Elle est institutrice, elle a enseigné longtemps dans les classes primaires de lycée : à Paris, au Lycée Jules Ferry pendant tout l’entre-deux guerres ; puis au Lycée de Chartres depuis la rentrée 1939, en raison de l’évacuation de beaucoup d’établissements scolaires parisiens. Aussi a-t-elle provisoirement quitté sa résidence parisienne de la rue Lepic pour aller s’installer avec sa sœur, institutrice célibataire comme elle, dans une maison de campagne qu’elles louent régulièrement, à Vinerville, près d’Épernon (Eure-et-Loir). En effet, Epernon-Chartres, c’est un trajet en train de moins de 30 km.
Bloquée à Chartres par la conscience professionnelle
Le 10 juin, des amis se sont proposés pour emmener avec eux les deux sœurs et ont chargé de bagages leur grosse voiture, « l’heure de la fuite a sonné ». Mais pas question pour Berthe de renoncer à aller au Lycée le lendemain : « Je vais faire à Chartres ma dernière journée de classe, qui sera probablement aussi la dernière journée de ma carrière. C’est assez émouvant. Il est bien certain qu’on va fermer le lycée aujourd’hui. Chartres se vidait hier. Plus d’enfants dans les classes. » Le train est en retard et surchargé, elle a du mal à y monter. « Ne serait-ce pas un avertissement de la Providence ? ». De fait, le Lycée se met en vacances. Berthe pense pouvoir rentrer par le train de 12h30. Pas de train. Elle se sent prise « comme dans une souricière ». Elle « erre comme une âme en peine » dans Chartres. Elle n’a avec elle qu’un petit sac en toile qu’elle remplit au lycée de quelques affaires personnelles récupérées dans un placard. C’est à ce moment-là qu’elle décide de raconter cette journée sur un cahier. Elle ne cessera plus de tenir son journal, très détaillé pendant ces journées de juin, puis moins régulièrement jusqu’en 1945, dans une douzaine de cahiers qu’elle cachera, car ils deviendront vite compromettants.
En attendant, que faire ? Une tentative d’autostop pour remonter vers Épernon, à contre-courant du flot des fuyards, échoue. Elle est prête à faire le trajet de nuit et à pied. La Directrice du lycée l’en dissuade et l’héberge. Elle dort mal. Dans le dortoir voisin, il y a des mères réfugiées avec leurs enfants, et les bébés ne cessent de pleurer. La directrice arrive à téléphoner à Vinerville : il est convenu que Berthe rejoindra sa sœur chez des amis à Moulins.
Le Mans, Tours, Bourges, destinations successives de hasard
Ce mercredi 12 juin, à la gare de Chartres, la foule affolée cède à la panique. Un train va se former pour Le Mans. Va pour Le Mans. Berthe prend son billet. Elle regrette de ne pas avoir, comme les autres, une valise pour s’asseoir, et pas de ravitaillement en dehors d’une plaquette de chocolat. La soif la dévore. On arrive effectivement le soir à destination. De là, Berthe prend, pour gagner Tours, « un train sanitaire vide », mais surchargé par « une foule de miséreux », plutôt hargneux. « L’odeur est intenable ». À l’aube du jeudi 13, halte de cinq ou six heures à la petite gare de Saint-Paterne (près d’Alençon). La difficulté est de trouver à boire, et pour cela, d’abord de se procurer une canette de bière vide. Enfin, 18 heures après le départ du Mans, on arrive à Tours, où se forme un train pour Vierzon, qui paraît luxueux après « l’infâme wagon sanitaire ». Cette fois, Berthe a des « compagnons propres et sociables ». L’ennui est qu’il est impossible d’accéder aux toilettes, Berthe se retient. « Depuis Le Mans, je voyage sans billet », mais l’honnête institutrice se rassure en pensant qu’aucun contrôleur n’arriverait dans ces circonstances à contrôler quoi que ce soit. Long arrêt dans la nuit, pendant que Vierzon subit un bombardement. De Bourges, le matin du 14 juin, c’est en autocar qu’il faut poursuivre le trajet vers Moulins, sans doute les voies sont-elles endommagées. Une des voyageuses fait un malaise, mais le chauffeur refuse de s’arrêter. A la gare de Saincaize, pendant que les cars continuent vers Nevers, les voyageurs pour Moulins ont droit à un vrai train, et Berthe, toujours sans billet, est toute heureuse d’être en première.
À Moulins, enfin, les deux sœurs se retrouvent
Berthe, dès son arrivée, se précipite chez ses amis B, et peut enfin se débarrasser du corset qu’elle porte depuis 4 jours. Le lendemain samedi 15 juin, notre héroïne ragaillardie se rend compte qu’il lui faut d’urgence faire quelques emplettes, elle manque de tout. Sa sœur, enfin arrive à son tour. Ses amis et elle ont dû abandonner la voiture et presque tout son contenu, gardant toutefois les fameux masques à gaz. Enfin elle a continué à pied, seule, imposant plus loin sa présence dans un autobus de la TCRP, puis dans un camion militaire. Beaucoup plus tard, en septembre, le maire d’une petite commune du Loiret les avertira qu’on a retrouvé la voiture, en partie pillée. On y récupère tout de même quelques « défroques », et surtout : « Mes journaux, mes chers journaux de voyage sont retrouvés : Hourra ! ».
