Que sait-on de l’auteur ? Il n’était pas militaire de carrière, mais on ignore sa profession. Il était originaire de l’Isère. Il avait été « rappelé au service » depuis plusieurs mois et était officier instructeur à Nancy lorsqu’il s’est marié, le 12 août 1939.
C’est en tant que sous-lieutenant qu’il commande une section appartenant au 6ème Régiment d’Infanterie. Celui-ci était cantonné, pendant la drôle de guerre, en Alsace, puis a été amené en train, peu après la percée de Sedan, jusqu’à Reims, le 17 mai 1940. Ensuite, la Compagnie du lieutenant Relin, dont fait partie sa section, est allée en camion jusqu’à Romain (Marne), puis à pied pour les 15 derniers kilomètres, prendre position sur l’Aisne en face d’Œuilly (Aisne).
La mise en défense du pont
La section du sous-lieutenant Carron est appelée à occuper la pointe nord du dispositif, c’est-à-dire le pont sur l’Aisne ; celle du lieutenant Defoug, prêtre dans la vie civile, occupe la rive de l’Aisne 600 m. plus à l’est. Le lieutenant Relin a établi le P.C. de la compagnie un peu en arrière, au bord du canal latéral, dans une sucrerie. Enfin, deux autres sections de la même compagnie sont également établies de part et d’autre sur le canal. Cette rapide description suffit à mettre en évidence la responsabilité particulière de la section Carron, destinée à recevoir le premier choc d’une troupe arrivant vraisemblablement du nord en descendant des hauteurs du Chemin des Dames à travers le bourg d’Œuilly. Naturellement, le premier soin est d’établir une barricade sur le pont, d’aménager des tranchées, des emplacements de combat, et même d’en ériger de factices pour alléger d’autant la pression d’un ennemi dont on devine qu’il aura l’avantage du nombre. Pour Carron et ses 25 fantassins, « cinq cents mètres de berge à surveiller, neuf cents mètres de périmètre ». La faiblesse des moyens par rapport à l’importance de la mission, même si un appui d’artillerie a été prévu, correspond à la situation générale : le bataillon du Commandant Ory a 5 km de front à tenir avec un effectif de 400 hommes.
Carron envoie aussi des éclaireurs et des guetteurs au-delà du pont, au lieu-dit le Ponceau, et dans Œuilly même, qui a déjà été évacué par sa population, mais est encore traversé d’est en ouest par les habitants de la région de Neuchâtel-sur-Aisne allant chercher un hypothétique refuge du côté de Soissons : « Dans ce pitoyable exode, point d’autos, point de voitures hippomobiles, très peu de bicyclettes. Les plus fortunés sont déjà loin. Ici, c’est vraiment le pauvre troupeau. Beaucoup de voitures à bras, où s’entassent des ballots de vêtements bariolés […]. Et parfois, tout au-dessus […] quelque vieille femme. ». Carron en a le cœur serré.
Carron pense aussi à son père, tombé non loin de là, en septembre 1917, et qui « repose maintenant, dans un cimetière militaire, à douze kilomètres d’ici ». Sur les 25 hommes de sa section, il y en a 5 qui sont comme lui orphelins de guerre. Peut-être n’est-ce pas étranger à leur volonté d’en découdre.
Premiers contacts avec l’ennemi
Le lundi 20 mai, en début d’après-midi, Carron reçoit l’ordre de partir avec une poignée d’hommes en direction du plateau fameux du Chemin des Dames, 6 ou 7 km plus au nord, à la recherche du Groupe de Reconnaissance Divisionnaire dont on est sans nouvelles. Il allait se mettre en route, lorsqu’un cycliste d’un village voisin arrive affolé : les Allemands ont déjà investi Beaurieux et ont donc atteint pratiquement l’Aisne, 5 ou 6 km plus à l’Est. Plus question de s’aventurer du côté du plateau. À 18 heures, les sentinelles tirent sur un side-car allemand qui tentait de se faufiler, moteur arrêté, jusqu’au pont. Ses trois hommes d’équipage se réfugient dans le lavoir. Carron les en déloge à coup de grenades : l’un d’eux est grièvement blessé, les deux autres se rendent. D’autres motos allemandes, restées à l’arrêt dans le bourg, en redémarrent alors bruyamment. Leur tentative a échoué.
