« Il y avait une fois, au 44 de la rue Vaneau, une brune et une blonde. C’était en mai 1940, une époque où l’on n’avait pas le droit d’être inconscient, et pourtant… » (Benoîte, Préface). « Et pourtant… » donne à penser qu’avec le recul, Benoîte, la brune, l’aînée, donc censément la plus mûre, suggère qu’elles étaient inconscientes. Voire. Car elles appartiennent à une famille bourgeoise cultivée et ont fait de bonnes études, elles sont certainement mieux informées que la plupart des jeunes de leur âge, et plus à même d’avoir leur propre jugement sur les événements.
« La guerre devient sérieuse. Mais on a moins peur qu’en septembre parce qu’on a eu le temps d’apprivoiser le mot, donc la chose […]. On commençait à s’impatienter ». Ça ne semblait pas sérieux, « la drôle de guerre », comme l’avait baptisée Roland Dorgelès. Mais depuis quelques jours, on sent que c’est en train de changer. A des signes minuscules, des restrictions bénignes par exemple : les gâteaux seulement le mardi, le jeudi et le samedi ; l’alcool uniquement le lundi, le jeudi et le samedi. Impossible de ne pas en plaisanter. « Le dimanche seulement on pourra arroser de rhum son baba » (Benoîte, 6 mai).
Et ce journal qu’elles écrivent à quatre mains comme de bonnes petites pianistes, qui en a pris l’initiative ? Voyons. « Je me révolte d’être sans poids dans cette tempête […]. J’ai l’impression que la seule façon de participer à ces jours dont chaque goutte compte, c’est de tenir mon journal. Regarder ma petite guerre à moi, vue à travers ma petite lunette de fille de quatorze ans […]. Benoîte trouve que nous sommes trop oies pour avoir notre mot à dire. » (Flora, 7 mai). C’est donc Flora qui en revendique l’initiative. Mais c’est Benoîte, qui, la veille, en a rédigé la première entrée. Flora dit « mon journal ». Elle aurait pu dire « notre journal », car la décision a forcément été commune. Elles font d’ailleurs preuve d’une certaine prescience en prenant cette décision plusieurs jours avant le fatidique 10 mai.
La drôle de guerre devient la guerre tout court
« Une sourde inquiétude règne ; on se plaignait cet hiver de l’immobilisme, mais maintenant on voudrait retarder le moment de commencer. » (Benoîte, 10 mai). Peut-elle, ce jour-là, ne pas savoir que le déclenchement de l’attaque allemande a eu lieu dans la nuit précédente ? À moins qu’elle se soit trompée sur la date (comme on peut le constater plusieurs fois dans les jours suivants) ? En tout cas, ce 10 mai, elle parle surtout de Pasquale, fils des amis venus déjeuner, un chasseur alpin, prêt à partir pour les opérations de Norvège, « un brun bleu espagnol […], le regard aussi noir que les cheveux », et qui ose l’inviter sur-le-champ au restaurant, avec l’accord des parents « pris au dépourvu ».
