Anne JACQUES (une trentaine d’années), infirmière bénévole en gare de Tours
« “La scène représente un Centre d’Accueil, un jour de bombardement dans un pays vaincu […]. C’est à l’aube, il fait à peine clair. À gauche, un homme énorme et à demi-vêtu est étendu râlant sur une banquette […]. Au premier plan, un soldat assis, en uniforme, mais sans armes, immobile, tient la tête dans ses mains […]. Allant de l’un à l’autre, ricanante et courbée, une vieille folle […]. Comme éclairage, il y a de grandes raies de projecteurs qui traversent de temps en temps les vitres peintes en bleu, et comme bruit celui des tirs de la DCA […] mêlé à celui de maisons qui s’écroulent”. […] C’est si parfaitement horrible [que] j’ai envie d’applaudir ».
Tout Anne Jacques est dans un passage comme celui-là. Avec sa compassion profonde pour ce blessé râlant, ce soldat désarmé qui pleure, cette vieille folle offrant son dentier aux uns et aux autres ; mais en même temps avec un incroyable sang-froid, avec cette étonnante distanciation qui lui permet de se représenter ce qu’elle voit et ce qu’elle vit comme une scène de théâtre dont elle formule, sur un ton apparemment objectif, les didascalies. Le décor est celui d’une gare (celle de Tours, vraisemblablement). Mais comment est-elle arrivée là ?
Gare d’Austerlitz, gare de l’impossible
Le lundi 10 juin, elle a préparé l’évacuation des 90 petites orphelines de l’institution de banlieue où elle est professeur. Il lui a fallu, à pieds, se faufiler dans l’amas de voitures bloquées dans les rues aux abords de la gare d’Austerlitz. « Le hall est plein de monde. Les malles, les paquets, les valises sont traînés sur le sol et mêlés aux affaires des réfugiés du Nord ». Au premier coup d’œil, elle juge qu’elle n’arrivera jamais jusqu’au guichet où on vend encore des billets. Au culot, elle s’enquiert du bureau du chef de service, elle y court, et « parce que la vie est bouleversée, tout ce qui était facile est devenu impossible, tout est devenu possible de ce qui ne l’était pas ». D’ailleurs, elle tremble tellement qu’elle apitoie ce responsable, qui lui dit : « « Vous avez une lourde charge. » Je réponds : « Vous aussi. » Et cette main qui tremblait, il la serre ». Bref, il lui accorde la disposition d’un wagon. Elle revient avec ses petites protégées encadrées par deux religieuses. Le train se met en route, sans elle qui partira plus tard, et sans leurs bagages restés en tas sur le sol, « quatre-vingt-dix paquets mal ficelés, sans adresse, [qui] devront, je ne sais comment, suivre les enfants je ne sais où ».
Mais à présent, c’est la nuit, et des milliers de personnes sont couchées sur les quais, dans le hall et tout autour des grilles de la gare. Anne, qui est bien la seule à vouloir retourner vers la ville, a toutes les peines du monde à se frayer un chemin pour revenir, à pieds, à l’hôtel du Quartier Latin où elle loge. « C’est loin, mais quelle belle promenade ! Cette nuit de panique, quel beau Paris ! ». À l’aube, elle se remet en route. « Point de bagages. Un voile sur la tête, une cape, une croix rouge, le poids seulement de sa vie à soi, aujourd’hui, que c’est léger ! ». « Je prends un billet. La gare est vide. Je retrouve tous mes paquets : sur place. Et je les mets dans un fourgon », puis le train démarre !
Gare de T*, gare de la pitié
Ce mardi 11 juin donc, elle arrive à T*. (très probablement Tours), et elle y passera « cinq jours, à la gare, à l’infirmerie, au Centre d’Accueil, infirmière bénévole pour tant de pauvres gens ». Il est difficile de situer sur le calendrier tous les incidents auxquels elle assiste, toutes les occupations auxquelles elle se livre jusqu’à épuisement. Tout au plus y a-t-il de moins en moins de trains, de plus en plus de fracas et de verre pilé sur le sol. Ce qu’on remarque plutôt, c’est qu’il y a des scènes diurnes et, plus souvent, des scènes nocturnes : parce que ces courtes nuits de juin sont bien longues pour ceux qui ont besoin de secours, et que l’heure de chaque événement, quand le temps est « hors de ses gonds », c’est plus important que la date.
