes » à Mouisette, sa petite chatte, et un adieu ému à sa mère, elle-même en proie à la « crainte, sincèrement ancrée, de périr dans la ville bombardée ». Elle suit sa marche sur la carte Michelin : Ville d’Avray, Sèvres, Petit Clamart : elle avance moins vite qu’elle ne le souhaiterait, par manque d’entraînement, mais aussi à cause des embarras sur la route, et des détours fréquents. « Cette humanité aux abois qui fuit lamentablement […] remue en moi des sentiments contraires » : de la pitié, certes, mais aussi du mépris : « quelle lâcheté ! […] ces gens […] suent l’angoisse ». Chose vue, au milieu de la cohue : « une vache fatiguée, rompue, a renoncé […]. Obstinée, elle veut rester au milieu de la chaussée, entravant […] la marche du bétail humain, qui veut fuir, coûte que coûte ». Merce n’a rien emporté à manger, et d’ailleurs, elle n’a même pas faim. À 15h30, elle a dépassé Sceaux, Choisy-le-Roi, et s’octroie une halte d’une heure pour se reposer. « Devant mes yeux déjà grillés de soleil défile la longue théorie des pauvres gens à pied. » À 19h30, elle arrive à Chilly-Mazarin (Essonne), à 26 km de son point de départ, elle pensait y trouver un gîte, mais une « infecte fumée noire [qui] recouvre tout » l’en dissuade. Elle roule encore une heure. L’orage éclate. Elle s’écarte un peu de la route et se blottit contre une meule, s’enroule dans son imper et attache son vélo à son bras avec la ficelle. Heureuse idée ! Un inconnu essaie de le lui chaparder. Elle réagit : « « Eh là, attention, si l’on prend le vélo, on emballe la patronne ! » Mon ton goguenard […] a tout de même surpris l’amateur… Excuses bredouillées. Les pas s’éloignent ».
La mort d’un bébé
À l’aube du vendredi 14 juin, elle se rafraîchit le visage avec le peu d’eau que la pluie a déposé dans un creux de l’imper. Et, en route ! « Longjumeau, Linas, Montlhéry… ». Merce lie conversation avec une pauvre jeune femme d’Argenteuil en bleu de travail, qui a accouché il y a 17 jours, et qui fuit avec son nourrisson et un bébé de deux ans et demi sur le vélo qu’elle pousse. Merce lui donne « la boîte de Nestlé pour le grand ». Puis, elle s’avise de remplir sa bouteille d’eau, depuis longtemps vide. Près de là, une distillerie a été mise à sac, et « un complaisant pillard », sans trop lui demander son avis, lui complète sa bouteille… avec du cherry ! On lui offre aussi une biscotte. « Dans la foule, on dit qu’une jeune femme pleure et hurle. Un bébé est mort, de dix-sept jours… c’est la jeune femme de ce matin ! Aussi quelle folie de partir ainsi ! ». Maintenant autour de la jeune mère éplorée se pressent des infirmières. « Je n’ai pas de larmes, pas même de chagrin ou de pitié. Je me révolte. Pour qu’on l’aide, il a fallu que son enfant soit mort. Quel régime, quelle société ! ». La voici à Arpajon (Essonne), vers 16 h, Merce espérait y trouver un peu de nourriture, elle y renonce et repart. « Est-ce le jeûne enduré depuis deux jours : je me sens abrutie ». Elle n’a pas fait beaucoup de kilomètres ce jour-là, une vingtaine, peut-être. Miracle, un vieil homme et sa femme la font entrer chez eux : « un potage, de la salade, des fraises de leur jardin, un œuf ! Quel chaud et réconfortant accueil. Braves gens ». Et par-dessus le marché, « une bonne nuit dans un bon lit ».