« Pendant que je dînais hier avec Pasquale à Saint-Germain-des-Prés, Hitler envahissait la Hollande, la Belgique et le Luxembourg » (Benoîte, 11 mai). La nouvelle lui serait donc parvenue avec un certain retard. « Et pendant ce temps, nous parlions peinture abstraite […] avec les amis de Pasquale, une dizaine de sculpteurs, d’écrivains ou de peintres, tous méconnus sinon ratés ». Ils boivent sec, et après le dîner, vont danser au Bœuf sur le Toit. Benoîte trouve Pasquale « inculte », mais « comme il part demain pour Narvik, j’aurais eu scrupule à lui refuser un baiser ». Le même jour, Flora n’a rien d’autre à dire que sa désapprobation de la conduite de sa sœur, non pas qu’elle lui semble trop osée, mais au contraire trop timide. « Si un Pasquale se mettait à mes genoux, je m’emploierais à lui faire garder la pose. » (Flora)
Le lundi de Pentecôte (13 mai), Flora évoque le week-end qu’elles viennent de passer chez leur tante Marie à Poissy. Elle a tenté de revivre avec Line leurs amusements insouciants. Mais leurs rires sonnent faux. « L’angoisse rôde dans la maison […]. Je me demande où en sera le monde, notre monde, mettons… dimanche prochain. » Ce jour-là, Benoîte, de son côté, s’est dorée au soleil. « Cela suffit à ma joie d’aujourd’hui et à m’isoler du drame qui se joue en Belgique et autour de la table de la salle à manger. » Car les adultes commentent sans fin les événements, font le compte des atouts de la France, et sont persuadés que les Allemands sont des barbares. « André (leur père), seul homme de cette famille où les femelles règnent […] est appelé à juger […]. Nous lui abandonnons la guerre ; il est le seul ici à l’avoir faite, à l’avoir gagnée et à en être revenu […]. Papa symbolise le fantassin victorieux. »
« Trois alertes hier à Paris. » Il n’y a plus qu’un seul sujet de conversation : les opérations militaires ; et on suppute les capacités de résistance des Belges (Benoîte, mardi 14 mai). « Les bastions tombent autour de nous […]. La Hollande s’est rendue cette nuit. » (Benoîte encore, 15 mai) « Paris est menacé, paraît-il. On parle de nous expédier à Concarneau. » D’ailleurs autour d’eux, il n’est question que de départs. « Flora fait ses valises en parlant de « la France blessée » d‘une voix chevrotante […]. Mais ce soir, je ne peux plus rire de « la France blessée ». Je me sens française avant d’être sœur. » (Benoîte, 16 mai). « Malgré les événements, papa conserve bon moral. Je l’admire » (Flora, même jour)
« Les Allemands sont entrés à La Haye, Rotterdam serait détruit, un quart des Hollandais morts ou disparus. Les Allemands occupent la moitié de la Belgique, Les Allemands ont franchi la Meuse. » Bref, il n’est question que d’eux, comme s’ils ne rencontraient aucune résistance, comme si l’armée française n’existait pas ou plus. « On observe des symptômes inquiétants ». Plus d’autobus, par exemple. « On fait les bagages et on les défait au rythme des informations radiophoniques. » (Benoîte, 16 mai)
« J’ai été à pied à la Sorbonne ce matin pour apprendre que les examens vont sans doute être supprimés. » Benoîte se demande à quoi elle emploiera son temps, dans ce cas, surtout si elle est confinée au fin fond de la Bretagne. Et puis, « on voit des espions partout ces jours-ci ». Illustration : leur mère, en traversant le pont de Solferino remarque le manège suspect d’hommes « louches » qui descendent sous le pont les uns après les autres. Elle pense aussitôt qu’ils sont de la cinquième colonne, et croit bon de signaler la chose à un policier, qui lui rétorque : « « Vous voulez le savoir, ce que c’est ? […] Eh bien, c’est des pédocques. Les femmes ne courent aucun risque avec eux, vous pouvez être tranquille ». » Évidemment, Benoîte est ravie de l’anecdote. Elle se moque gentiment aussi de toutes les femmes qui ont peur d’être violées par la soldatesque ennemie. La suppression des examens l’inquiète bien davantage. « Si je ne passe pas mon examen en juin, j’ai encore devant moi une année d’esclavage financier, donc d’esclavage tout court » (Benoîte, 17 mai)
Paris se remplit de réfugiés et beaucoup de ses habitants partent ou songent à partir. Benoîte et Flora vont décidément aller chez leur grand-mère à Concarneau. Le dernier ordre du jour du général Gamelin (« se faire tuer sur place plutôt que de reculer ») a quelque chose de sinistre (Benoîte, dimanche 19 mai).