Ainsi, c’est par une nuit noire qu’elle va chercher, le deuxième jour, du pain dans un village voisin, avec deux soldats qu’elle perd sur le chemin du retour, en faisant un long détour, avec sa charge lourde et brûlante, pour ne pas être assaillie dès son arrivée par la foule affamée. C’est une nuit aussi qu’arrive un train de marchandises bondé de réfugiés, qu’on y a enfermés de l’extérieur, au grand scandale de notre infirmière : « Les employés craignent tellement de voir les trains se vider sur un quai déjà comble qu’ils n’ouvrent pas. Et on entend les gens qui frappent contre le wagon ». Elle parvient tout de même à leur distribuer un peu de lait. Et c’est encore une nuit, et dans la plus épaisse obscurité – parce qu’un employé de la gare a crié : « Alerte aux lumières ! » – qu’un infirmier verse le lait chaud dans les biberons et qu’Anne fait boire les bébés. « Et le bébé boit sans réclamer la lumière », ajoute-t-elle avec humour. La même nuit, « on m’amène un enfant perdu, je ne le vois pas mais je tiens sa main […]. Je sens à sa main qu’il a dans les dix ans […]. C’est un petit écolier en tablier noir, sauvé probablement d’une école, et qui porte encore serrés sous son bras, dans son petit cartable, tous ses trésors, ses livres […] : grammaire, calcul, vocabulaire, son ardoise […]. Il a sauvé ce qui faisait le sérieux de sa petite vie ». Des enfants qui ont perdu leur famille, et, ce qui est peut-être pire, des mères qui ont perdu leur enfant, il y en a sans cesse. Et ce bébé égaré dont la gourmette porte seulement un prénom, « Jean », indication bien insuffisante pour l’identifier !
Que ce soit en pleine nuit ou en plein jour, ou encore à cette heure de l’aube où « les gens sont plus blafards que jamais », c’est toujours la même misère. « Je commence à avoir l’habitude de soigner les pieds. Ces pieds des Français qui se sont sauvés en marchant ». Des pieds qui laissent des traces de sang sur le sol ; des ampoules comme des brûlures ; des chevilles aux enflures énormes. Au milieu d’une matinée, on amène un vieil homme qui vient d’avoir une attaque, il est « obèse, et je ne sais pas pourquoi il avait mis, pour se sauver, ses beaux habits […]. Il serait grotesque s’il n’était pas si pitoyable ». Un soir, arrivent une femme qui vient d’accoucher et son bébé, étendu sur la même civière. Une autre fois, « deux petites filles bien fatiguées. Huit ans, cinq ans ». Elles ne demandent qu’une chose, un endroit pour dormir. Sur une banquette en bois, elles s’enfoncent bientôt à poings fermés dans le sommeil, malgré le bruit des bombes. Et Anne n’a pas le cœur de les chasser, en dépit des ordres du major qui veut faire de la place pour les bébés. « Dieu ! que les enfants sont devenus sages ! On voit des enfants de treize ans servir de chef à une famille entière […]. Les femmes sont très bien, je peux le dire, j’en ai vu beaucoup et dans des heures où l’on se fait juger. Elles ne sont plus ni bavardes, ni nerveuses, ni faibles […]. Brave peuple ».
L’heure de vérité : égoïsmes et dévouements
Anne ne manque jamais de souligner le dévouement des personnes qui l’entourent et qui l’aident ; « c’est l’heure des initiatives » : il y a là des inconnus qui jouent les bons samaritains, des scouts, et puis il y a un planton. « Ce planton est un saint, je ne le savais pas, mais je le découvre d’heure en heure. Et lui non plus n’a pas l’air de le savoir. » Et justement, par sa présence et son comportement, il compense un peu le scandale de la femme qui abandonne sur place sa mère démente. « Le planton a adopté la folle. Il lui parle en paysan, comme il ferait à sa mère. Mais la fille est partie ».
Car des exemples d’égoïsme, il n’en manque pas non plus. Alors qu’on manque de pain pour les gens qui arrivent de Paris, après trente-six heures de train, Anne s’aperçoit que quelqu’un a mis de côté une « corbeille avec des croissants, des croissants bien dorés ». Et que voit-elle ? « Un officier qui prend un croissant, qui met du beurre dedans, qui referme le croissant et qui mange ». C’étaient donc les croissants que les officiers se réservaient ! Alors, elle n’y tient plus, elle ouvre la fenêtre et en distribue hâtivement le contenu aux affamés. Elle est choquée aussi que le principal abri soit, sous prétexte d’insalubrité, fermé à clés, alors qu’on cache à la foule l’existence d’un autre abri, réservé aux privilégiés.
L’heure de vérité : la force des convictions, la pureté du cœur
Anne Jacques est patriote. Elle admire les soldats qui reviennent d’Angleterre après avoir vécu Dunkerque et qui « ne veulent pas croire aux mauvaises nouvelles […]. Et moi je reprends courage, parce qu’ils sont là ». Et elle aime rire avec eux. « La peur est comme une bête méchante à qui il faut faire peur. Elle montre les dents, elle aboie ; mais elle est lâche ». Jusqu’à la fin elle pensera en entendant le canon : « Ah ! tirez, mes amis, défendez-vous ! ».
