André Bourdon, fils d’un marin-pêcheur, a quitté l’école en 1906, à onze ans, pour s’embarquer comme mousse, puis il a fait la guerre de 14-18 sur des navires de guerre. Dans les années trente, il est à son tour marin-pêcheur à Dieppe (Seine maritime), et en 39-40, n’étant pas mobilisé, il continue d’exercer son métier. A bord du chalutier Barbue, il est le patron. À terre, il est père de famille : une femme, quatre enfants de 8 à 16 ans.
Trente-cinq ans après les faits, il nous raconte d’abondance, dans sa langue à lui, « telle sur le papier qu’en la bouche », ce qu’il a vécu et ce qui l’a marqué en mai et juin 1940. S’il se souvient avec précision des événements et des lieux, il a presque toujours oublié les dates, cela se comprend. N’importe, son histoire est si singulière qu’elle donne envie de l’écouter. André Bourdon, c’est, avant tout, une voix. On imagine qu’il imite, et sans doute mime, tous les personnages de son histoire.
La dernière pêche, premiers dangers
« Vers le 23 mai », alors que son équipage et lui sont rentrés au port pour 24 heures de repos, des avions viennent tourner au-dessus de Dieppe.
« Je dis à ma famille :
– « Vous voyez bien ces avions allemands, ils viennent prendre des photos de reconnaissance, avant 72 heures vous allez être bombardés, je vous conseille de partir aux Petites Dalles puisque vous avez une maison là-bas. » (Il s’adresse là, en même temps qu’à sa femme, à ses vieux parents, qui vivent apparemment près d’eux, mais qui possèdent ou ont loué une maison aux Petites Dalles (Seine Maritime), sur la côte, à 50 km au sud-ouest de Dieppe, à mi-chemin entre Saint-Valery-en-Caux et Fécamp.)
– « Penses-tu, on verra bien. »
– « Vous avez tort de ne pas m’écouter » ».
Là-dessus, il reprend la mer. Effectivement, trois jours plus tard, Dieppe « est bombardé à outrance, et des mines magnétiques sont larguées au bout des jetées ».
Alors, sa famille se décide à partir pour les Petites Dalles. Mais lui, il est alors déjà à nouveau en mer.
« Tant qu’à moi (comme il dit), je suis parti faire encore une marée […], nous n’allons pas pêcher loin. Il y a 5 jours que nous sommes partis de Dieppe (on est donc vraisemblablement le 28 mai), beau temps, mer calme […]. Dans les environs de Berck, il est minuit, beau clair de lune. Nous venons de virer le chalut », quand un avion allemand surgit, passant « à raser notre mât », en les mitraillant. Les balles résonnent sur la cheminée du bateau. « J’ai crié aussitôt : « Couchez-vous ! ». Personne n’a été blessé ». Il éteint toutes ses lumières, prévient « par téléphone sans fil », c’est-à-dire par radio, les autres chalutiers et apprend de la même façon le sort d’un autre bateau, « « As de trèfle », chalutier dieppois, bombardé et coulé ». Son armateur lui enjoint de ne pas rentrer à Dieppe : « un chalutier belge a sauté cette nuit au bout de la jetée [sur] une mine magnétique ».
De port en port, de Fécamp à Cherbourg, à Saint-Malo, puis à nouveau Cherbourg
Il décide donc d’aller s’approvisionner en charbon à Fécamp (Seine Maritime). Le port est encombré par les bateaux qui sont venus du nord s’y réfugier. De là, il fait un saut jusqu’aux Petites Dalles, où il retrouve sa femme et ses enfants. Celle-ci, par peur des Allemands, l’adjure, malgré ses objections, de les emmener tous les quatre. Il cède et reprend avec eux le car pour Fécamp. Seul de l’équipage, un vieux marin du Tréport refuse de monter à bord, il « vient me trouver tout en larmes :
– « Je n’embarque pas, je vais aller retrouver ma famille. » […]
– « Comment ? »
– « À pied, je n’ai pas de sous » […].
