Lettre de Claude Wilwerth à son petit-fils Alexandre :
Cher Alexandre,
Lorsque tu étais petit, tu m’as souvent demandé de te parler de la guerre de 1939-1945 que je n’ai que très partiellement connue puisque je suis né en 1937. Je voudrais dans la présente lettre évoquer un jour de la seconde guerre mondiale qui m’a particulièrement marqué ainsi que les mois qui ont suivi. Il s’agit du 10 mai 1940, le jour de l’invasion de la Belgique et de l’exode de nombreux Belges vers le Midi de la France.
J’ai toujours considéré que c’étaient mes plus lointains souvenirs. J’avais à ce moment trois ans. Ta grand-mère a souvent prétendu que cette réminiscence de la très petite enfance était impossible, que je n’avais durant ma vie conservé à l’esprit ces images tellement lointaines que parce que mes parents, ma mère principalement, me les avaient décrites à plusieurs reprises durant mon enfance et mon adolescence.
Le jour où tout a commencé
Je puis aujourd’hui encore décrire cette scène du 10 mai 1940. Je joue sur le gravier qui recouvre l’espace se trouvant entre notre maison et la rue qui longe la grand-place de Florenville [Luxembourg belge], juste derrière le monument aux morts de la première guerre. Ma mère, donc ton arrière-grand-mère, est à côté de moi, elle porte un tablier de couleur vichy bleu et blanc. Sur la rue, tout près de nous, il y a plusieurs personnes : certainement des proches voisins et d’autres habitants du quartier. Ces gens gesticulent et parlent très fort. Certains pleurent à chaudes larmes. Le petit garçon que j’étais, a probablement eu conscience de l’importance tout à fait inhabituelle de cette scène et de son potentiel exceptionnel d’émotions. Que dire d’autre ? Le ciel de cette matinée du 10 mai 1940 était merveilleusement bleu.
Et puis, il y a eu l’exode, le départ vers le sud de la France de la plupart des habitants de notre village. Il me faut donner quelques indications concernant les circonstances de notre départ. Il était d’abord quasi certain que les envahisseurs allemands passeraient dans notre région pour se diriger vers Sedan et Charleville, à travers les Ardennes françaises. On craignait le choc des deux armées adverses, les bombardements et les destructions causées par les tirs d’artillerie.
Mais la raison principale de ces départs massifs et précipités résidait dans une espèce de psychose collective causée par le souvenir des terribles exactions commises contre les populations belges par l’armée allemande durant la guerre de 1914-1918. On parlait alors de la “fureur teutonne”. Je pense au village de Rossignol (près de Florenville), sorte d’Oradour-sur-Glane de la première guerre mondiale dont la population entière de la localité fut massacrée. Durant mon enfance, ma mère a souvent évoqué la terreur que lui avait causée, lorsqu’elle était petite fille durant la Grande Guerre (elle était né en 1901), la vision à Arlon des terribles uhlans de la mort.
L’exode en autocar
Ma mère et moi nous sommes partis avec l’autocar “Les rapides de la Semois” conduit par notre proche voisin que j’appelais Monsieur Fernand et qui durant la bonne saison faisait visiter notre région, le pays gaumais, aux touristes qui en ces temps-là, étaient loin d’être aussi nombreux que de nos jours. Malgré la situation dantesque sur les routes de l’exode, Monsieur Fernand a acheminé sans encombre dans son car une quarantaine de personnes de notre village jusqu’aux rives de la Méditerranée. C’était un excellent chauffeur, adroit et débrouillard. Traverser la France ces jours-là était très loin d’être une mince affaire.
De cet extraordinaire périple, j’ai vraiment peu de souvenirs. J’ignore le jour exact du départ, probablement le 11 mai 1940, et la durée du voyage (trois, quatre jours ?). Quant aux passagers du car, j’en conserve un souvenir relativement précis. Mon père, mobilisé, devait nous rejoindre en moto plus tard et vivre avec nous, après son internement de trois mois au camp d’Agde.
