Elle tenait une boulangerie-pâtisserie à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne). De ses quatre enfants, l’un, Maurice a été « arraché depuis le 16 avril à notre foyer », par « le devoir », précise-t-elle, donc probablement appelé au service. Le jeudi 13 juin, au matin, le second, « Michel, avec deux camarades, a quitté Choisy en direction de Laval, point de ralliement où nous devons nous retrouver ». Il utilise pour cela un moyen de transport qui n’est pas précisé, sans doute une bicyclette. Voilà pour les deux aînés. Restent Yvonne et Claude, les plus jeunes. Comment les mettre à l’abri ?
Une décision difficile
Certes, il n’y a pas d’ordre d’évacuation à proprement parler, et Paris a été déclaré ville ouverte, ce qui semble écarter le danger d’une bataille sur place, mais « de toutes parts, les conseils se font plus pressants : « envoyez vos enfants loin de ceux qui ont si mal agi dans le Nord et en Belgique » ». « Ah ! cette journée de luttes intérieures, de décisions sans cesse changées, qui pourra jamais en dépeindre la tragique détresse ? Et je prie mon Dieu plus que jamais. » Germaine est tourmentée. Les bons conseils du curé, qui cherche à la rassurer et à la dissuader de partir, n’y font rien. « J’ai peur pour ceux que je chéris, je crains pour les uns le camp de concentration, pour ma fille le manque de respect ». Une relation accepte d’emmener Yvonne et Claude en voiture à Tours, d’où ils pourront, espère-t-elle, gagner Laval par le train. C’est un saut dans l’inconnu : « il nous faudra rester des semaines, peut-être des mois sans nouvelles ».
Elle s’inquiète aussi pour son mari : « mon petit Robert, quoique dégagé de toute obligation militaire, n’a que 49 ans, il sera fait prisonnier sans doute […], lui si fatigué déjà par sa blessure ». D’ailleurs, à quoi sert de rester ? En fin d’après-midi, « plus d’électricité, comment assurer la fabrication du pain ? […] Une seule issue s’offre à nous : fermer puis partir vers nos petits, les retrouver, les protéger. » Ce qu’en pense Robert ? On ne le sait pas. C’est elle qui décide. Ils partent donc dans la nuit, à 22 heures, « brisés de chagrin ». Elle éprouve le sentiment de perdre, peut-être à jamais, « la maison où j’ai grandi, joyeuse, au sein des plus belles traditions d’honneur familial […], où mes quatre petits virent le jour et grandirent », et tant de souvenirs, photos, bibelots, et particulièrement l’image protectrice du Sacré-Cœur. « Adieu ou au revoir encore à ma petite église, refuge de toutes les heures sombres. »
Lenteur et fatigue
Dans la voiture, avec Germaine et son mari, il y a également « ma belle-mère âgée de 87 ans et deux amies », qui cherchent à gagner la région de Montargis. « Dans la nuit sombre, les voitures, bicyclettes, piétons s’enfuient vers je ne sais quelle sécurité imaginaire. » Pour sa part, Germaine affirme fuir non le danger, mais « l’oppression, de laquelle on nous a brossé le tableau si noir ». « Les voitures, mêlées aux convois militaires n’avancent pas ».
Le vendredi 14 à midi, on n’est encore qu’au Plessis-Chenet (Essonne) : on n’a fait que 26 km. On y rencontre un ami, resté là en panne depuis deux jours, et qu’on ne sait comment aider. « Nous descendons un instant pour manger sur le bord de la route un peu de pâté et boire de l’eau, car nous avons oublié d’emporter des provisions et il n’y a rien, absolument rien dans la région. » Après être passé à Milly, le petit groupe fait halte « à 20 heures […] dans la forêt près de Malesherbes, au milieu des canons, des convois militaires, ayant fait 66 km en 22 heures ». Ils dorment dans la voiture, en plein bois, s’attendant à se trouver d’un instant à l’autre au milieu des combats. La belle-mère épuisée se trouve mal, et personne pour la secourir.
Nuit du 14 au 15 juin. « Vers 2 heures du matin, un garde-mobile vient nous réveiller. » Il faut partir, vite. Quelques kilomètres plus loin, voici Malesherbes (Loiret). Tout ce qu’on y trouve, c’est un peu d’eau. Il fait encore nuit. Dès que le jour se lève, « à 4 heures du matin, au son du canon et du bruit infernal des convois militaires, nous nous dirigeons vers Montargis ». On prend la route de Puiseaux (Loiret) où l’on arrive vers 9 heures, juste à temps pour entendre le tambour de ville annoncer l’évacuation. Il s’agit toujours à ce moment pour Germaine et son mari d’acheminer les deux amies qui les accompagnent jusqu’à un village qui se trouve à plus de 60 km vers le sud-est. Mais la route est barrée. On ne sait ce que vont devenir dans la suite ces deux compagnes de voyage.