Le samedi 15 juin, Merce ragaillardie quitte ses hôtes à 4 h du matin. Elle se sent bien, le temps est magnifique. La cohue des voitures et des charrettes est bloquée à un passage à niveau, que Merce franchit sans encombre. Elle atteint rapidement La Ferté Allais (Essonne). Une pauvre chienne à qui elle a donné un sucre s’attache à ses pas. Elle offre un peu de calva à un soldat épuisé. Un autre lui offre deux plaquettes de chocolat. « Dans le fossé de la route, je vois deux chevaux, l’un mort, déjà raidi, l’autre agonisant… Dieu que c’est triste ! ». Après Malesherbes (Loiret), elle décide de s’arrêter près du village de Roncevaux (Seine-et-Marne). Il y a un petit bois qui paraît accueillant. Mais le temps est chaud et lourd, l’orage éclate. Merce force le cadenas d’un hangar plein de foin sec. Un endroit merveilleux pour dormir. C’est aussi ce que pense un soldat qui a perdu son régiment et qui arrive à son tour. Il est sympathique et dialogue avec elle dans le noir. « Il maudit les gouvernants qui nous ont mis dans ce bourbier ». Merce est bien d’accord. « Tout à coup, en plein milieu de la nuit, bruit d’avions, et brusquement les mitrailleuses crépitent ». Ils sortent en hâte, pensant être plus en sécurité dans le petit bois. Puis un nouveau venu, un soldat lui aussi, vient s’installer, il fait partie d’une unité encore plus ou moins constituée, appartenant au 315e Régiment d’Artillerie légère, qui va prendre position sur la Loire, il conduit un camion de munitions. Nous saurons bientôt que ce grand diable s’appelle Maurice.
Dimanche 16 juin, Merce déjeune de ce que lui offre son premier compagnon : du saucisson et « le coup de rouge qui scelle l’amitié ». Quant à Maurice, il convainc Georges, l’autre conducteur, bien que ce ne soit pas très conforme au règlement, d’embarquer une passagère et sa monture. Mais c’est qu’il y a du risque ! Pensez : un camion chargé d’une demi-tonne de munitions ! Toutefois le danger, de toute façon, est partout. Et il y a bien des avantages : faire de la route sans se fatiguer, être assurée d’avoir de quoi manger et boire, « et puis surtout je ne serai plus seule ». Merce accepte donc et elle blague encore : au moment où d’autres désertent, elle, elle s’engage au 315e R.A.L. ! Le convoi passe à Puiseaux (Loiret). De contrordre en contrordre, il fait bien des détours. Halte vers midi : « quelques boîtes de pâté, de thon et une boule de pain. Ça fait peu, vraiment, pour des hommes qui peinent depuis des jours ». Mais Merce n’a décidément pas faim. À l’orée d’une forêt, où s’est produit un encombrement, des avions allemands surgissent, mitraillent. Tous se jettent dans les fossés, voire « jusqu’au cou dans les mares ». Tous, sauf Merce, qui se fait houspiller d’importance par ses camarades lorsqu’ils viennent reprendre leurs places. Leur camion, grâce au ciel, n’a pas été touché ! Elle n’ose pas le leur dire : ce n’est pas qu’elle joue les bravaches, tout simplement : « Je n’ai pas eu peur du tout ».
Le pont tragique
Voici enfin la Loire. Ce pont, ce doit être celui de Sully. Georges décide de tenter le tout pour le tout. « Ça y est, nous voici engagés sur le pont tragique ». Ils sont près d’atteindre l’autre rive, quand un avion allemand attaque, bombarde et mitraille. « Des autos civiles arrêtées à nos côtés sortent des cris inhumains, des appels, des clameurs de mort […]. Un éclat dans le pare-brise a bifurqué et décapité une malheureuse femme clouée au volant de sa voiture […]. Les bêtes affolées se dressent tragiquement sur leurs pattes de derrière […]. On voit nager des vieux […] dans un suprême instinct de conservation […]. Je suis atterrée, mes nerfs sont à bout, j’ai le cœur qui éclate ». Mais ils sont passés. Et les blagues du grand Maurice sont les bienvenues. Elle respire. Devant l’officier venu voir comment « la civile » a pris la chose, elle crâne : « Lieutenant, me voilà un vrai soldat, j’ai reçu le baptême du feu ». À la tombée de la nuit, ils s’arrêtent et cantonnent à Saint-Florent-le-Jeune (Loiret). Ils ont fait dans la journée au moins 80 km, sans doute beaucoup plus avec les détours. Dans la maison qui est affectée à Merce et à ses amis, parmi les civils qui habitent là ou qui y ont trouvé refuge, il y a une pauvre femme qui est devenue folle et qui « nous supplie de ne pas la tuer, elle nous prend pour des soldats allemands ». Merce s’endort comme une masse, après « une journée qui restera gravée à tout jamais dans mon souvenir ».