De ce voyage jusque Fabrègues, situé dans le département de l’Hérault, tout près de Montpellier, il me reste aujourd’hui juste deux images enfouies dans ma mémoire, deux espèces de flashs. Le premier est la vision, le matin du départ de Florenville, de mon petit vélo bleu à trois roues resté devant notre maison. Le deuxième est le souvenir d’un immense local rempli d’une foule hétéroclite, certainement composée de réfugiés comme nous. Une dame portant un voile ou une collerette blanche, sans doute une religieuse, me tend un verre de lait. Lorsque plus tard, j’ai rapporté le souvenir de cette scène à ma mère, celle-ci m’a dit qu’il s’agissait du centre d’accueil pour réfugiés de la localité de Pont-Saint-Esprit dans le département du Gard, entre Montélimar et Orange. L’administration française avait établi de nombreux centres d’accueil sur les routes de l’exode.
Genre de vie et occupations d’un groupe d’exilés
Nous sommes restés à Fabrègues de la mi-mai jusqu’au début de septembre 1940. J’ai très peu de souvenirs de cette période. Je me rappelle néanmoins, mais d’une manière très imprécise, l’endroit où nous vivions. Je vois une sorte d’esplanade, de dégagement pas vraiment clos. Notre habitation se trouvait sur la partie gauche de cette espèce de grande cour entourée de bâtiments hétéroclites. Ma mère m’a dit qu’il s’agissait d’une ferme. L’adresse de ce lieu était : “Ancien cimetière, maison Peyronnard”.
Quelles étaient les préoccupations du petit groupe de réfugiés belges de Fabrègues ? La première préoccupation, presque une obsession, concernait “le retour au pays”. Quand allions-nous revoir la Belgique, Florenville, notre village ? Le retour était évidemment lié aux événements militaires et à la situation des voies de communications sur lesquelles les réfugiés belges du midi de la France avaient très peu d’informations. La deuxième préoccupation était de survivre sur le plan matériel, le mot “survivre” est peut-être exagéré. Le logement était sommaire dans les locaux vétustes de cette vieille ferme désaffectée et il fallait préparer la nourriture avec les produits du cru, c’est-à-dire du Midi de la France. C’était loin d’être évident pour des gens fortement attachés aux produits et aux coutumes du sud de la Province de Luxembourg.
Il faut ajouter qu’en ce temps-là le sentiment d’appartenance à la Belgique et à la Province de Luxembourg était bien plus fort qu’actuellement. La France était véritablement pour nous un pays très différent, étranger même, malgré la proximité de la frontière (Florenville se trouve situé quasi sur la frontière belgo-française). A cette époque, il n’y avait pas encore l’Union européenne, ni la mondialisation ni le cosmopolitisme comme maintenant à Bruxelles.
Les lieux et les gens
Comment les réfugiés passaient-ils leur temps à Fabrègues ? Il y avait les tâches traditionnelles du ménage : nettoyer les chambres, retaper les lits, faire les emplettes dans les quelques rares magasins d’alimentation du petit bourg, préparer les repas, faire la lessive, etc. Les distractions étaient rares et sommaires : les sempiternelles discussions sur le retour, les événements militaires et politiques, les relations pas toujours aisées avec les indigènes et leur drôle d’accent méridional. Il y avait aussi les promenades dans le village et dans les environs. Il y avait beaucoup de vignes, et les garrigues faisaient partie intégrante du paysage. Ce mot de “garrigue”, exotique pour un petit Belge, je le connais depuis ma plus tendre enfance, depuis Fabrègues.
Quatre noms de lieux sont restés, depuis ce temps lointain, comme enracinés au plus profond de ma mémoire : la chapelle et le mont Saint-Baudile, la petite rivière Coulazou, la plage de Palavas-les-flots et le chef-lieu du département de l’Hérault : la belle ville de Montpellier. Ces lieux étaient les principaux buts de nos promenades.
En ce qui concerne les gens de Fabrègues que nous avons fréquentés, j’ai le souvenir de trois noms : Monsieur Peyronnard, Madame Baissette et Paulette (sans nom de famille). M. Peyronnard était le propriétaire de la vieille ferme désaffectée qui avait été mise à notre disposition. Je crois savoir que nous avions des rapports difficiles avec lui. Ma mère m’a toujours dit que c’était “un vieux grincheux”. Je ne sais pas très bien pourquoi mais j’ai toujours comparé dans mon imagination la personnalité de Peyronnard à celle du vieux Dominici, célèbre meurtrier présumé d’une famille de touristes britanniques dans les années cinquante. Madame Baissette était une gentille dame qui, je crois, a beaucoup aidé mes parents et notre groupe de réfugiés, lors de notre installation et de notre séjour forcé dans le village. Quant à Paulette – j’ai toujours prononcé son nom avec l’accent du midi – c’était la jeune fille, très mignonne et même sauvageonne (un petit pruneau du Midi) qui inlassablement promenait dans les garrigues le “pôvre” petit réfugié belge esseulé que j’étais. Ah ! Que de fois, plus tard, ai-je rêvé de Pôlette de Fabrègues, rêves poétiques de l’adolescence avec d’agréables et naïves connotations sensuelles. La célèbre chanson « A Bicyclette » d’Yves Montand y est peut-être pour quelque chose.