Chez les grands-parents de Concarneau
C’est Flora qui reprend la plume pour dire leur arrivée à Concarneau. « Retrouvé l’atmosphère immobile de Ker Moor, chaque chose à sa place et chaque place incrustée dans mon souvenir. Retrouvé aussi, état neuf, ma peur de grand-mère. » Mais, à la vérité, si grand-mère aime naturellement faire peur, Flora adore avoir peur de sa grand-mère, car c’est toute son enfance qu’elle revit ainsi (Flora, 20 mai). De son côté, Benoîte éprouve « toujours la même émotion à retrouver la mer […] au bout de l’allée de peupliers […], cette odeur d’iode et de varech qu’on ne sent qu’en Bretagne ». Et elle parvient difficilement à se « convaincre que ce ne sont pas les vacances qui commencent ». Du reste, si grand-mère les accueille « très froidement », la raison en est sans doute qu’elle a par ailleurs « quatre réfugiés à loger ». Grand-père y répugne autant qu’elle, et s’étant fait préciser qu’il n’a pas à leur fournir l’électricité « vient d’enlever toutes les ampoules des chambres qu’il a fallu leur sacrifier ». Mesquin, non ? Le soir, on se réunit pour écouter le bulletin d’information et pour discuter sans fin des opérations militaires. « Nous avons fusillé Gamelin à l’unanimité […]. Cela va de plus en plus mal, mais les choses paraissent moins graves, vues d’ici […]. Les Allemands à Concarneau ? Cela paraît risible. »
Grand-mère, au moment de monter se coucher « désapprouve le port de pantalons pour les jeunes filles « quand tout va si mal » », ce qui fait sourire les intéressées (Benoîte, 21 mai). Grand-mère, décidément, n’a pas la cote auprès d’elles, ne serait-ce que parce qu’elle s’obstine à les appeler « Mesdemoiselles », « comme pour maintenir ses distances même avec ses proches ». Ainsi : « « Mesdemoiselles, quand vous aurez vos affaires, ne jetez rien dans la cuvette des vatères » ». Elle n’a pas eu le moindre regard pour le chien que la famille a amené avec elle et elle affecte de s’en désintéresser.
« Il fait beau comme jamais et on ne se permet pas d’en profiter […]. Je n’ai jamais été à Concarneau au mois de mai, c’est la guerre qui me fait ce cadeau-là. » (Flora, 22 mai). « Flora fait une cure de beauté […]. Elle couche sans oreiller, le corps huilé, les cheveux en résille vitaminée, le visage luisant de graisse. » (Benoîte, même jour). Benoîte, elle, regrette de n’avoir personne pour qui se faire belle dans son exil breton.
Toujours les grands-parents rabat-joie. « Au dîner, grand-mère a fait semblant de ne pas entendre quand maman a dit à la cantonade : « Flora a quinze ans demain ». Ça doit être comme les pantalons… c’est mal porté d’avoir quinze ans « quand tout va si mal » » (Flora, 22 mai). Le lendemain, quand Flora toute joyeuse chantonne « Santa Lucia », c’est grand-père qui lui demande de ne pas chanter « en ce moment »(Flora, 23 mai).
Samedi 25 mai. Benoîte ironise sur la lettre reçue de Pasquale, « évoquant la « pation que je lui inspir » » … Le lendemain dimanche, elle fait écho à ce que disait Flora quelques jours plus tôt : « C’est la première année que m’est offerte la joie de passer le mois de mai loin de Paris et voilà que je ne peux en profiter qu’avec mauvaise conscience ». De leur côté les grands-parents « boudent ». Benoîte regrette que toutes les deux, sa sœur et elle, passent leur temps « à écrire fébrilement sur nos carnets qu’il ne se passe rien dans nos vies » (mardi 28 mai). Le jeudi 30 mai, et le lendemain 1er juin, elle s’indigne de la capitulation du roi des Belges, puis elle s’interroge sur ce qui se passe à Dunkerque : la presse française édulcore certainement la réalité. Quelques jours plus tard, elle le dit carrément : à Dunkerque, « on meurt, on trahit, on se piétine sauvagement sur les plages pour embarquer ». Quant au Pape, dans son discours sur une paix juste et durable, il met sur le même plan Pologne, France, Grande-Bretagne d’un côté et de l’autre les « populations germaniques qui nous sont chères » ; elle commente : « Un amour paternel qui ne fait pas de différence entre les brebis et le boucher n’est pas un réconfort pour une victime » (Benoîte, mardi 4 juin). « Le ciel est si beau […] qu’on a peine à croire que ce soit l’enfer, 400 kilomètres plus haut, dans Dunkerque qui tient toujours. » (Benoîte, mercredi 5 juin). La nouvelle de la chute de Dunkerque ne s’est pas encore répandue, apparemment. Et c’est le jeudi 6 juin seulement qu’elle fait état du bombardement de Paris du 3 juin (en minimisant le nombre des victimes). « Bien que nous soyons ici au bout du monde, nous commençons à sentir un petit vent de défaite nous souffler dans le dos. Les événements se rapprochent » (Benoîte, jeudi 6 juin).
