Louis-Gérard Villeroy s’en est assez moqué, « comme de l’an 40 », de cette drôle de guerre qu’il faisait comme sous-officier responsable d’une section de travailleurs sur les bords du canal des Ardennes, et même encore lorsqu’il est arrivé en avril 40 à Amiens, au quartier Friant, où se trouve le dépôt de son régiment. Là, il n’est pas bien loin de chez lui (il habite Beauvais, semble-t-il, ou à proximité) : au besoin, sa voiture civile lui permettrait de faire un saut jusque chez lui. C’est la vie de caserne, la discipline est juste un peu plus relâchée qu’en temps de paix : « l’élément ‟trouffion” se livre à la chasse aux belles ». En revanche, on s’agite beaucoup, on s’affaire à des préparatifs d’on ne sait quoi. Le Capitaine, qui porte le nom remarquable de Bontemps, est d’une nervosité dont le « Pernod bi-journalier ne doit pas être le seul responsable ». Et puis, tout à coup, le 11 mai, « Les journaux ont annoncé que les Allemands avaient commencé leur offensive ». On s’inquiète, on se presse autour de la TSF : « Est-ce que ‟ça” deviendrait sérieux, tout de même ?… ». On se regroupe près d’un camion qui arrive criblé d’impacts de balles. Il est question d’évacuation, puis au contraire les troupes sont consignées et on parle de mise en défense de la ville.
Poste de garde aux portes d’Amiens bombardé
Villeroy reçoit la mission, sous les ordres et en compagnie de son ami le lieutenant Rousseau, un bon officier celui-là, « calme, juste, aimant ses hommes », d’occuper le poste N° 5, au faubourg de Hem. « Il s’agit de garder, de défendre…, d’interdire à l’ennemi quoi !… l’entrée d’Amiens par les routes de Saveuse et d’Abbeville ». On cantonne dans une usine désaffectée, et on place un camion hors d’usage et deux lourds chariots de façon à former une chicane qui oblige les véhicules à ralentir. On est le 17 mai, « le tramway roule encore », mais déjà a commencé à défiler « la cohorte lamentable des émigrants », d’abord les voitures de luxe, puis, le lendemain, les autos ordinaires, surchargées, bientôt les chariots, les vélos, et enfin les piétons.
« Le 18 mai 1940, le martyre de la ville d’Amiens commençait ». Ce jour-là, alors que la population ne prenait plus au sérieux les alertes répétées et vaines, elle se laisse surprendre : deux ou trois avions surviennent sans qu’on s’y attende et lâchent en piqué leurs bombes. « Gros émoi. Femmes en pleurs. Courses affolées ». Le flot de l’exode passe toujours : une femme exténuée traînant un enfant réclame à boire, personne n’a voulu la prendre dans une voiture : le sergent la fait monter d’office dans une auto qui passe. Onze heures du soir, un avion surgit à nouveau : cette fois les bombes tombent tout près du poste N° 5. Les maisons voisines sont détruites. Villeroy entreprend de les fouiller, trouve une fille d’une quinzaine d’années en chemise de nuit, effarée, ses parents gisent sous les décombres, on les tire de là presque indemnes. Tous les rescapés sortent dans la rue : « Le premier sentiment de ces gens semble être une sorte d’hébétude et de dépaysement […]. La pleine lune ajoute encore sa teinte d’irréel à cette fantasmagorie ». Plus loin, dans la cité Pétain (oui, c’est son nom), il y a des blessés graves. Villeroy découvre dans un immeuble en ruines, en y promenant le pinceau lumineux de sa lampe, une femme « assise dans un fauteuil d’osier », mais « elle n’a plus de face », et à ses pieds, morte elle aussi, il y en a une autre, « la bouche ouverte par un cri d’épouvante qui veut s’éterniser ».
« Le lendemain matin, 19 mai. Il fait un temps superbe ». Quelques gardes-mobiles arrivent en renfort, on reçoit un maigre ravitaillement. L’après-midi, « des centaines de bombes de toute nature et de tous calibres pleuvent dans un tumulte démoniaque ». Le narrateur insiste sur l’impossibilité de faire comprendre ce qu’on ressent d’angoisse et de sidération dans ce fracas. « Miaulements, explosions ! Miaulements, explosions ! ». Cela dure toute une demi-heure. Dans toute la ville, ce ne sont que flammes et fumée, et un « silence impressionnant, un silence terrible, un silence de mort ». Une femme échevelée sanglote, tout ce qui lui reste et qu’elle tient à la main, c’est « une photographie de famille encadrée en ovale ». La rue s’anime un peu à nouveau : des commerçants distribuent leurs réserves. En revanche, l’auteur tient à le noter, car il sait que ce n’a pas été partout le cas, « pas un de nos soldats n’a commis le moindre vol ou le plus petit acte de pillage dans notre secteur ».
Passage d’un défilé hétéroclite
On arrête un couple suspect arrivant à moto, un homme en uniforme belge et sa jeune compagne : des espions, Villeroy en restera persuadé. Pour l’heure, tandis que l’homme est confié à un groupe de militaires belges de passage, Villeroy est chargé de convoyer la fille au commissariat dans une ville en ruines. En rentrant au poste, il y trouve « un invraisemblable tirailleur marocain qui est arrivé monté sur un magnifique cheval et portant, en plus de son harnachement de soldat et de son mousqueton, un fusil-mitrailleur et ses boîtes-chargeurs en musette ». Mais ce soldat, fidèle à son devoir et débrouillard, qui, ayant perdu son unité a récupéré ainsi un cheval errant pour l’aider à porter son F-M, ne sera même pas un renfort pour le poste : après quelques heures de sommeil, il disparaît dans la nuit. Vers une heure du matin, nouvel « arrosage de bombes ».