Le mardi 21, à l’aube, des hommes de Carron vont poser des mines au Ponceau et dans Œuilly, d’où ils sont pris à partie par des tireurs ennemis, mais ils parviennent quand même à regagner leurs lignes. Dans la matinée, une quinzaine d’Allemands tentent d’atteindre la rive, mais en sont empêchés par un tir français nourri. À 13h30, « aux fenêtres, au-dessus des talus […], dans les champs, dans les vergers, sur un front de six à sept cents mètres, des uniformes verts […]. L’attaque ! ». Un déluge de feu, et qui dure. Vers 16 h, c’est toute une colonne allemande qui surgit, dont plus de vingt-cinq blindés, automitrailleuses ou chars. Carron lance une fusée pour demander l’appui de l’artillerie : un bombardement intense s’abat alors sur Œuilly, mettant à mal quelques blindés, mais n’empêchant pas la masse des fantassins de poursuivre l’attaque. Il n’y a plus rien d’autre à faire que de faire sauter le pont, qui a été, en prévision, miné par le Génie. « Et, soudain, un appel d’air inouï, un tonnerre fantastique […]. Le sol semble s’ouvrir. De grosses pierres […] s’élèvent à des dizaines de mètres, dans l’air obscurci ». Le combat reprend, aussitôt la fumée dissipée. Les canons de 75 français font merveille. « Les balles sifflent et piaulent méchamment. Les obus pilonnent impitoyablement. Ah ! La belle fête ! ». Les Allemands tentent à plusieurs reprises de traverser l’Aisne sur des canots, mais sont repoussés. Les pertes ennemies sont importantes. La section Carron ne compte que deux blessés légers. Ce n’est qu’après 23 h qu’une accalmie se produit : les Allemands se retirent. Dommage pour les Français qu’ils n’aient pas les moyens d’en profiter pour contrattaquer.
L’accalmie
À partir du 22 mai, la section Carron est relevée et se retire jusqu’à la Sucrerie. « Au moins, sur le canal, je peux enfin dormir. Oh ! la volupté de défaire ses molletières et d’enlever ses chaussures ! ». Les opérations se résument pour ses soldats, pendant toute cette période, à des activités de patrouille. Un duel d’artillerie se poursuit par-dessus leurs têtes, et l’aviation allemande reste active, associant les « coucous » de reconnaissance et les chasseurs-bombardiers prenant la vallée en enfilade. « Nous n’avons jamais vu un avion français ou ami au-dessus de nous. Et c’était, parfois, un peu démoralisant ». Cependant, Carron reçoit le réconfort d’une lettre de sa femme, qu’il lit « sous les rayons roses de ma lampe électrique qui filtrent à travers mes doigts étroitement serrés », car le courrier fonctionne bien, mais parvient toujours dans la nuit, et pas question de se faire repérer par les avions d’observation ! En revanche, on n’a aucune information sur l’ensemble des opérations militaires. Le 23 mai, les hommes de Carron sont appelés à l’aide pour dégager une patrouille d’une autre compagnie, dont un officier a été tué et un sous-officier blessé.
Le 28, ils reprennent leurs postes sur l’Aisne, en arrière des ruines du pont. La pression ennemie continue, sporadiquement. Ainsi, au petit matin du 7 juin, près du cimetière d’Œuilly, « se dressent quatre grosses meules de foin. Nous sommes bien certains qu’elles ne s’y trouvaient pas les jours précédents », et pour cause : ce sont des chars allemands camouflés, mais l’artillerie les déloge. Dans la journée, l’artillerie lourde allemande détruit le pont de la Sucrerie sur le canal : la section Carron est privée de son chemin de repli. La communication avec le PC de la compagnie se fait désormais « au moyen de barques et d’une passerelle de fortune montée sur tonneaux ». On attend maintenant d’un moment à l’autre une attaque d’envergure. Or, « l’immobilité à laquelle je suis condamné m’irrite sérieusement. J’aime cent fois mieux attaquer que défendre ».
La submersion sous le nombre
Dans la nuit du 8 au 9 juin, « les hauteurs du Chemin des Dames sont illuminées par d’énormes fusées jaunes […]. Cela tient de la fantasmagorie. On serait tenté d’admirer, si l’on ne savait pas à quoi s’en tenir ». L’offensive attendue se déclenche en effet, un peu avant 4 h du matin. Par précaution, certaines sections qui se trouvaient sur l’Aisne ont déjà été ramenées derrière le canal. « Mais à notre gauche, et sur l’Aisne et sur le canal, il n’y a plus personne ». D’autres unités se sont, en effet, retirées sans prévenir. Carron, lui, continue à tenir le point d’appui qu’il a fortifié. Selon les ordres reçus, « la dixième compagnie, comme tout le bataillon, demeurera sur ses emplacements actuels ».