L’hôtel transformé en hôpital
Dans un hôtel transformé en hôpital, on amène des blessés, des Marocains fatalistes notamment, mais aussi quelques Belges, quelques Anglais et même un Allemand. Le court de tennis de l’hôtel est défoncé par les camions, les belles chambres avec vue sur la mer et le parquet ciré de la salle-à-manger sont souillés. « Ce gâchis résolu ajoute encore au tragique de la situation. On piétine le décor de la paix comme s’il ne devait jamais resservir » (Benoîte, vendredi 7 juin). Les deux jeunes filles ont proposé en vain de s’occuper des blessés. Pas un soupirant aux alentours. C’est rageant de passer à côté de la vie juste au moment où elle promettait de devenir si intéressante (Flora).
Hitler s’était promis d’entrer à Paris le 15, et il est en passe d’y réussir. Reynaud se démène en vain, appelle Roosevelt au secours alors qu’il est déjà trop tard. Benoîte se sent inutile, particulièrement après leur vaine démarche à l’hôtel-hôpital. « Je ne sais que vider des pots : il y a plus de postulantes que de pots […]. Résultat, je traduis Pétrone pendant que les autres se font tuer » (Benoîte, samedi 8 juin).
Un oncle, une tante, un cousin arrivent de Paris après bien des aventures. Leur voiture est pleine à ras bord de tout ce qu’ils ont de plus précieux, depuis les bijoux et les porcelaines, jusqu’à l’argenterie et aux cartons à chapeaux. « Le déjeuner tourne au procès d’Assises. Accusée : une certaine France, celle de l’Art, du Luxe, de l’Excentricité ». C’est une pierre dans le jardin de Nicole, la mère de Benoîte et de Flora, qui gagne sa vie, ne va pas à la messe, et s’habille de façon originale. Ces oncle et tante sont-ils si abattus que ça par la déroute ? On sent au contraire qu’ils se réjouissent que les événements donnent raison à leurs préjugés. En revanche, « Papa, pour une fois, est si abattu qu’il se tait. La défaite est pour lui une intolérable douleur physique ». Benoîte elle-même est prise à partie en raison de ses opinions politiques présumées d’ « institutrice rouge ». C’est « professeur » qu’elle veut devenir, mais les instituteurs sont rendus responsables de tout ce qui va mal. Bref, l’idéologie pétainiste commence à triompher (Benoîte, dimanche 9 juin).
Les 11 et 13 juin, Benoîte fait un bilan sinistre de la situation : la défaite en Norvège, l’entrée en guerre de l’Italie. « Ici, il pleut et on attend. Le pire, bien sûr. Tout est en suspens […]. Toutes les villas sont pleines de Parisiens ; les plages sont couvertes d’enfants qui crient et qui s’amusent […]. Tout paraît normal […]. Tout est calme encore ; calme et ridiculement, pathétiquement beau. » Plus de journaux. La peur est décuplée par l’ignorance de ce qui est en train de se passer (Benoîte).
Les Allemands à Concarneau
« La France est perdue. Honte à nous de l’avoir laissé perdre […]. Pétain de sa voix de vieillard débile a dit qu’il fallait cesser de combattre (Flora, 17 juin). La radio annonce qu’il a demandé l’armistice. La famille se déchire et règle ses comptes. Benoîte et Flora attendent d’être seules dans leur chambre pour « éclater en sanglots » (Benoîte, 18 juin). On attend maintenant les Allemands d’une minute à l’autre. « Passé une nuit très agitée avec entractes multiples. On ne s’était pas déshabillé au cas où… » (Flora, 18 juin).
Les Allemands sont, dit-on, à Quimper, mais on ne les a pas encore vus à Concarneau. « Des troupes dépenaillées et dépareillées s’embarquent nuit et jour sur des chalutiers et des thoniers. » Des chasseurs alpins revenus de Norvège ont appareillé pour l’Angleterre « où quelques Français vont tenter de continuer le combat, paraît-il ». Aucune allusion précise pour l’instant à l’appel de De Gaulle. « Nous avons failli nous embarquer tout à l’heure sur un thonier […], nous deux […] papa, maman, oncles, tantes et cousins […]. Au dernier moment, hélas ! le thonier a été réquisitionné. » Comprendre, sans doute : « réquisitionné » pour emmener des troupes (Benoîte, mercredi 19 juin).