Des haltes amicales, à peine le temps de reprendre haleine
Toujours est-il que la famille se dirige maintenant plein ouest, vers Pithiviers, et de là vers Laas (Loiret, également), petit village où l’on connaît des fermiers. Ceux-ci peinent à les reconnaître, tellement ils sont épuisés. « Ils nous ouvrent leur maison très grande, nous prenons un café au lait, nous refaisons un peu notre toilette et la Providence nous permet de trouver de l’essence ». La famille voudrait bien dormir, mais on a le sentiment que l’armée ennemie n’est plus loin, et on repart vite. La route est d’ailleurs dégagée. Mais le conducteur doit s’arrêter un moment, vaincu par le sommeil. Ils arrivent à Orléans à 14 heures. Là aussi, on évacue. « Il faut traverser le pont de la Loire au milieu de milliers de voitures et cela demande trois heures ». À peine sont-ils sortis de la ville en direction du sud, « le signal de l’alerte retentit, mais en même temps les avions ennemis mitraillent et bombardent nos convois : il faut descendre de voiture, se jeter par terre […]. Pendant quelques minutes, c’est un bruit infernal, puis tout rentre dans l’ordre, nous sommes sains et saufs ». Mais la même chose se produit trois fois en une demi-heure. « Nous sommes au dernier degré de la fatigue, de la faim et du découragement ».
Heureusement, une nouvelle fois, ils savent qu’ils peuvent compter sur des amis : ceux-ci vivent à Saint-Viâtre (Loir et Cher), à une quarantaine de kilomètres. Mais les convois militaires les retardent, et ils devront s’arrêter pour la nuit dans un hameau où personne ne peut ou ne veut les loger. On consent seulement à leur faire un potage au lait et à faire cuire les œufs qu’ils ont emportés de Laas. Nouvelle nuit dans la voiture. « Toute la nuit, les avions ennemis passent au-dessus de nous, les convois de troupes se succèdent sans interruption. » Ils auront fait tout de même une bonne centaine de kilomètres ce jour-là, toujours vers le sud, en infléchissant un peu l’itinéraire vers l’ouest.
Ils repartent à 4 heures du matin, le dimanche 16 juin. « Nous arrivons à Saint-Viâtre vers 6 heures ». Leurs amis leur font chauffer du café au lait. Robert « s’écroule littéralement, brisé de chagrin et de fatigue ». Ils font une rapide toilette et achètent des provisions. Ils sont prêts à repartir, mais leurs amis insistent pour les garder toute la journée et la nuit suivante. Ils déjeunent dans le jardin, pouvant à peine croire à tant de paix et de bonheur. Complètement exténués, ils passent une merveilleuse nuit, dans un lit, pour la première fois depuis leur départ.
Changement de cap : plein ouest
Néanmoins, le lundi 17, ils reprennent la route dès 8 heures du matin, direction Romorantin (Loir-et-Cher), puis Villefranche-sur-Cher et Bourré (près de Montrichard, Loir-et-Cher), c’est-à-dire, désormais plein ouest. Saint-Viâtre aura marqué l’extrémité sud de l’équipée. Désormais, peut-on penser, il s’agit pour eux moins de fuir que de retrouver leurs enfants. Sur la route, un lieutenant leur affirme que l’armistice est signé, et qu’ils n’ont plus qu’à rentrer chez eux. « En ressentons-nous de la joie ou de la peine ? Il m’est impossible pour ma part d’analyser mes sentiments. Dans les heures tragiques que nous traversons, seule la minute qui passe nous appartient ». La fausseté de cette nouvelle éclate d’ailleurs très vite : on entend le bruit des combats violents sur la Loire. Malgré une nouvelle alerte, ils arrivent à Tours (Indre-et-Loire) à 14 heures. Mais « le cauchemar va-t-il se renouveler ? Sur le boulevard qui conduit au centre de la ville, un nouveau bombardement nous arrête : vite, il faut fuir vers les abris ». S’enquièrent-ils alors de leurs enfants ? Rien ne le dit, mais c’est probable, et sans doute ceux-ci sont-ils déjà repartis de Tours.
