La poésie peut se tourner vers le passé et se nourrir de souvenirs. Elle peut aussi anticiper sur le futur qu’elle espère. Mais enfin, son domaine propre est celui du retentissement actuel. Et dans le présent de juin 40, rares sont ceux qui éprouvent le désir de chanter, fût-ce dans la tonalité de la colère ou de la tristesse. Pendant les années de l’Occupation, c’est le présent des souffrances, de la faim, de la prison que chanteront certains poètes, et aussi l’avenir, celui de la liberté et du bonheur à reconquérir. Mais ils seront assez peu nombreux à évoquer leur expérience de Juin 40. Ni Saint-John Perse (1887-1975), ni Paul Éluard (1895-1952), ni René Char (1907-1988) n’éprouveront le désir de revenir sur le temps du désastre, même pas, comme Victor Hugo quarante ans après la catastrophe de la retraite de Russie, pour entonner le chant de l’Expiation : ils laisseront ce soin aux romanciers et aux historiens.
Pourtant, Saint-John-Perse, sous son vrai nom Alexis Léger, avait été un acteur important de la vie publique au cours de l’entre-deux guerres, en tant que Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères. En 1940, il a 53 ans, et il a dû s’exiler en Amérique. Aucune allusion aux événements tragiques, sinon peut-être, dans Exil (1942), publié d’abord dans la clandestinité : « Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face ».
De son côté, Éluard, qui a 45 ans, a été mobilisé comme lieutenant dans l’intendance, et il a échappé à la captivité, il sera l’auteur de très célèbres poèmes de résistance, mais ne dit rien sur la défaite et sur l’exode. Et, s’il écrit au cours de l’hiver 39-40 les poèmes de Sur les pentes inférieures, il n’y glisse aucune allusion aux jours de juin, sauf, à la rigueur : « De tous les printemps du monde/ Celui-ci est le plus laid […]/ Moi je dors dans la tempête/ Et je m’éveille les yeux clairs » (Bientôt), ce qui, on en conviendra, n’évoque que très lointainement le drame.
René Char, qui a 33 ans, été mobilisé comme brigadier au 173e Régiment d’Artillerie lourd. Sa « drôle de guerre » en Alsace, il l’a évoquée dans plusieurs poèmes (Donnerbach Mühle, Chaume des Vosges, qui paraîtront dans Fureur et Mystère, 1945), mais jamais il ne traite des événements de juin, auquel il a assisté pourtant et même participé : il a en effet vécu la retraite et s’est employé à aider les populations civiles à passer le pont de Gien sous le bombardement. Sous le nom de Capitaine Alexandre, il sera bientôt pris par d’autres combats, comme chef départemental des FFI des Basses Alpes. Durant toute l’Occupation, il écrit peu, en dehors de Feuillets d’Hypnos, chronique poétique de sa vie de maquisard. L’homme d’action éclipse le poète.
Il y a des exceptions au silence des poètes. Il y a une exception majeure, celle d’Aragon, dont on traitera ailleurs, mais il y en a d’autres aussi, et ces traces poétiques font souvent partie, pour autant qu’on puisse les dater, de la première vague littéraire de juin 40. Ce sont des textes de l’émotion première.
Paul Claudel, « Paroles au Maréchal »
Paul Claudel, 72 ans alors, poète catholique qui a réalisé une grande carrière diplomatique comme ambassadeur de France, fait partie de ceux qui, par hostilité à la République laïque qu’il a ressentie comme hostile à la religion, se rallient à Pétain et au pétainisme. Dans ce poème, daté du 27 décembre 1940, il rappelle le drame :
« Monsieur le Maréchal, rappelez-vous, et c’était il n’y a pas si longtemps,
Ces foules par tous les chemins, comme un fleuve qui devient un torrent,
De femmes et d’enfants et d’hommes, comme un troupeau de bêtes affolées,
Et ce hurlement de désespoir qui se mêlait à nos troupes décimées ! »
Mais il fait dire aussi à la France ces paroles étranges :
« C’est vrai que j’ai été humiliée ! dit-elle, c’est vrai que j’ai été vaincue ! […]
Je suis étendue tout de mon long sur la route et il est loisible au plus lâche de m’insulter,
Mais tout de même il me reste ce corps qui est pur et cette âme qui ne s’est pas déshonorée !
Et sans doute que c’était un rêve baroque, cette baraque où j’ai vécu soixante-dix ans ».
Cette « baraque », c’est tout bonnement la 3ème République ! Toutefois, quand il publiera en 1945, par honnêteté, ce texte qu’il aurait pu oublier et faire oublier, il y ajoutera cette note finale : « Je l’ai conservé comme un monument élevé à la fois à la Naïveté et à l’Imposture. Sa date lui sert d’excuse ». En effet, dès 1941, il est devenu très critique par rapport au nouveau régime.
Paul Claudel, (1868-1955), « Paroles au Maréchal », dans Poëmes et paroles durant la guerre de trente ans (Œuvres poétiques, éd. Pléiade, p. 569-572).