Je lui ai donné de l’argent pour son voyage ». Il y a maintenant une quinzaine de personnes sur Barbue. On n’a finalement pas pu faire de charbon, mais on espère se réapprovisionner à Cherbourg.
De Fécamp, ils ont donc largué les amarres à 16 h. À la hauteur du cap d’Antifer, deux avions allemands viennent les flairer, sans les attaquer. Le soir arrive, ils sont pris dans « un épais brouillard, on ne voit plus rien ». Dans la nuit, des destroyers de la Marine Nationale, qui contrôlent les abords de Cherbourg (Manche), les arraisonnent et braquent sur eux leurs puissants projecteurs : « « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » ». On les laisse passer. Mais à l’entrée de la passe ouest, il faut attendre que le barrage de mines soit ouvert. Équipage et passagers sont reçus dans un centre d’accueil. Bourdon respire : « J’ai pris une lourde responsabilité en emmenant ma famille et [des] passagers ». L’ordre de l’armateur est de débarquer le poisson (oui, au fait, ils avaient toujours le produit de leur pêche au large de Berck !).
Rapidement, on repart pour Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), afin de faire enfin le plein de combustible. Cette fois ce sera la bonne. Mais « nous ne sommes pas encore sortis de ce port que je reçois l’ordre de rallier Cherbourg : « Vous êtes mobilisés, on va vous démagnétiser (opération destinée à protéger contre les mines magnétiques) et vous allez partir à Dunkerque pour l’évacuation des troupes » ». Le lendemain, donc, les voilà de nouveau en rade de Cherbourg. Une vedette vient leur apporter des provisions de bouche. Mais, pour Dunkerque, il y a contrordre. Et du coup, ils ne sont pas démagnétisés. On doit être alors le 2 ou le 3 juin : l’opération Dynamo d’évacuation des troupes massées sur les plages de Bray-Dunes et de Malo-les-Bains est arrivée à son terme. Seulement, pour reprendre la route, il faut l’autorisation des autorités, d’autant que les passes sont minées. Un bateau belge a sauté sur une mine à 1,5 km d’eux. Et ils s’impatientent de rester là, pendant quatre jours, exposés aux raids des avions allemands qui bombardent le port et les navires qui y sont mouillés.
Bourdon prend le risque de rallier Lorient…
Alors, Bourdon se concerte avec le patron du chalutier Denise-Simone, et décide d’aller solliciter les autorités portuaires, mais « personne ne veut prendre la responsabilité de nous faire partir ». Alors, il y va au culot. Il se présente chez l’Amiral, préfet maritime.
« – « Qu’y a-t-il pour votre service, mon garçon ? »
– « Je m’excuse de vous déranger, M. le Préfet, mais je voudrais vous demander s’il est possible de partir de Cherbourg ? [Je suis le patron de] Barbue, chalutier dieppois demandé pour Dunkerque, mais je vois que l’on n’a plus besoin de notre service. »
– « Vous voyez et entendez toutes les nuits les avions allemands venir bombarder et mouiller des mines. Je ne peux vous autoriser de partir ».
– « [Mais] puisque c’est moi qui vous demande de partir ».
– « Eh bien, faites ce que bon vous semble […], à vos risques et périls ». »
Là-dessus, Bourdon consulte son équipage, et exige même qu’ils se réunissent à part pour délibérer. Ils reviennent : oui, ils sont tous d’accord pour courir le risque. Une heure après, « en route, toute » ! Ils prennent le milieu de la passe. « Il faut s’attendre à chaque instant à sauter sur une mine magnétique ». Le Denise-Simone se met dans leur sillage. Et ils passent ! Direction Lorient. Ils comptent y arriver le lendemain matin. « Beau temps, la mer est calme. ». Mais à l’entrée de la rade de Lorient (Morbihan) : « on ne passe pas ». Le port est encombré. Il faut aller mouiller pendant trois jours près de Groix. Enfin, Bourdon obtient le droit de faire rentrer le bateau dans le port, malgré le danger que représentent les raids fréquents des avions ennemis. Pour sa part, il se loge à Larmor, d’où il va quotidiennement en vedette s’informer à Lorient.