Aussitôt, en tout cas, il est à nouveau fortement question de se rendre au plus vite au point de rassemblement prévu, Laval. En ville, tout ferme, les habitants s’enfuient. Chance : « un garage distribue encore de l’essence : nous nous y précipitons et à notre grande satisfaction nous obtenons trente litres de ce précieux carburant ». À peine le temps de se restaurer un peu dans un café encore ouvert, « puis nous filons dans la direction du pont de Langeais pour traverser de nouveau la Loire en direction de Laval ». Évidemment, ils sont bien les seuls à passer de la rive gauche à la rive droite, puisque tout le monde au contraire cherche à fuir en direction du sud. Parvenus facilement à Bourgueil (Indre-et-Loire), au terme d’une étape singulièrement longue, ce jour-là, de 160 km, « nous descendons dans une auberge assez coquette où l’on accepte de nous servir un modeste repas composé d’œufs et de petits pois ». Il y a encore une chambre libre : elle sera pour la belle-mère. Germaine et son mari passeront encore la nuit dans la voiture. « Le pays semble calme, les habitants, pour la plupart, sont restés chez eux ».
Au bruit du canon
Mais non, vers minuit, dans la nuit du 17 au 18 juin, on commence à entendre le bruit du canon. « Vaincus par la fatigue et le découragement, nous nous refusons à entendre ; à 4 heures du matin cependant, le grondement se rapproche, toute la petite ville est debout : en hâte, les services publics déménagent et nous faisons comme eux ». Mais quelle direction prendre, quand on n’a aucune information sur les lieux du combat ? La route du nord, vers la Flèche, est encombrée par les convois militaires. Mieux vaut se diriger vers Saumur et Angers, c’est le conseil qu’on leur donne et qu’ils suivent, quittes à reprendre plus loin la route du nord vers Laval.
Ici, une page manque visiblement dans le récit. À la suivante, nous nous rendons compte qu’un événement imprévu et sans doute grave s’est produit, puisque Germaine parle d’une « souffrance atroce », elle se dit brisée « à la pensée de cette nouvelle séparation ». Elle s’adresse alors à Dieu lui-même : « Vous savez qu’une pensée de révolte a germé en mon âme, mais vous savez aussi que lorsque mes larmes ont coulé, j’avais prononcé le « Fiat » que vous exigiez ». De quelle séparation peut-il s’agir ? Peut-être de la mère de Robert (cependant, plus loin, à Varades, ils se félicitent de trouver deux chambres ; pour qui une seconde chambre, sinon pour la belle-mère ?). Peut-être d’Yvonne et Claude qu’ils ont sans doute manqués à Tours et qu’ils espéraient retrouver à Angers ? Nous ignorons et ignorerons ce qui s’est passé là. Retenons-en, pourtant, qu’ils subissent certainement à nouveau, comme nombre de familles, la loi d’une dislocation généralisée.
Plus loin, toujours plus loin
« L’évacuation d’Angers commençait, il fallait fuir encore ». Par bonheur, « à la sortie de la ville, nouvelle distribution d’essence : décidément, la Providence nous aide. » Là encore les Boivin se trouvent à contre-courant du flot des refugiés qui cherchent à gagner la Vendée. « Une route s’offre à nous, bien peu fréquentée, celle de Nantes ». Plus de convois militaires, seulement des soldats épuisés et débandés. « Il est clair que la France va abandonner la lutte, faute de moyens […]. Partout flotte le découragement, partout les yeux sont rougis de larmes. Notre France, que nous aimons tant, va-t-elle mourir ? »
Aux approches d’Ancenis (Loire atlantique), la route est coupée. En effet, à Nantes, leur explique un garde-mobile, « la population a triplé et les réfugiés couchent sur les trottoirs ». Ils retournent donc sur leurs pas, jusqu’à Varades (Loire atlantique), où ils s’arrêtent dans un café qui ne peut rien leur servir à manger. « Les provisions sont épuisées, [mais] un charcutier consent à nous vendre un peu de rillettes que nous [nous] partageons avec un peu de pain rassis qui nous reste. » Germaine semble avoir renoncé et s’en remettre purement et simplement à la Providence. « Mon pauvre petit Robert, amaigri, découragé, ne sait quelle décision prendre. Les soldats passent et repassent sans arrêt, les habitants mettent des barrages dans les rues. » Ils trouvent néanmoins deux chambres où, malgré le fracas des armes, « n’en pouvant plus, nous dormons ou plutôt essayons de dormir quelques heures ».
À l’aube, « je décide Robert à partir à Nantes par les petites routes […]. Nous voici mercredi 19 et nous avons l’impression que des siècles se sont passés depuis notre départ ». C’est la dernière phrase du texte. On ne sait pas s’ils atteignent Nantes ; on ne sait ni quand, ni où ils retrouveront leurs enfants, au terme de cette insensée et poignante épopée de près de 500 kilomètres.
Germaine BOIVIN (1902 ?-19..), Dédié à mes quatre enfants, en souvenir des heures cruelles de notre évacuation et des jours vécus sans eux, juin 1940, 25 p. [APA 275]. Manuscrit photocopié, feuilles volantes non paginées.