Elle est pieuse aussi. Du peu qu’elle fait, on oublie rarement de la remercier, et elle en rend grâce. « Je pense que, malgré tout, aujourd’hui, ma place est bonne […]. Lorsque rien n’a plus cours de ce qu’on nomme le monde, quand je n’ai plus à donner un verre d’eau, la charité toute pure […] a pris enfin la place que Dieu veut lui donner, la place du reste ». Et quelle joie de constater : « Enfin ! l’argent n’a plus cours […]. La vie est simple quand on en est là […]. Alors, il reste des hommes qui sont tous frères » ! « Moi, je vois Dieu dans les yeux des hommes. Et Dieu voit l’homme ».
Pieuse, mais pas bégueule. Elle lance étourdiment à un soldat malade qui revient de Dunkerque : « « Entrez vite, je n’ai rien à vous refuser ». Alors, il part d’un bon gros rire qui me ravigote, et je ris avec lui, parce que nous avons tous les deux la conscience tranquille ». Mieux encore. Après une nuit abominable, « il m’est arrivé une ridicule aventure : je me suis évanouie […] et je me suis retrouvée dans les bras du chef de gare. Depuis le temps que nous nous disputions, je lui devais bien ça. Ça nous a d’ailleurs tout à fait raccommodés ».
En revanche, dans le train sanitaire où elle trouve place enfin, le dimanche 16 juin, pour poursuivre sa route, elle est scandalisée par la conduite d’une infirmière. « Toute la journée, elle a flirté avec un officier et j’apprends que, cette nuit, ils se sont retrouvés dans son wagon. Cette nuit ! pendant que le soldat achevait de mourir, pendant que l’enfant blessé appelait sa mère […]. Ce qui m’attriste encore, c’est que le Routier les a vus. Ce garçon qui depuis quinze jours avait déjà perdu tant de ses illusions ! ».
Ce train sanitaire est une merveille dans le désastre. « Il y a un major, un officier pharmacien, une infirmière major, un secrétaire, un aumônier, des infirmières, des cuisinières […]. Les compartiments sont bien spécialisés : bureau du major, mess des officiers, secrétariat […], wagons à civières pour les blessés. Plus une salle de réunion et une chapelle […]. Tout est presque trop calme, trop propre au sortir de l’enfer d’où nous venons ». Mais alors, pourquoi ne l’a-t-on pas doté de plus de médicaments et de pansements ? Et que de souffrances, parmi les militaires blessés comme parmi les civils des villes détruites de la Somme et du Nord ! Le petit Claude a six ans et « un énorme pansement sur les deux yeux », qu’on décolle avec difficulté : « À la tempe un énorme trou (mais nous n’avons pas d’agrafes). Sur la tête, une grande plaie ». Il dit calmement : « Tirez pas fort ». Le docteur lui demande : « « Qu’est-ce que tu vois ? Et l’enfant répond : « J’vois des dames en blanc » ». Soulagement.
Gare de Bordeaux, gare de la consternation
Le soir du 18, dans une gare où on fait halte (on s’arrête à tout bout de champ), un cheminot annonce que le gouvernement demande l’armistice. Consternation. Mais on entend encore la canonnade et les bombes. Alors, c’est que la demande d’armistice a été rejetée ? On veut le croire encore. On franchit enfin la Gironde. À 5 heures du matin, le mercredi 19 juin, on est arrivés : « La gare de Bordeaux, cette nuit de défaite, est un invraisemblable mélange de civils, de soldats, de malades étendus sur les quais […]. Je suis de plus en plus fatiguée et de plus en plus triste ». Sur les marches d’un escalier où elle s’est assise, « chacun des passants me bouscule ».
Et pourtant… Elle se relèvera, car, elle l’avait déjà dit, un jour d’accablement à Tours : « J’aime la vie parce que, dans l’obscurité, on voit tout à coup une idée qui brille ».
Anne Jacques (?-?), Pitié pour les hommes – juin 1940 (Seuil, 1943, 93 p.), réédité dans Journal d’une Française, Seuil, 1946, 325 p. – 10-19 juin 1940 : p. 11-83. On ne sait presque rien sur l’auteur, en dehors du fait qu’elle est née à Nancy d’une famille mosellane ayant opté pour la France en 1871. Paul Flamand, directeur des éditions du Seuil, précise dans la préface de 1946, qu’il reproduit « sans ajouter ni omettre un seul mot » le journal de juin 1940 tel qu’il l’avait publié en 1943. Il ajoute : « Nous avons trouvé un journal griffonné […]. Parfois des pans de page restaient blancs […]. D’autres fois, on trouvait de longues méditations : jours de fête et de repos. Donc nous avons taillé dans ce récit que rien ne préparait à la publication. » Toutefois, ce qu’il dit là semble plutôt concerner le journal de la Libération, particulièrement au cours de la période allant du 27 novembre 1944 au 8 février 1945, dont on peut penser qu’il a été vraiment tenu au jour le jour. L’abondance même de celui de juin 1940 (73 pages pour dix jours, pendant lesquels le loisir d’écrire a dû cruellement manquer) ainsi que quelques anticipations au cours du récit excluent que nous ayons ici un journal proprement dit, il s’agit plutôt d’une reconstitution, dans les semaines qui ont suivi, de souvenirs encore tout frais.