À Moulins, cependant, les deux sœurs doivent se rendre à l’évidence : « Il est visible que nous sommes une gêne dans la maison. Ce n’est certes pas l’accueil cordial, intime que j’avais attendu ». N’importe, elles arrivent à se loger dans un meublé voisin.
Le pont de Moulins saute, les Allemands entrent en conquérants dans la ville
Le mardi 18 juin, « Jour mémorable ! Émotion ! Effroi ! Tristesse ! Humiliation ! » En début d’après-midi, « tout à coup, un bruit sec, plus fort que le plus fort des tonnerres. Et la fenêtre s’ouvre violemment en heurtant mon bras. Partout les vitres volent en éclat […]. Mais je ne puis dire que j’ai vraiment peur, ce bruit sec, terrible m’a commotionnée, rendue insensible ». Les troupes françaises du génie viennent de faire sauter le pont. Les B s’affolent, entraînent tout leur petit monde à fuir dans la campagne environnante. Absurde. Mieux vaut se terrer à la cave, finalement. « La bataille fait rage. Le bruit des obus s’accompagne du tic-tac rapide des mitrailleuses ».
Enfin, vers 18 h, on entend un bruit de motos et de bottes. « Les Allemands sont entrés dans Moulins ». Et ils sont furieux d’avoir rencontré cette résistance imprévue et d’avoir eu des pertes. Ils menacent la ville de représailles. Les habitants se demandent : « Pourquoi […] nos troupes ont-elles fait sauter le pont ? ». Le lendemain, on constate l’ampleur des dégâts.
« Oh ! Cette armée motorisée, Cette armée infernale ! Toute la nuit, nous avons entendu la trépidation des moteurs […]. Un flot ininterrompu de tanks, de chars, de camions, de motocyclettes défilant avec un bruit d’enfer et à une vitesse prodigieuse ». Les difficultés de ravitaillement sévissent. Pendant une semaine, pas même de pain. Berthe et sa sœur doivent impérativement compléter leur garde-robe. « Les Allemands ont, avant nous, envahi et vidé les magasins de lingerie. À eux les plus belles parures, les pyjamas en soie naturelle. Les vendeuses montrent un empressement révoltant ».
Les occupants s’installent : la mairie est devenue la kommandantur ; le marché couvert, où s’entassaient des réfugiés sur des couches de paille, est à présent un camp de prisonniers, « pauvres soldats barbus, débraillés ». Le Progrès de l’Allier reparaît. « Hélas, dès les premières lignes, on se rend compte que le journal est entièrement fait par les Allemands et pour leur vilaine propagande ». On se distrait comme on peut, on va rendre visite à des amis, en attendant la reprise du trafic ferroviaire.
Le retour à Paris épargné, à Épernon ravagé
Enfin, le 4 juillet, Berthe et sa sœur montent, avec les cartons qui leur tiennent lieu de bagages, dans un train qui va mettre deux jours à parvenir à Paris. Un train, ou plutôt plusieurs trains successifs. Pendant une partie du trajet, les voyageurs doivent se contenter de wagons à bestiaux.
Rue Lepic, tout va bien. « Il me semble que je m’éveille d’un horrible cauchemar ». Mais à Épernon en ruines, « c’est une vision d’enfer. Des autos tordues, calcinées gisent sur le côté de la route défoncée […]. De distance en distance, des croix de bois indiquent les tombes creusées provisoirement. » Beaucoup de morts n’ont pas pu être identifiés : « Sur ces tombes un objet trouvé près du mort et placé là pour aider aux recherches : un sac à main, une photo, une lettre, un soulier, etc. Nous avançons, muettes d’horreur ». Vinerville a été épargné par les bombes. Mais la maison a été pillée et saccagée. « Quelle horreur ! Tous les meubles sont vidés et le contenu répandu sur le carrelage […] Les lits, les oreillers portent des traces répugnantes ». C’est le curé d’Épernon qui avait soigné les blessés, enterrés les morts. C’est lui encore, avec quelques hommes de bonne volonté, qui les exhume pour leur donner une sépulture plus décente. Les obsèques, le 25 juillet, auxquelles Berthe assiste, sont présidées par le préfet de Chartres, qui laissera un nom dans l’Histoire. Si elle l’avait su, il est certain que notre institutrice patriote en aurait été rassérénée. Cependant, même dans son inquiétude ou ses déceptions, elle n’a jamais perdu son sang-froid.
Berthe AUROY (1880-1968), Jours de guerre. Ma vie sous l’Occupation, présentation et notes par Anne-Marie Pathé et Dominique Veillon, préface de Philippe Claudel, Bayard, 2008, 430 p. 10 juin-30 juin 40, pp. 39-78. La suite du journal est un reportage substantiel sur la vie à Paris sous l’Occupation, une place importante étant consacrée à tout un groupe d’amis juifs de Berthe Auroy, en proie aux persécutions antisémites.