Janine est étudiante en lettres classiques à Besançon et, le vendredi 14 juin, en début d’après-midi, elle se rend à la faculté pour connaître un résultat d’examen. On sait déjà qu’il n’y aura pas d’oral, et que donc l’admissibilité vaudra obtention du titre. Elle est confiante, car le doyen a déjà laissé entendre à son père qu’elle serait reçue. Cette assurance « suffisait à me réchauffer le cœur ». Mais on refuse officiellement de communiquer les résultats. À la Faculté, « il flottait dans l’air une sorte d’angoisse », qui n’est sans doute pas due seulement à l’inquiétude touchant la publication des résultats d’examens.
À la maison, Janine constate que sa mère, elle aussi, est contaminée par « cette agitation fébrile » et insiste pour que la famille parte immédiatement afin de gagner Saint-Honoré-les-Bains une petite station thermale de la Nièvre, en plein Morvan, à 250 km, où apparemment ils ont loué une résidence. On y arrive le soir même, facilement. « La route est libre. Quelques voitures de temps en temps. » Donc, tout va bien, pourtant « sans cesse, nous croyons voir ou entendre un avion. Nous nous sentons traqués. »
Le pire n’est pas toujours sûr
La halte d’une journée à Saint-Honoré a dû être paisible, elle n’a laissé aucun souvenir à la narratrice. Mais au matin du dimanche 16, de nouveaux membres de la famille surviennent, fatigués et affamés, qui racontent que « les Boches passent en mitraillant les deux côtés des rues ». Il faut absolument passer la Loire, tenter d’aller se réfugier en Auvergne chez une ancienne bonne.
Ce ne sont plus seulement Janine, ses parents et sa sœur Lise qui reprennent la route, mais onze personnes réparties dans deux voitures. En milieu de matinée, on approche de Digoin (Saône-et-Loire), mais on entend dire que le pont vient de sauter. Et puis, « quel embouteillage ! une file de voitures allant au pas ». Malgré tout, on suit le mouvement, et on s’en trouve bien, le pont n’a pas sauté, c’était un bobard. Sauvés !
On voudrait faire étape à Roanne. Mais après Le Donjon (Allier), un gendarme détourne le trafic. On a tout de même réussi à faire une centaine de kilomètres dans la journée. On cherche alors refuge dans les fermes qu’on aperçoit de la route, mais elles sont déjà prises d’assaut par les réfugiés. Dans l’une d’elles le premier contact est glacial : « une jeune femme au visage fermé, les traits durcis par le grand air », qui vient de rembarrer les occupants geignards et revendicateurs d’une précédente voiture. Mais en la prenant par la douceur… Et puis, « son mari arrive. Il n’a pas été énervé par les jérémiades des autres, et se montre très aimable ».
Finalement, « la fermière, revenue à de meilleurs sentiments, s’active autour de la cuisinière pour nous faire quelque chose de chaud ». On loge les nouveaux arrivants dans une grange, sur la paille. De toute façon, les matelas et les couvertures qu’on a emportés avec soi ont été trempés par la pluie. « Nous étions tous là à nous regarder, partagés entre l’envie de rire de nous voir en un tel lieu et l’angoisse qui nous serrait le cœur. « Nous sommes ici ce soir, où serons-nous demain ? » ».
La France des braves gens
Lundi 17. « Après de brèves ablutions, une bonne surprise nous attendait. [La fermière] avait préparé le café. Une grosse miche de pain de ménage était posée sur la table. » Et on repart. L’essence menace de venir à manquer. Mais le conducteur de la seconde voiture « quémande un litre à droite, un litre à gauche, et personne ne lui refuse, tant il a l’air avenant ». On passe par « un petit bourg sympathique, où les habitants, de braves gens, pleurent à voir passer ainsi tant de réfugiés ». On y fait l’acquisition d’une couverture supplémentaire, pour un prix modique, et la commerçante y ajoute même pour rien un oreiller dont elle n’a plus l’usage. « Nous doublions sans cesse des convois militaires dans lesquels se trouvaient pêle-mêle soldats, vieillards, femmes, enfants. Les troupes françaises s’étaient montrées pleines de pitié pour les fuyards ».
