Son service militaire en Afrique du Nord dans les zouaves commence à dater un peu (1925-27). Il est myope, il a de l’asthme, il a été mobilisé en août 1939 comme deuxième classe. En fait, déjà un peu connu en tant qu’écrivain, il est affecté aux bureaux d’un dépôt militaire, à Fontenay-le-Comte, puis à la Roche-sur-Yon (Vendée), où la vie est relativement douce : il fait venir sa femme Janine (née Kahn) et son fils de six ans, Jean-Marie. Par moments, l’ennui aidant, et surtout le dégoût de la promiscuité et de la vulgarité, il souhaite être versé dans une unité combattante ; à défaut, il se verrait bien interprète, ce qui l’amènerait vraisemblablement dans la zone du Corps expéditionnaire britannique.
Autant le dire tout de suite, l’intérêt d’un journal comme le sien, tenu parfois succinctement, mais quasi quotidiennement, ce n’est pas en tout premier lieu d’être le reflet de l’histoire, mais de la vie personnelle avec ses hauts et ses bas. L’histoire y surgira, bien sûr, mais comme subrepticement, au milieu des allusions aux lectures et aux conversations, et des notations diverses. Cette hétérogénéité même en assure l’authenticité. Voilà comment un homme, semblable à tous les autres et en même temps différent de tous les autres, a vécu les événements.
La tragédie vue de loin, à travers les on-dit
« 10 mai. Ce matin, je suis allé à l’église – vers 7 h. ½. Je voulais faire une petite prière (que je devienne interprète) […]. Vers 9 h. l’aspirant K. vient annoncer l’invasion de la Belgique, [de la] Hollande et du Luxembourg. Grand calme des gens, plutôt soulagés ».
Dans les jours qui suivent : des alertes sans conséquences, des « nouvelles plus que mauvaises […]. Inexplicable traversée de la Meuse […]. Désespoir de penser que c’est comme en 14. » Il est question d’envoyer comme renforts les soldats du dépôt. Mais leur formation a été bien légère : par exemple, ils ne savent pas se servir d’une mitrailleuse. « Maintenant ils ont honte d’être des soldats si nuls ». « 20 mai. Récits peu édifiants par les types qui reviennent. Déroute, débandade, débâcle. » Queneau note comme une chose indifférente qu’il a été nommé caporal le 22 mai. Ce n’est certainement pas à cause de ses qualités militaires, mais, dans les bureaux, il est apprécié.
« 23 mai […]. L’armée Corap stigmatisée par M. Paul Reynaud – c’est la « nôtre » […]. On n’est pas fiers ». Il rapporte des anecdotes montrant l’état d’esprit des hommes. « L’autre jour, un caporal […] me dit : « Pourquoi le gouvernement ne fait-il pas un référendum pour demander si l’on veut continuer la guerre. Il verrait ! » Et voilà le niveau du moral de la troupe […]. Un grand nombre d’officiers médiocres, incapables ou épaves […]. Aller à la guerre avec des gens pareils, ce n’est guère réconfortant ».
Pendant des jours, Queneau égrène des nouvelles (le bombardement des villes, entre autres celui de sa ville natale, le Havre), ses lectures (Montaigne, Goethe), ses crampes d’estomac. « 3 juin. Ce matin, tir (au Lebel : la première fois depuis 15 ans). Je mets 1 balle sur 5 dans la cible. » Pas brillant… Il apprend le nom des copains tués à Sedan. Il ne regrette plus d’être resté à La Roche : « J’aurais été nommé interprète il y a un mois, je faisais la campagne des Flandres ». Le 6 juin, un braillard de l’Action Française se déchaîne. Queneau note : « Les Français voudraient bien gagner la guerre pour pouvoir ensuite se livrer aux plaisirs de la guerre civile ». Il est aussi sensible à ce qu’il y a d’irréel dans la situation, une sorte d’ »ironie-tragédie », comme il l’écrit.
« 15 juin […]. Démoralisations et remoralisations successives du public, histoires extravagantes, etc. Ça finit par me laisser froid ». Le 17 juin, « à midi, on annonce que Pétain a demandé les conditions de cessation des hostilités […]. Des gens pleurent. D’autres sont soulagés. Au fond, ça n’a pas l’air de trop affecter les Français : ils croient que Hitler sera gentil avec eux (pourquoi ?) et se disent que maintenant ils vont pouvoir rentrer chez eux ». Le 18, Queneau envoie tout de même par prudence sa femme et son fils, qui étaient restés jusque-là à La Roche, se mettre à l’abri à Hendaye (Pyrénées atlantiques).
La guerre à domicile
Le sort de la guerre est scellé. On entre dans la courte période des barouds d’honneur. Le 19, Queneau et ses camarades se préparent à résister, à l’entrée de la Roche-sur-Yon, avec des moyens dérisoires : pas de mitrailleuse, pas même de fusil-mitrailleur. Mais tout se résume à un pique-nique à la campagne. « Pourtant les EOR [les élèves-officiers de réserve] et les autres auraient tiré, se seraient fait tuer », note-t-il. Le 20, le camp d’aviation local est bombardé. Le 21, « nous montons sur Aizenay arrêter les colonnes allemandes. On part en camion […]. On a des mitrailleuses, cette fois-ci, et des F.-M. […]. Tout le monde dit : c’est de la folie, mais personne ne flanche ».