« Ils sont là. Une centaine, paraît-il. » Le père a vu leurs voitures sur le port. Les filles Groult n’ont pas le droit de sortir. Par opposition avec la Pologne, qui, avec moins de moyens que la France, a tenu un mois et demi, la France « a tenu moins d’un mois […]. Honte à nous ! » (Flora, jeudi 20 juin). « Depuis qu’ils sont là, maman hurle et papa a l’air d’un assassin sans armes ». Benoîte est ulcérée par un tampon « Deutsches Reich » sur une lettre qu’elle vient de recevoir. Ainsi, on n’est plus en France ! Elle a aperçu deux soldats allemands. « Ils sont beaux et ils n’ont pas l’air pressé, puisqu’ils sont arrivés au bout du continent ». La grand-mère ferme le compteur électrique à 21h30, par précaution, on se demande pourquoi. « Impossible d’écrire. Nous ruminons dans le noir. » (Benoîte, 20 juin). La mère admire la discipline des envahisseurs. Le père refuse de leur accorder un regard. Les Allemands interdisent de sortir après 21h. « Les longues soirées du mois de juin, ils nous les volent déjà. Papa prévoit un gouvernement français dans les départements d’Algérie et une occupation allemande d’un an au moins. » (Benoîte, vendredi 21 juin). Flora va finalement voir les soldats allemands. Elle est scandalisée parce que des jeunes filles du pays leur sourient, montent sur les marchepieds de leurs voitures, leur offrent des oranges, « ces ignobles chiennes en chaleur » (Flora, 21 juin). L’armistice a été signé, à des conditions inacceptables, selon la radio anglaise. « Un nommé Degaule (sic) qui a prononcé de Londres un discours exaltant, paraît-il, vient d’être destitué et Pétain accepte de terminer sa carrière sur cette page de honte ». Le garde champêtre avise la population d’un certain nombre de règles. Les piétons sont désormais obligés de marcher exclusivement sur les trottoirs et de traverser les rues « perpendiculairement ». Les passants en rigolent (Benoîte, dimanche 23 juin).
« Pourquoi le ciel est-il si beau ? […] L’inquiétude rôde et le doute naît », parce que certains sont déjà résignés, voire adhèrent aux idées nouvelles, et qu’on ne sait jamais ce que les autres pensent vraiment. Les grands-parents font preuve de leurs mesquineries habituelles, « mais au moins ils ont des excuses, et je crois qu’il faut beaucoup pardonner à la vieillesse » (Flora, 28 juin).
On s’étonne de ne pas s’étonner davantage en voyant ce qui, il y a peu, était inimaginable : « quatre-vingt Allemands fêtant la victoire, assis sur une plage, au fond du Finistère ». On s’étonne aussi que ce soient des hommes comme nous : « Quand ils sont en slip, je me retiens pour ne pas leur sourire » (Benoîte, dimanche 30 juin).
« J’envie les garçons qui sont maintenant en Angleterre. Si je n’étais pas une fille, je serais sûrement partie » (Benoîte, 1er juillet).
La famille a réussi à se procurer un peu d’essence et part le 16 ou le 17 juillet. Le 19, ils sont à Paris : à part l’omniprésence des Allemands, on ne voit pas tellement de changement. Mais on commence à se rendre compte qu’il y a les gens avec qui on est en accord, et ceux avec qui on ne pourra plus parler. Et Benoîte devra aller passer son certificat de licence de latin à Rennes. Elle sera reçue. Même si on lui refuse le droit de passer les épreuves de grec, elle n’aura pas perdu complètement son année.
Benoîte GROULT (1920-2016) et Flora GROULT (1924-2001), Journal à quatre mains – Denoël 1962. On peut remarquer qu’au mois de mai (mais pas en juin), les jeunes filles se trompent systématiquement sur les dates, puisque le quantième du mois ne correspond pas au jour de la semaine (par exemple, le lundi de Pentecôte ne peut être que le 13 mai et non le 12). Quand les deux précisions figurent en tête de l’entrée, c’est le jour de la semaine qui est apparu le plus crédible et les dates (sans doute ajoutées après coup) ont été systématiquement corrigées.