À Ferrières-sur-Sichon (Allier), on se rend compte que la seconde auto ne suit plus ; mais les occupants d’une autre voiture transmettent un message rassurant : il ne s’agit que d’un porte-bagages surchargé qui a cédé et qu’il faut réparer. Quant à Janine et à ses parents, ils en profitent pour aller déjeuner dans un petit restaurant où ils seront rejoints par leurs compagnons : « agréable surprise, nous eûmes du saucisson, de l’omelette, des légumes en suffisance et de la confiture […]. Sur la table de service se trouvait une énorme motte de beurre : nous qui n’avions presque plus de beurre à Besançon et à Saint-Honoré, qui le considérions comme une marchandise de luxe, nous n’osâmes pas y toucher. »
« C’est à Ferrières que pour la première fois on entendit parler d’armistice. Mais la T.S.F. était très brouillée et on ne sut pas qui en avait parlé […]. Tandis que les habitants du pays devenaient hilares […], nos cœurs se serraient : ainsi on arrêtait de défendre le pays, l’ennemi allait pouvoir dicter ses conditions, c’était la défaite. C’est en silence que nous reprîmes la route, pleins d’angoisse ».
Au terme de cette journée où on a fait seulement 90 km, on décide de ne pas aller plus loin que Thiers (Puy de Dôme), où le père de Janine a une connaissance (un fournisseur de couteaux : le père semble donc tenir une quincaillerie). De fait, celui-ci les invite à dîner et les met en rapport avec le curé, qui trouve aux femmes et aux enfants un abri pour la nuit dans une pension de jeunes filles. Au dortoir éclairé par une faible veilleuse, Janine dort peu et mal. D’ailleurs, « dès quatre heures et demie, le branle-bas commença ».
Mardi 18. Journée qui n’a pas laissé à Janine beaucoup de souvenirs, « sinon d’une immense frayeur ». À un moment, surgit « une moto montée par deux soldats casqués, les yeux protégés par de grosses lunettes. Il me sembla que mon cœur allait s’arrêter de battre. Ils nous doublèrent… sans nous tirer dessus et, comme rien ne venait derrière, nous finîmes par penser que c’était simplement des nôtres ». Au soir, à Laroquebrou (Cantal), après avoir parcouru 220 km, « dîner à l’hôtel, où l’on nous sert la traditionnelle soupe aux pâtes et l’omelette, menu qui ne varie pas depuis que nous hantons les hôtels ». Mais Janine et sa sœur sont invitées à partager une chambre dans le logement d’une famille de réfugiés parisiens, des gens charmants. « Il faut que les temps aient bien changé pour que Maman nous laisse coucher seules chez des inconnus […]. Quelle bonne nuit nous avons passée là, dans une jolie chambre claire […]. On nous avait préparé un bon lit avec des draps tout frais ». Après cette nuit reposante, les deux jeunes filles peuvent enfin se laver, ce qui n’était pas arrivé depuis le début de leur équipée.
Un havre rustique
Mercredi 19. Dernier jour de ce voyage aisé. On fait le plein d’essence sans difficulté dans une bourgade où l’on rencontre avec joie des personnes de Besançon qu’on connaissait de vue. Au soir, on parvient à Gramat (Lot), qu’on s’était fixé comme but, et qui « m’apparut comme une jolie petite ville, agréable et riante ». On doit y retrouver des connaissances, qu’on verra effectivement un peu plus tard. En attendant, « Lise, ayant entendu une T.S.F. rugir les nouvelles, courut l’entendre de plus près ». Quelles nouvelles ? On ne sait pas. Mais les gens chez qui Lise est allée les écouter ont justement une maison de campagne, à une cinquantaine de kilomètres : ils la mettent généreusement à la disposition de la famille et l’y conduisent. C’est à la Boissière, près de Nabirat (Dordogne), pas bien loin de Domme. On aura fait 110 km ce dernier jour, 770 depuis Besançon.
Là, ils trouvent une jolie maison « simplement mais confortablement meublée », agréable, même si « les W.C. se trouvaient dans une cabane à l’extérieur ». On s’occupe. « Jours paisibles. J’avais trouvé dans un placard un dictionnaire latin et des livres de latin et travaillais quotidiennement ». Les fermiers alentour ? Ils « n’étaient pas très généreux ». Il n’est pas si facile d’obtenir d’eux de quoi se nourrir, sauf si on participe, comme le font Janine et sa sœur, aux travaux de la moisson. On croit deviner que, la main d’œuvre manquant, ils préfèrent être aidés que payés. Le soir, les voisins viennent « écouter les nouvelles à la seule T.S.F. du pays » : cela crée tout de même des liens. Il faut attendre le mois de septembre pour obtenir des bons d’essence, mais plutôt que de retourner à Besançon, on va s’installer au Puy-en-Velay, où « beaucoup de réfugiés juifs bisontins s’étaient retrouvés ».
Janine Nathan (1921-2010), Souvenirs de guerre, 25 p. [APA 1967]. Juin 40 p. 1-14. En décembre 1942, Janine, qui n’a pu reprendre ses études en raison des lois anti-juives et qui est devenue secrétaire, entre à Grenoble dans un réseau de résistance (l’Armée secrète). Elle échappera de peu à l’arrestation.