Lundi 17 juin. Après une nuit bien reposante, Merce essaye de se rendre utile, en préparant à manger, en aidant un prêtre qui organise un semblant de ravitaillement. Mais vers le soir, ses compagnons reçoivent des ordres de départ, et leur itinéraire risque de l’éloigner de son but à elle : Vichy. Elle les laisse donc partir de leur côté. Et, vers 20 h, elle reprend la route sur son vélo pour essayer de profiter du reste de jour, en partant en direction d’Aubigny. Seulement, « je n’ai plus de carte pour me guider ». Au bout de deux heures, elle avise une maison qui lui paraît abandonnée et y pénètre. Mais elle y trouve une pauvre femme de 75 ans qui a quitté son village, une trentaine de kilomètres plus au nord, et s’est réfugiée là. Les deux femmes se partagent ce gîte.
Mardi 18 juin. Merce quitte sa compagne, dont elle n’aura même pas vu le visage, et reprend la route. Mais voilà qu’elle s’en rend compte tout à coup : « Je roule à rebours depuis ce matin. Quelle guigne ! Je retournais à Sully-sur-Loire… Voilà quarante kilomètres inutiles dont je me serais bien passée ». Enfin, ayant retrouvé le bon chemin, elle arrive, affamée, « à Argent-sur-Sauldre, où quelques commerçants sont ouverts : ô bonheur, il y a même une boulangerie ! ». Toutefois, dans ce « pittoresque petit village […] s’amasse aujourd’hui une foule bohémienne, hirsute, hébétée ou hurlante, sale, paniquarde, pillarde et d’un égoïsme révoltant ». Merce est scandalisée par le vandalisme et le chapardage stupide auxquels elle tente en vain de s’opposer, et elle préfère repartir. Du reste, elle n’ira pas loin, et, cette fois encore, ce sont des soldats de la débâcle qui vont lui venir en aide. Ils débouchent d’un chemin de traverse, une centaine, débraillés, épuisés, sans équipement et même souvent sans uniforme, mais c’est encore, malgré tout, une unité constituée, « ce qui reste du 407e », sous le commandement d’un maréchal des logis qui prend Merce sous sa protection et vient cantonner d’autorité avec sa troupe dans la ferme voisine.
Séjour champêtre à la ferme
Cette ferme des Ribottets (nom retranscrit au féminin pluriel par la narratrice sous la forme plus poétique des « Ribottées »), Merce va donc s’y installer pour un moment. « Ferme riche, fermiers assez peu accueillants ; mais j’ai encore la chance de leur être sympathique, apparemment ». Merce se restaure convenablement, fait même un brin de toilette, et passe la nuit avec ses nouveaux compagnons sous un hangar, dans le bon « foin parfumé ».
Mercredi 19 juin. « Quelle douceur qu’un réveil dans une ferme de France, même en temps de guerre… » Merce en dresse un tableau idyllique, explicitement inspiré par George Sand, l’écrivain du pays berrichon. Elle achète à la fermière une volaille que le petit groupe de six soldats auquel elle s’est intégrée se propose de faire cuire « entre deux pierres, à la mode des Peaux-Rouges ». Mais le lieutenant, qui a rejoint sa troupe dans la nuit, donne brusquement l’ordre de partir, de se disperser, bref, de fuir. Les Allemands sont sur leurs talons. Il a dégotté une Citroën abandonnée, il prend avec lui « les plus fatigués, et… se sauve. Se sauve : le mot est juste, il n’y a pas eu d’ordre précis, simplement un genre de sauve-qui-peut, qui laisse les pauvres gars pantois ». En milieu de matinée, Merce reprend la route en compagnie de son petit groupe : avec son vélo, elle leur servira d’éclaireuse, puisque, eux, ils sont à pied. Les malheurs de la France leur serrent le cœur. Halte vers midi, pour manger l’immangeable poulet. « Tout à coup, dans un nuage de poussière et un bruit d’enfer, une moto arrive à toute vitesse, chevauchée par un cache-poussière vert-de-gris que surmonte un casque gris. » Ils sont tellement « interloqués » qu’ils ne comprennent pas tout de suite que c’est l’avant-garde des Allemands. Mais plus de doute, passent devant leurs yeux effarés autos blindées et chars à croix-gammée. « Nos cœurs se brisent, brusquement, lourdement ». Mais que faire d’autre que de continuer ? Même ce petit jeune auquel Merce propose les vêtements qu’elle a dans son sac, pour se déguiser en femme et se sauver, ne veut pas quitter le groupe. Finalement, les Allemands décident pour eux. Quand ils arrivent à Aubigny-sur-Nère (8 km de leur point de départ tout au plus), ils se rendent compte que les soldats sont faits prisonniers et les civils fermement invités à rebrousser chemin. Tout ce que peut encore faire Merce, c’est acheter une bouteille de mousseux pour trinquer quand même avec ses compagnons, « à l’amitié ! », avant leur capture. Ils sont parqués dans l’école transformée en camp provisoire.