… Et il s’y fait réquisitionner son bateau
Le quatrième jour, vers 14 heures, il y apprend que tous les bateaux doivent quitter le port à destination, probablement, du Maroc. Mais, le temps d’aller dire adieu à sa famille à Larmor, il ne revient que pour voir de loin Barbue qui appareille !
« Je vais vous dire, j’ai été beaucoup émotionné sur le coup ». Que s’est-il passé ? Eh bien, Barbue a été réquisitionné, mais sans son équipage. « Le chef mécanicien avait beau dire :
– « Nous ne pouvons pas partir, le patron n’est pas là »
– « Ça ne fait rien, répondaient les officiers qui étaient à bord. Nous sommes là pour le remplacer » ».
Barbue a d’ailleurs été choisi comme navire amiral de cette flottille d’une trentaine de bateaux. On rassure Bourdon : « « Ne vous faites pas de bile, il y avait assez d’officiers [de la Marine Nationale] à bord pour piloter Barbue » ». Certes. Mais le chalutier fécampois La Tanche n’en saute pas moins sur une mine à la sortie du chenal. Presque tout l’équipage y périt. « J’ai vu une vedette ramener trois jeunes officiers morts ».
Faisons les comptes : depuis que Dunkerque n’est plus d’actualité, quatre jours ici, trois jours là, quatre jours ailleurs, et le temps des déplacements. On doit bien être aux alentours du 15 juin, peut-être un peu plus. Depuis l’incident de Berck, ils ont parcouru environ 540 miles, soit presque 1.000 km, en trois semaines.
Un retour terrestre et sans panache
Mais maintenant, comment rentrer chez soi ? Il y a bien 500 km de Lorient à Dieppe. Pas de train. Occasion inespérée pour Bourdon et sa famille, le camion d’un mareyeur de Dieppe s’offre à les prendre. Ils n’auront donc rongé leur frein que trois ou quatre jours depuis le départ des chalutiers. Les routes sont encombrées. Et les Allemands contrôlent les véhicules. Étape à Alençon (Orne) le premier soir. Le second soir, on s’arrête à Longueil (Seine Maritime), où habitent quelques-uns des passagers du camion, qui retrouvent leur maison saccagée. Le camion ne va pas plus loin. On est encore à 15 km de Dieppe. Et d’ailleurs, c’est aux Petites Dalles, à une quarantaine de kilomètres, que la famille Bourdon veut se rendre d’abord. Ils n’y parviennent pas sans mal, d’autant que les routes sont défoncées à la suite des combats. Ils arrivent à se faire emmener jusqu’à Saint-Martin-aux-Bruneaux et là, ils doivent emprunter une brouette pour porter leurs bagages sur les trois derniers kilomètres. Grande joie de se retrouver en famille, enfants, parents et grands-parents !
Il n’y a toujours pas de transport en commun, mais quelqu’un accepte d’emmener les deux époux afin de se rendre compte, à Dieppe, de l’état du domicile familial, qui effectivement a été occupé par des inconnus, mais pas trop dégradé. Et ils repartent à pied pour les Petites Dalles. Un camion allemand passe. « Je fais [un] signal au chauffeur, genre « auto-stop » » : veut-il bien les prendre ? « – « Ya » ». Ces soldats vert-de-gris bien obligeants les aident à monter, eux et leur bagage, et offrent des cigarettes à André Bourdon, qui les remercie chaleureusement.
BOURDON André (1895-1981), La vie d’un vieux marin, APA 1371. Écrit en 1975. Manuscrit photocopié, 171 p. Mai-juin 1940, p. 119-150. – Dans la suite du récit, on peut lire comment les habitants de Dieppe ont vécu le malheureux débarquement anglo-canadien du 19 août 1942 et sous quelles contraintes Bourdon a été difficilement autorisé par les occupants à aller pêcher en mer pour nourrir la population.