Au petit jour du 20 mai, c’est le « spectacle lamentable des derniers fuyards, des retardataires affolés ». Des soldats de passage et prêts à fuir sont fermement invités à se joindre à la petite troupe, et obtempèrent, bon gré mal gré : « ils ne devaient plus avoir l’habitude, depuis quelques jours, d’entendre un officier leur parler ». Les Allemands approchent, tout le dit, tous le disent. Plus de téléphone, Rousseau envoie un cycliste prendre les ordres de son commandant. La réponse, dont Villeroy se souvient « à peu près textuellement », et qui l’indigne encore lorsqu’il écrit son récit, est de « tenir le poste 5 sans idée de repli ». Pure phraséologie héritée de la Grande Guerre. Les hommes n’ont que des fusils Lebel modèle 1874, et 6 cartouches. Même pas un FM (celui du tirailleur marocain aurait été précieux). Aucune arme anti-char. Villeroy, lui, a un revolver, et 12 cartouches. Pourtant, se dit-il, si on avait voulu faire de nous une unité sacrifiée, s’accrochant au sol pour le salut du reste de l’Armée, on nous aurait dotés d’armes et de matériel ! Depuis le début, ses soldats – tous des vétérans d’un Régiment de travailleurs, on s’en souvient –, sont persuadés que ce n’est pas possible que ce soit sur eux qu’on compte pour soutenir le choc d’une division de panzers !
Pris à revers
Soudain… « Stupéfaction. Là-bas, à 150 mètres, la rue est pleine d’auto-mitrailleuses ». L’ennemi ne se présente pas devant le poste, mais derrière, la ville est déjà prise. C’est pourquoi Villeroy a un instant l’impression que ce sont les renforts tant attendus qui arrivent… mais non, une rafale claque, le coup est passé tout près, la bretelle de son masque à gaz a été sectionnée ! « Et puis, c’est mon geste grotesque, ma folie ridicule, le tableau des dernières cartouches par un peintre humoriste. Qu’on se moque de moi, je le mérite : Je sors mon gros revolver et tire en direction de l’ennemi ». Celui-ci est pourtant hors de portée de son arme périmée ! Et quel mal celle-ci pourrait-elle faire à un blindé ? Villeroy veut même tirer à nouveau : il ne sait pas que son pistolet n’est pas automatique, et qu’il doit le réarmer après chaque coup ! Il se jette à plat ventre, se relève, tente de rejoindre ses camarades, une haie de mitraillettes l’en empêche. Il est pris, mais salué militairement par le chef des Allemands, qui le prend pour un officier. Pas un instant, il n’a pensé à sauter dans sa Peugeot, garée à proximité, pour s’échapper tandis qu’il était encore temps, fuir, regagner son domicile proche, auprès de sa femme et de ses enfants, et se mettre en civil, comme tant d’autres l’ont fait.
La suite ? Eh bien ! Ce seront 44 mois de captivité. La « pitoyable colonne » des prisonniers se met en marche vers Albert, au milieu des voitures culbutées, des cadavres humains et des chevaux crevés. Une image dans ce tohu-bohu d’images que livre la mémoire, celle d’un jeune soldat prisonnier accompagné par une jeune fille poussant un vélo : ils viennent sans doute de se rencontrer, ils se vouvoient ; on les plaisante, il s’écrie : « Je ne tolérerai pas qu’on plaisante là-dessus. C’est ‟maintenant” ma fiancée ! ». Et quand un Allemand les sépare, « leur baiser s’éternisait ». Le narrateur commente : « Fiançailles rapides et tragiques ».
Le chemin des camps
A la nuit tombée, des milliers d’hommes s’entassent dans la cour de l’hôpital d’Albert. Le lendemain, mal et peu nourris, ils reprennent la route. On passe à Bapaume, à Saint-Quentin. Les officiers ont été séparés des hommes de troupe, et le narrateur a réussi à rester avec son ami Rousseau. Des wagons à bestiaux les emmènent à Charleville, puis on reprend la route, on fait étape à Neufchâteau, en Belgique. Puis c’est la route encore, et les gardiens allemands brutalisent les « Belges charitables qui nous faisaient l’aumône d’un peu de nourriture ». A Trèves, enfin, on jouit d’un vrai décrassage et d’un premier repas chaud, avant d’être expédiés en Saxe à l’oflag IV D d’Elsterhorst, où notre sous-officier partage encore, mais pour peu de temps, le sort de ses camarades plus galonnés. Tout cela va assez vite, tout de même, puisque l’arrivée à l’oflag est du 28 mai. Tout aussitôt, les captifs organisent leur « université ». L’armistice n’est pas encore signé quand le 17 juin, Marcel Prenant, professeur à la Sorbonne, fait devant ses camarades une conférence remarquable, mais il est conspué par un groupe d’officiers qui n’admettent pas qu’on accorde la parole à un communiste. Villeroy est scandalisé que les Français, au lieu d’être solidaires, donnent aux Allemands le spectacle de leurs divisions. Quant à lui, il percera vite à jour la propagande pétainiste, et manifestera son patriotisme en refusant toute forme de collaboration, notamment le travail en commando hors du camp.
Louis-Gérard VILLEROY (?-?), Comme de l’an 40 !…, 337 pages, écrit en mars-décembre 1944 (d’après ses carnets), auto-édité, imprimerie de Compiègne, juillet 1945. Mai-juin 40, pp. 39-87. La suite de son livre porte sur la captivité.