Cette journée du 9 juin, tous le savent, sera décisive. Au petit matin, un brouillard artificiel protège l’avance allemande et les tentatives de franchissement de l’Aisne. « Nous ne nous apercevons pas à un mètre ». La section a un premier blessé grave. « Peu avant 9 heures, le brouillard se lève complètement. Mais l’ennemi a réussi à s’infiltrer dans tout le dispositif du bataillon, et encercle tous les points de résistance ». Cependant, le fusil-mitrailleur du pont tient en respect les Allemands qui essayent de s’emparer de ce lieu stratégique. Après une brève accalmie en milieu de journée, la fusillade reprend, intense. Les uns après les autres, les points d’appui voisins succombent sous le nombre. À la Sucrerie, le lieutenant Relin, dont tous les hommes ont été tués ou blessés, se défend seul jusqu’à ce qu’il soit à son tour mortellement blessé. A droite, l’aspirant Pépin réussit à décrocher (il sera capturé un peu plus tard) ; le lieutenant Defoug tient bon toute l’après-midi, avant d’être capturé.
Dans son point d’appui, Carron résiste toujours. « Soudain, des premières maisons du Ponceau, avec des hurlements furieux, des Allemands se mettent à nous invectiver, à nous injurier… et, ma foi ! dans un argot parisien que nous comprenons fort bien. Et c’est tellement inattendu, tellement cocasse que, malgré leurs blessures, malgré leur situation désespérée, mes hommes s’esclaffent ». Puis, le poste est à son tour submergé, en début de soirée, malgré sa défense héroïque. On est vraiment à bout de forces et de ressources. « Nous n’avons plus rien à boire. Pour puiser l’eau souillée de l’Aisne, il faut nous exposer aux balles ennemies ». Il y a déjà deux morts, plusieurs blessés. On est maintenant quasiment au corps-à-corps. Les derniers défenseurs jettent les fusils-mitrailleurs à la rivière et ne parviennent même plus à lancer leurs grenades. Carron reçoit « deux balles de révolver, tirées à bout portant par un sous-officier allemand ».
La capture
Tous les survivants sont faits prisonniers, un par un.
Un officier allemand, un « oberleutnant », interroge Carron : « Pourquoi avez-vous résisté autant que cela ? Puisque vous étiez encerclés ? ». Un « hauptman » demande aussi : « Où sont les autres ? […] Nous savons que vous êtes au moins cent ou cent-vingt ». Il ne peut croire avoir été tenu aussi longtemps en échec par une vingtaine d’hommes, et de plus commandés par un simple sous-lieutenant. « Ma parole… il a presque l’air de considérer cela comme un affront personnel ». Carron apprendra plus tard qu’en face de la centaine de fantassins de la compagnie Relin, les assaillants étaient au moins quatre-cents, l’effectif d’un bataillon, et qu’ils ont perdu dans la bataille une centaine de tués ou de blessés. Dans la dernière phase du combat, les survivants de la section Carron se battaient à un contre dix.
Pour l’heure, les Allemands emmènent à pied Carron et ceux des Français qui sont capables de marcher. Le cortège des captifs traverse l’Aisne sur une passerelle provisoire, et monte vers le plateau. Tandis que Carron prend le chemin qui le mènera à l’oflag de Gross-Born, en Poméranie, les restes du bataillon battent en retraite jusqu’aux environs de Troyes. Le 16 juin, « dans un ultime engagement contre un ennemi bien supérieur en nombre et en armement, les survivants furent tous tués ou fait prisonniers ».
Lucien CARRON (1911- ??), Fantassins sur l’Aisne, mai-juin 1940, éd. Arthaud, 1943, 201 p. – mai-juin 1940 : p. 13-174. Ce récit, rédigé probablement pendant la captivité de l’auteur ou juste après son retour en avril 1941, et qui exalte un esprit de sacrifice et un patriotisme exemplaires fort appréciés par le régime du Maréchal, ne contenait rien qui puisse empêcher sa publication en mai 1943 par Arthaud, éditeur dont l’adresse principale était en zone non-occupée, à Grenoble, et dont l’imprimeur se trouvait du même côté de la ligne de démarcation, à Saint-Amand (Cher). Mais, malgré cette conformité à l’idéologie vichyssoise, son texte a un haut degré de crédibilité, car il a la précision d’un rapport en ce qui concerne le déroulement dans le temps, les acteurs et les actes.