Max Jacob, « Reportage de juin 40 »
Max Jacob, 64 ans, poète juif converti au catholicisme, mourra à Drancy en mars 1944. Il a daté du 17 septembre 1940 ce « Reportage », publié dans la revue Confluences, en août 1942, où il évoque ce qu’il avait vu de sa fenêtre de Saint-Benoît sur Loire.
« Aux ponts de Loire, l’auto du riche attend son tour
et trépigne la nuit et s’affame le jour […].
Il arrivait qu’un pont chargé de mille vies
en s’ouvrant engouffrait des voitures emplies […].
J’avais passé la nuit dans l’ombre à ma fenêtre
où montaient les pauvres voix des soldats piètres :
Une armée ! elle ne savait se diriger !
D’un côté, c’est Sully ! de l’autre Châteauneuf !
Où aller ? Des drapeaux les bataillons sont veufs ».
Il a été particulièrement sensible à la souffrance des animaux :
« Des chevaux en troupeau que la soif exaspère […]
Si l’un avait l’aspect des chevaux de caserne,
l’œil gardant le souvenir des embrasements,
l’autre sentait encore le trèfle et la luzerne.
Des fontaines de sang coulaient d’un cheval blanc !
Il trottait, élevant la mort entre les dents ».
Ce cheval blanc n’est-il pas celui de l’Apocalypse (chapitre 6, verset 2) ?
Max Jacob (1876-1944), « Reportage de juin 40 », dans Derniers poèmes en prose et en vers, Gall. 1945.
Jules Supervielle, Poèmes de la France malheureuse
Il a 56 ans, il se trouve bloqué, au loin, dans son pays d’origine, l’Uruguay, depuis septembre 1939. Il est très affecté par les nouvelles qui lui parviennent de France (voir Journal d’une double angoisse). On peut dater précisément les deux poèmes qui évoquent le plus explicitement juin 40, parce qu’ils ont d’abord été insérés dans des lettres à Étiemble :
« Ô Paris, ville ouverte
Ainsi qu’une blessure » (poème intitulé « Paris« , 29 sept. 1940)
Et encore :
« Ô France, je voudrais te parler sans témoins,
Toi que voilà dans l’ombre à d’obscures distances […]
Nous sommes très loin en nous-mêmes
Avec la France sur les bras,
Chacun se croit seul avec elle
Et pense qu’on ne le voit pas ».
(poème intitulé « 1940 », 14 nov. 1940)
Jules Supervielle (1884-1960), Poèmes de la France malheureuse (1946).
Benjamin Fondane (1898-1944), « Journées de juin »
Fondane, 42 ans, d’origine roumaine, a été mobilisé en 40, il a été fait prisonnier, il s’est évadé, il a été repris, puis libéré, mais arrêté comme juif en mars 1944, il est mort à Birkenau en octobre 1944. Dans ce poème publié d’abord clandestinement aux éditions de Minuit, sous le pseudonyme d’Isaac Laquedem, il écrit :
« Ô vous qui aviez cru à l’homme
et aux beaux yeux de la bonté
mais que la route avale comme
un fleuve immense et éhonté
fantômes !
fantômes ! […]
C’est à de tels moments
Que tout à coup l’Histoire se dresse impitoyable
Devant nous : « Est-ce assez ? »
– Nous n’avions pas compris !
Il a fallu le fer, le feu et la famine,
la destruction, le tremblement,
et le long désespoir dans le regard de l’homme,
du fleuve, du cheval,
et la femme accouchant dans les fossés de l’aube ».
Benjamin Fondane (1898-1944), « Journées de juin ». In L’Honneur des poètes, Paris, éd. de Minuit, 1944.
Léopold Sedar Senghor, « Au Guélowar »
Senghor a 34 ans en 1940 et le grand poète et futur homme politique sénégalais, a été mobilisé comme simple soldat au 31e Régiment d’Infanterie coloniale (malgré sa naturalisation française).
Il a été fait prisonnier le 20 juin à La Charité-sur-Loire. Au cours de la campagne, de 1.500 à 3.000 tirailleurs sénégalais ont été massacrés de sang-froid par leurs vainqueurs. Pour sa part, Senghor a échappé de peu à l’exécution, grâce à l’intervention d’un officier français. Il sera finalement libéré pour cause de maladie au début de 1942. Voici ce qu’il écrit, alors qu’il se trouve au frontstalag d’Amiens, en septembre 1940 :
« Nous sommes des petits oiseaux tombés du nid, des corps privés d’espoir et qui se fanent
Des fauves aux griffes rognées, des soldats désarmés, des hommes nus.
Et nous voilà tout gourds et gauches comme des aveugles sans mains.
Les plus purs d’entre nous sont morts : ils n’ont pas pu avaler le pain de honte.
Et nous voilà pris dans les rets, livrés à la barbarie des civilisés
Exterminés comme des phacochères. Gloire aux tanks et gloire aux avions !
Nous avons cherché un appui, qui croulait comme le sable des dunes,
Des chefs, et ils étaient absents, des compagnons, ils ne nous reconnaissaient plus
Et nous ne reconnaissions plus la France.