L’image choc du retour : la châsse de Sainte Bernadette
Je ne me rappelle pratiquement rien du retour en Belgique. Ma mère et les autres membres du groupe ont curieusement très peu parlé de ce voyage du retour. Comme à l’aller, il s’est effectué avec l’autocar de monsieur Fernand.
Un seul événement marquant du voyage m’a été raconté par la suite. Il s’agit de l’étape de Nevers. Dans le guide vert Michelin, on peut lire, en ce qui concerne Nevers : “En 1866, Bernadette Soubirous, favorisée par les apparitions de Lourdes, entra au couvent de St-Gildard et y prit le voile l’année suivante. Son corps, exhumé intact à trois reprises, repose dans une châsse vitrée de la chapelle du couvent ; il fait l’objet de pèlerinages et de la vénération des fidèles.” Notre groupe de réfugiés a été se recueillir devant la châsse de Bernadette Soubirous. Pour ma mère, très chrétienne et très pratiquante, ce fut un moment considérable, un souvenir qu’elle conserva sa vie entière. Quant à moi, je fus surtout très impressionné parce que c’était la toute première fois que je voyais le corps d’une morte. Et, j’ai encore aujourd’hui cette vision devant les yeux.
Il y eut pourtant à Nevers une espèce de couac. En contemplant le corps de la Sainte, un habitant de notre village, sans doute un adepte de la taxidermie, s’exclama à très haute voix et en patois gaumais : “Rouétez, elle estan empailli !” (Regardez, elle est empaillée !). Pauvre petite Sainte-Bernadette ! Qu’as-tu pensé de ce malotru de réfugié belge ?
Lorsque nous sommes rentrés à Florenville au début de septembre 1940, notre maison était toujours debout ; elle n’était pourtant pas loin du quartier de l’église, entièrement sinistré. Mais notre habitation avait été complètement pillée, ni par les soldats allemands qui, à cette époque, “se comportaient très bien” ni par les soldats français bien trop pressés de rentrer chez eux, comme les troufions du célèbre film comique des années quatre-vingt “La 7ème compagnie”.
La vie a repris, mais je n’ai jamais oublié le 10 mai 1940 et Fabrègues.
Ce sont, mon cher Alexandre, de très lointains souvenirs du début de la seconde guerre mondiale que j’ai voulu évoquer pour toi.
Claude WILWERTH (né en 1937), Lettre à Alexandre. Texte aimablement communiqué par son auteur.
Extrait d’un courrier de Claude Wilwerth à René Rioul (10 janvier 2019) :
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois que, à la fin des années 40 et durant les années 1950 et 1960, les membres du groupe de réfugiés belges de Florenville ont évoqué leur séjour, de la mi-mai de 1940 jusqu’au début septembre, à Fabrègues dans le département de l’Hérault. Ce fut pour nous tous une aventure extraordinaire qui est restée toujours gravée dans nos mémoires. Aujourd’hui, toutes ces personnes, que j’ai longtemps fréquentées, sont décédées depuis de nombreuses années. Je suis le seul survivant […].
Durant l’été 1950, mes parents et moi sommes retournés à Fabrègues. J’avais 13 ans. Nous avons été déçus. Les personnes que nous avions connues étaient décédées ou avaient quitté la localité (y compris Paulette). La vieille maison où nous avions logé n’existait plus. Plus tard, adulte, je pensais retourner à Fabrègues, puis j’ai renoncé. J’ai toujours fait mienne la phrase de Marcel Proust : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus ».
Que de souvenirs ! J’avais cinq ans à cette époque. La lettre de Claude Wilwerth a ravivé le passé. Même si notre vécu ne fut pas exactement le même, nous avons aussi connu ces moments terribles du début de la guerre, puis de la cohabitation obligatoire avec l’ennemi pendant si longtemps!
Merci à Claude de nous remettre tout cela en mémoire !