Aux Ribottets, où elle retourne, Merce retrouve d’autres femmes dans la même situation qu’elle : Renée, une jeune femme mariée (22 ans), et sa mère (50 ans), venues de Moret-sur-Loing ; et deux sœurs également mariées, accompagnées de leurs deux garçons (16 et 18 ans), qui « ont abandonné leurs vieux parents sur le pont de Sully-sur-Loire, dans un triporteur qu’ils traînaient tous les quatre depuis Paris ». Certes, s’ils les ont laissés sur place, c’est à la demande instante de la vieille, mais contre la volonté du patriarche furieux. Merce s’interdit de les juger. Les trois jeunes femmes ont avec Merce un point commun : elles s’inquiètent de leurs maris mobilisés. Les fermiers les logent en maugréant dans leurs greniers. Mais la patronne offre en cachette à Merce, qui en est gênée, des extras (verre de café ou bol de soupe). La journée du lendemain 20 juin, on s’organise, toilette au ruisseau, cuisine et lessivage.
Le 21 juin, « à une heure du matin, grand branle-bas. On entend de lourdes voitures, des motos, des chevaux, des pétarades. » Les Allemands réquisitionnent les lieux. « Le fermier doit vider ses hangars des charrettes et des voitures qu’ils abritent afin d’y mettre les chevaux ». N’oublions pas, en effet, que l’armée allemande de 1940 comporte, de même que l’armée française, un certain nombre d’unités hippomobiles. Tout le monde tremble devant les intrus. Merce prend son courage à deux mains et descend plaider, auprès d’un officier qui parle français, la cause des évacuées qui obtiennent l’autorisation de restées installées dans leur foin. Au matin, elles assistent aux corvées et exercices des vainqueurs, qui mènent leurs chevaux boire au ruisseau, et s’y ébrouent eux-mêmes, font leur culture physique, jouent au football, tentent d’entrer en conversation. Un médecin militaire soigne les pieds aux plaies infectées de la vieille dame. Finalement, « ces soldats qu’on nous a annoncés brutaux, assassins, incendiaires » ne sont pas des monstres. Ils leur apportent du café, voire « une soupe à leur mode, où tout est mélangé, pain, viande, légumes […], repas chaud et réconfortant ». Les fermiers n’ont pas envers les réfugiés, en somme, des gestes aussi sympathiques. En revanche, les vainqueurs tiennent fermement à leurs convictions nazies. « Le mot de « communiste », que je prononce à plusieurs reprises, les surprend et les choque beaucoup ! » On ne sait pas à quel propos ce mot est venu sur les lèvres de Merce, mais nul doute que ce soit une indication sur ses propres convictions.
Dans la nuit du 21 au 22 juin, tintamarre à nouveau. « Les chevaux piaffent, les motos ronflent, les autos mugissent… Ils doivent partir », non sans laisser en cadeau à ces dames de charmants effets féminins pillés dans une automobile abandonnée… Fermiers et évacuées sont soulagés.