Dans la nuit nous avons crié notre détresse. Pas une voix n’a répondu ».
Léopold Sedar Senghor (1906-2001), « Au Guélowar », publié dans Hosties noires (1948).
Jean Marcenac, « Au Paradis noir »
Marcenac, 27 ans écrivain, poète, professeur de philosophie, communiste, a été mobilisé, et a été fait prisonnier. Il s’est évadé et a participé au maquis dans le Lot. Il est surtout connu pour ses poèmes de résistance. Toutefois il a évoqué juin 40 dans « Au Paradis noir« , où la musique de Wagner apparaît comme l’emblème même du nazisme :
« Les fils de Lohengrin chantaient dans la forêt
Ils font la guerre comme on danse
Nos soldats vieillis fatigués
Les attendaient à l’orée des forêts
Le sommeil et la mort se disputaient leur chance […]
Quand nous les avons vus venir
Les plus tristes sont morts les armes à la main […]
D’autres ont élevé la honte au ciel comme un drapeau […]
Les fils de Lohengrin chantaient dans la forêt »
Jean Marcenac (1913-1984), « Au Paradis noir » (Le Cavalier de coupe : Poèmes 1933-1943, Gallimard, 1945).
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Et, pour finir, en mémoire de toutes les « brèves rencontres » de mai-juin 1940 sur une route pareille à la fameuse « route bleue » qui, en temps de paix, était la route des vacances (la RN 7, de Paris à la Côte d’azur) et qui était devenue un des principaux axes de la débâcle des soldats et de l’exode des civils, voici une chanson, une des rares chansons évoquant Juin 40 :
André Grassi (et Renée Lebas) : « Sur la route bleue »
Il est venu sur la route
Sur la route bleue
Il m’a dit : c’est la déroute
Je suis malheureux
O la fille écoute-moi
Et prends pitié de moi […]
Et j’ai soigné ses blessures
Sans savoir son nom
Dans mes bras je l’ai bercé
Pour le consoler
Contre lui, il m’a serrée
Pour mieux m’embrasser […]
Avec un pauvre sourire
Il m’a dit : Adieu
Moi, je n’ai rien pu lui dire
J’ai fermé les yeux
Mais il emportait mon cœur
Avec mes baisers […]
Mon pauvre amour s’est perdu
Un beau jour de Mai
Il est parti sur la route
Sur la route bleue…
Cette chanson, dont la mélodie monotone évoque assez bien le rythme d’une marche harassée, a été chantée et enregistrée par Renée Lebas en 1947 (on peut écouter l’enregistrement sur youtube).
Les paroles et la musique sont du compositeur André Grassi (1911-1972), fils d’un immigré italien, mobilisé en 1939-40 comme brancardier, fait prisonnier en juin 40 et envoyé dans un stalag de Prusse orientale.
Renée Lebas (1917-2009), de son vrai nom Renée Leiba, fille d’un tailleur juif roumain, chanteuse déjà connue en 1940, a dû se réfugier lors de l’Occupation en zone non-occupée puis en Suisse, tandis que son père et sa sœur cadette, pris dans la rafle du Vel d’hiv, sont morts en déportation.
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Disons-le également, il est difficile de ne pas voir une allusion tardive aux événements de l’an 40 dans cette chanson de 1967 :
Albert Vidalie (et Serge Reggiani) : « Les loups sont entrés dans Paris »
Les loups, ououh ! ououououh !
Les loups ont regardé vers Paris
De Croatie, de Germanie […]
Les loups ououh! ououououh!
Les loups ont envahi Paris […]
Il en vint des mille et des cents
Dans ce foutu pays de France
Jusqu´à c´que les hommes aient retrouvé
L´amour et la fraternité…
Cette chanson, écrite par Albert Vidalie (1913-1971, prisonnier de guerre en Silésie de 1940 à 1945), mise en musique par Louis Bessières (1913-2011) et interprétée par Serge Reggiani (1922-2004), a été un des grands succès de l’année 1967 (on peut écouter l’enregistrement sur youtube).
Reggiani a soutenu (par goût du paradoxe ?) qu’un fait-divers des années soixante est à l’origine de cette chanson. Peut-être. Mais les allusions à l’invasion allemande et à la prise de Paris en 1940 sont claires et nombreuses, et c’est bien ce qui a fait le succès de cette chanson auprès du public. Le loup est étroitement lié à la mythologie nazie : Hitler n’a-t-il pas installé son quartier général en Pologne dans la fameuse « Tanière du Loup » ? On n’est pas trop surpris non plus par l’association de la Croatie à la Germanie : même si l’armée allemande de 1940 ne comportait pas de contingent croate, les Oustachis du dictateur croate Ante Pavelic sont bien connus pour être des alliés du nazisme. Enfin, la démoralisation des Français en 1940 est indiquée par « les hommes […] se foutaient de tout« , de même que l’élan de la Résistance par le rôle qu’ont joué « l´amour et la fraternité » retrouvées dans la défaite finale des « loups ».