Le 22, dans la matinée, à Aizenay (Vendée, 20 km au nord-ouest de La Roche), on apprend que les Allemands approchent. Une fusillade éclate. Une des sections de la compagnie de Queneau « a fichu en l’air deux side-cars allemands ». Lui-même prend position derrière une barricade. « La fusillade se poursuit, intermittente. Je m’aperçois que les balles sifflent autour de moi ». Mais les Allemands ont des canons légers. Les Français n’ont aucune pièce d’artillerie. Ils n’insistent donc pas, abandonnent les quatorze barricades dressées dans le village, et filent en camion vers le sud, sans repasser par la Roche.
La retraite
Le soir, ils font étape à 45 km, aux Moutiers-les-Maufaits (Vendée). Le lendemain 23 juin, on évite La Rochelle, déjà aux mains de l’ennemi. « Le capitaine décide de passer et d’atteindre la région bordelaise. On prend des petits chemins, on fait des détours, on traverse 4 fois les lignes allemandes. » On se retrouve au soir, après une étape de 200 kilomètres, près de Barbezieux (Charente). Le 24, on repart de très bonne heure. « On fait un certain effet sur les populations, je crois bien que nous sommes les derniers […], l’arrière-garde de l’arrière-garde. Et les types ne sont pas peu fiers d’avoir fait le coup de feu ». Ce jour-là, on arrive à Targon (Gironde), 110 km plus au sud, on n’ira d’ailleurs pas plus loin dans cette direction. Le matin suivant, en effet, on remonte de 75 km vers le nord, et c’est donc à Donnezac (Gironde) qu’on apprend l’armistice, le soir du 25 juin. « Je ressens singulièrement l’humiliation d’être vaincu. » Mais son sentiment n’aurait-il pas été plus pénible encore s’il n’y avait pas eu, si dérisoire qu’elle ait été, l’affaire d’Aizenay, c’est-à-dire si, par exemple, il avait été cueilli dans son bureau de la Roche ?
Le matin du 26, « je suis allé à la messe. Bien vu les gestes du prêtre, qui officiait avec quelque ferveur […]. Mais décidément, ma sensibilité religieuse […] n’est point chrétienne ». Celle-ci, du reste, était atypique et très influencée par l’ésotérisme de René Guénon. N’écrivait-il pas, quelques mois auparavant : « Il y a bien du dilettantisme de ma part dans la fréquentation des églises catholiques » (novembre 1939) ? La débâcle de juin 40 aura été aussi celle de ses fragiles convictions.
Fin de partie perdue
Revenant sur les jours précédents, il fait diverses remarques désabusées. « Après l’affaire d’Aizenay, on a traîné un prisonnier allemand […], point antipathique, mais sûr de lui (il y a de quoi), poli et correct, bien sûr. » Mais aussi : Quelque chose de pas beau à voir : les officiers qui fuyaient en bagnole laissant leurs hommes derrière eux. » Il a également observé, « après la Rochelle, le nombre de soldats cantonnés un peu partout et qui avaient l’air de vivoter là depuis le début de la guerre ». Mais sa compagnie ne s’est pas débandée : « On a continué à se promener avec un camion chargé de fusils, munitions, nos 4 F.-M. et nos 2 mitrailleuses, 9 camions et l’auto du capitaine (volée à Aizenay) ». Nous avons vu, du reste, ce capitaine prendre des décisions opportunes, apparemment sans en référer à qui que ce soit. Il a su assumer ses responsabilités.
Donnezac, où l’on n’a passé qu’une journée, n’était qu’une étape pour s’éloigner à tout prix de Bordeaux, ce qui est devenu en effet la priorité. Finalement donc, en remontant la vallée de l’Isle, on gagne Saint-Astier (Dordogne), 110 km plus à l’est, c’est-à-dire hors de la zone d’occupation, à 20 km en aval de Périgueux. On y arrive dans l’après-midi du 27 juin. L’atmosphère y est singulière : « vie gaie, beaucoup de monde, cafés pleins ». « Au fond, la France est heureuse d’être vaincue : elle n’aurait pu supporter le poids d’une nouvelle victoire ». Queneau et ses camarades peuvent en tout cas se féliciter d’avoir échappé à la captivité. Et ce n’est pas rien. Mais tout de même, l’oisiveté forcée et les difficultés de subsistance finissent par énerver tout le monde. Queneau se réjouira de quitter Saint-Astier, quand il obtiendra enfin sa démobilisation, le 20 juillet.
Raymond QUENEAU (1903-1976), Journaux 1914-1965, éd. Gallimard, 1996, 1242 p., mai-juin 40 p. 457-474 (publication partielle : Journal 1939-1940, Gallimard, 1986). De toute évidence, ce journal n’est en aucune manière un « journal littéraire » : le rédacteur écrit « comme ça lui vient », sans souci de style ou de pose. – Fin juillet 40, Queneau démobilisé rejoint des amis à Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne). Il s’y trouvera si bien que plus tard il y abritera des persécutions antisémites sa femme et son fils.