Retour à travers l’enfer
Au petit matin du 22, dès 5 heures, c’est vite décidé : Merce et Renée prennent la route du retour sur leurs bicyclettes. « Nous roulons dans le matin calme […]. Très peu de voitures encore […]. Comme le retour ressemble peu à l’aller ! ». Cette fois, c’est par Gien (Loiret) et non par Sully que, logiquement, elles vont passer la Loire. À leur arrivée en ville, une femme leur colle d’autorité du désinfectant sur un mouchoir qu’elle leur enjoint de garder sous le nez. « Dans les cours pleines de gravats […], nous entrevoyons de dérisoires cadavres carbonisés. Je suis glacée de terreur et de dégoût envers cette monstruosité qu’est la guerre aérienne ! » (voir le témoignage de René Armand dans La Revue des deux Mondes, avril 1943, « Le pont tragique de Gien« ) . Le pont a sauté, mais il y a un pont de bateaux. En s’y rendant, les deux femmes passent devant de petits amas de terre, tombes improvisées surmontées de fragiles signes d’identité, ici un chapeau, là un papier portant un prénom. Le fleuve passé, elles rejoignent la Nationale, la fameuse « route bleue ». « Sur les bas-côtés, des milliers et des milliers de voitures couchées, éventrées, tordues, brûlées ». Un peu plus loin, elles doivent se remettre sous le nez leurs mouchoirs imprégnés de désinfectant. « Des dizaines de chevaux, éclatés, verts, grouillants de mouches », et – pire encore – « des masses informes recouvertes de journaux, de papiers, de vieux draps, de couvertures, laissant apercevoir parfois un pied ou un bras ». Elles fondent en larmes et sont saisies de nausée en même temps, incapables de dire un mot. « C’est l’enfer ».
À Nogent-sur-Vernisson, les deux femmes assoiffées tirent le seau d’un puits, une eau si fraîche ! « Une femme arrive vers nous en courant… Allons bon, il y a un chien crevé au fond du puits ! Tant pis, c’est bu, c’est bu ». Elles ont fait près d’une cinquantaine de kilomètres depuis les Ribottets. Il y a là pas mal de maisons abandonnées. Elles en choisissent une, où se trouvent déjà deux femmes, pour y passer la nuit.
Dimanche 23 juin. « Nous avons couché à quatre dans un lit […]. Nous ne nous sommes ni déshabillées, ni débarbouillées, mais la fraîcheur matinale nous réveillera ». Il reste à Merce pour sa part environ 140 km à parcourir. La faim se fait sentir. Mais à Montargis, rien. Plus loin, une ferme : il y a du monde, elles attendent et paient pour un verre de lait. Heureusement, à Souppes-sur-Loing (Seine-et-Marne), « la municipalité a bien fait les choses », elle a organisé une distribution de repas chauds (pain, veau et haricots) auquel nos deux cyclistes font honneur, à califourchon sur un banc, bien qu’on ne soit encore qu’en milieu de matinée. Félicitations et remerciements à la ville de Souppes ! À l’entrée de Nemours (Seine-et-Marne), leurs itinéraires divergent. Renée invite Merce à la suivre chez elle à Moret-sur-Loing, d’où elle espère plus tard organiser le retour des siens laissés aux Ribottets. Merce est pressée de rentrer à Courbevoie et décline cette invitation. Adieux émus. Il y a encore un bon bout de route à faire. Merce avise un camion allemand qui emmène en captivité des soldats français. Le conducteur se laisse attendrir, il embarque la cycliste et son vélo, et lui offre même du chocolat et du café. Ce sera toujours 18 km de faits, et sans fatigue, mais on ne va pas plus loin qu’un carrefour de la forêt de Fontainebleau. « La forêt est pleine de gens […] portant des paquets, des valises, des enfants, souvent suivis de bêtes » qui attendent un improbable véhicule. Libre de ses mouvements, la cycliste roule, roule. Pendant un moment, c’est aux côtés d’un garçon sympathique dont elle a du mal à suivre la cadence. Après une halte à Corbeil, seule à nouveau, encore un coup de chance : une camionnette surchargée de passagers et remorquant un autre véhicule, accepte – pour 40 francs – de prendre en charge Merce et son vélo, jusqu’à Pantin, d’où elle n’aura plus trop de mal, malgré la fatigue, à regagner Courbevoie, passer embrasser sa mère, puis retrouver son foyer, où sagement l’attend sa petite chatte. « Mon lit est tel que je l’ai quitté il y a dix jours, et j’ai fait le tour du monde pendant ce peu de temps ».
« Merce », pseudo de Mercédès B. (née en 1908), Comme il faisait beau en juin 1940…, 32 p. [APA 998] – Écrit aussitôt après les événements. Elle commence le 7 juillet la rédaction de ce récit, explicitement rédigé à la fois comme un journal, dont chaque entrée correspond à une date, et comme une lettre à son mari et à sa fille, dont elle n’a pas encore de nouvelles. Le titre surprend. S’il a fait beau, ironiquement beau, au moment de l’offensive allemande du 10 mai, en revanche au moment de l’exode, en juin, il a pas mal plu, et Mercédès B. en témoigne elle-même.