Juin 1940
« Mes parents demeurent dans la banlieue ouest de Paris, à Sartrouville (Seine et Oise) [aujourd’hui : Yvelines], où je suis né en décembre 1934.
« Mes premiers souvenirs datent de cette période pré-estivale [de 1940] : il fait beau, je vois la grande maison où nous vivons au rez-de-chaussée, la cour et son puits d’où nous tirons l’eau à l’aide d’une pompe à bras, le jardin et son cerisier, l’allée bordée de fleurs qui mène à la rue…
« Depuis plusieurs semaines mon père (27 ans) est mobilisé à la base aérienne de Romilly sur Seine. Ma mère (26 ans), employée depuis février aux usines Chausson de Gennevilliers, me confie, chaque jour, à la garde d’une nourrice de notre quartier.
L’exode
« Le 10 juin Maman a cessé de travailler : elle reste à la maison et prépare une valise.
« Ces jours-ci le voisinage est en effervescence : on a appris que les troupes ennemies ont franchi les lignes de défense françaises et progressent vers Paris. La capitale est déclarée ville ouverte le 14 juin. Ce même jour, un camion de l’employeur d’un beau-frère de mon père nous emmène, ma mère et moi, à une gare dont je n’ai aucun souvenir. Nous accompagnons une sœur de mon père et ses trois jeunes enfants, mes cousins : ils projettent de se réfugier chez mes grands-parents paternels, en Saône et Loire. Je n’ai gardé aucune image de ce premier épisode, j’ai tout oublié du voyage en train, du lieu d’arrivée, de notre séparation d’avec la tante et les cousins : ai-je beaucoup dormi ce jour-là ? Par contre, la nuit du 15 au 16 juin est encore très présente dans mon esprit : il y a des arbres autour de nous comme dans une clairière (sommes-nous dans un parc ?) ; Maman, assise sur un banc, me prend sur ses genoux, puis nous nous endormons. Pendant notre sommeil, dans cette position bien inconfortable je chute et, me relevant affolé, je demande à maman, stupéfaite, si elle s’est fait mal (?). Plus tard, au cours de nos rares échanges sur l’exode, ma mère, avec le sourire, me rappellera toujours cette anecdote.
Gien
« Le dimanche 16 juin 1940 au soir, nous entrons à pied dans Gien [Loiret], maman et moi. Nous nous introduisons dans une cave d’immeuble pour passer la nuit, dans le quartier du château. Jusqu’au matin la ville est bombardée : le soupirail est fréquemment illuminé par les explosions et les incendies environnants, ce qui me réveille en sursaut.
« L’après-midi du lundi 17, sous un chaud soleil, nous nous présentons au pont pour franchir la Loire ; un officier nous presse, car l’armée doit le faire sauter d’un moment à l’autre. Nous le parcourons en courant : sur la chaussée nous contournons un cheval mort ; plus loin gît, sans vie, une petite vieille ; maman m’entraîne, me tenant la main fermement.
« Sur l’autre rive, nous prenons la route qui longe le fleuve en direction du sud, suivant de près un soldat qui pousse un vélo chargé de son baluchon, et aussi de notre valise pendant un temps. Dans la soirée, au vrombissement d’un avion, Maman me précipite dans le fossé, se couchant sur moi. Le fracas de la mitraille nous assourdit. Plus tard, quand le soleil décline, avec d’autres personnes, nous nous dispersons dans un pré, près des meules de paille, pour y passer la nuit. Soudain, le bruit d’une explosion lointaine nous parvient ; vers le nord-ouest, je vois une fumée grise monter au ciel : le pont de Gien vient de sauter.
L’attente, le retour
« Le lendemain, nous sommes hébergés par des fermiers, à l’écart de Châtillon-sur-Loire [Loiret]. Le premier soir, avant la nuit, un avion ennemi, très bas, survole la ferme. Parmi les quelques réfugiés se trouve un militaire égaré, porteur d’un fusil : lorsqu’il clame qu’il va tirer sur l’avion au prochain passage, l’assistance le conjure de s’abstenir afin d’éviter tout fatal mitraillage.
« Les jours suivants, nous apercevons, sur la route au-delà des haies, les premiers soldats allemands à motocyclette, qui passent vivement, sans s’arrêter ; puis nous en croisons à pied, dans le bourg, quand nous faisons des courses.
« Après quelques jours, ma mère abandonne l’idée de descendre plus au sud, dans la Loire, où ma grand-mère maternelle avait déjà rejoint sa famille.
« Nous rentrons à Sartrouville début juillet ; mon père, dont on était sans nouvelles, est démobilisé à Bergerac le 16 août 1940, et rentre lui aussi à la maison. Je le regarde franchissant le portail et s’avançant dans l’allée, souriant, chargé de son barda, volumineux sac marin de grosse toile blanche – que je conserve encore aujourd’hui. »
Gérard MAILLARD (né en 1934), Juin 1940, l’exode, Gien, l’attente, le retour – Témoignage communiqué par l’auteur. Texte intégral.
Pour compléter ce témoignage, on peut lire l’article de René ARMAND, dans La revue des deux Mondes, avril 1943, « Le pont tragique de Gien« , texte signalé par Gérard Maillard, ce dont je le remercie.