Lisa Ekstein est née en Ruthénie (Autriche-Hongrie), dans une famille juive. Elle a milité contre le nazisme à partir de 1929, d’abord à Berlin puis à Prague, où elle a rencontré son mari Hans Fittko. Ils ont dû se réfugier tous les deux aux Pays-Bas, puis à Paris. Hans a été interné, en tant qu’étranger, au stade de Colombes dès septembre 1939, puis transféré dans un camp des environs de Tours.
Internée au Vél’ d’Hiv’ en tant que ressortissante allemande !
En mai 1940, Lisa apprend par voie d’affiche que les étrangères ressortissantes d’un pays ennemi doivent être, elles aussi, internées, en dépit du fait que « le régime nazi nous a retiré, à nous autres émigrés, la citoyenneté allemande ». Toutefois, son cas est particulier : elle va aux renseignements. Mais le commissaire de police à qui elle fait remarquer qu’elle est apatride et née dans l’Autriche-Hongrie d’avant l’Anschluss lui répond de mauvaise humeur : « C’est moi qui décide qui est allemand ou non ». Elle se rend donc au Vél d’Hiv’, selon sa convocation, le 14 mai, avec son amie Paulette. Il pleut. On fait la queue pour y entrer. Certaines de leurs amies qui les ont accompagnées « se montraient, elles qui conservaient leur liberté, plus inquiètes, plus nerveuses que nous. […] Je compris que ces femmes se sentaient mises à l’écart, abandonnées […], isolées, à part, n’ayant plus leur place nulle part ». En fait, elles n’ont pas tort de craindre d’être en butte à l’hostilité de la population.
Au Vél’ d’Hiv’, « le sol de béton avait été tapissé de paille ». « Quand nous y jetons notre barda, un nuage de poussière s’en élève et je suis prise d’une crise d’éternuements. Nous nous regardons et nous éclatons de rire : nous avons bonne mine avec nos cheveux ruisselants ». Le confort est des plus sommaires. Les toilettes du stade sont évidemment insuffisantes pour une pareille foule. Il y a de tout parmi ces femmes : des juives, des militantes antinazies, de simples citoyennes allemandes et, bien entendu, parmi elles, des pronazies. « Les alertes aériennes se succédaient, jour et nuit. […] À plusieurs reprises nous entendîmes un fracas épouvantable. […] Sans doute des projectiles de DCA atterrissant sur notre toit ».
« Au bout de deux semaines environ, ordre de transfert ». Lisa est séparée de Paulette, qui craque et fond en larmes, « elle qui ne se laisse jamais démonter. […] À deux, même la crasse et les puces sont plus faciles à supporter. […] Ensemble, nous avions toujours su […] nous amuser de tout et de rien. […] Nous riions – nous étions jeunes ». Lisa et ses compagnes embarquent dans une gare de marchandises. « On nous entassa à dix dans un compartiment de six places. Un soldat claqua la porte et la ferma de l’extérieur ». En gare de Tours, du quai d’en face, « on nous criait quelque chose, nous vîmes des gens nous montrer le poing, quelques pierres atteignirent notre wagon ». Après plusieurs jours d’un voyage dont on leur cache la destination, on arrive enfin en gare d’Oloron-Sainte-Marie. Lisa se rend alors compte qu’on les emmène au camp de Gurs (Pyrénées atlantiques), mais quand elle le dit aux autres, celles-ci ne veulent pas la croire et s’en prennent à elle, hystériquement. Sur le chemin, se pressent de chaque côté deux haies de paysannes basques « drapées de noir du menton aux pieds. Sans un mot, elles nous crachent dessus ».
Au camp de Gurs, tracasseries et inconscience
Dans ce vaste camp, il y a plusieurs îlots, isolés les uns des autres par des barbelés. « Chaque îlot comptait vingt-cinq baraques de soixante places ». Les latrines, une plate-forme juchée sur des pieux de deux mètres de haut et accessible seulement par une échelle en bois, difficile à gravir pour les plus âgées, sont « indignes de ce nom ». Les geôlières sont tracassières et choisissent comme chefs de baraques des femmes de mauvaise vie qui ne sont pas moins tyranniques. Les repas sont essentiellement à base de pois chiches qu’on n’a pas fait tremper, et qui ont la consistance de gravillons. Tout contre les barbelés, il y a « de grandes auges […]. C’est notre salle d’eau. De l’eau, il n’y en a que le matin, pendant environ deux heures. Et parfois elle coule goutte à goutte. Nous sommes plus de mille femmes, et c’est tout ce dont nous disposons pour notre toilette et notre lessive », sous les yeux goguenards des soldats qui prennent un malin plaisir à venir patrouiller de ce côté. Quand il pleut, « on s’enfonçait jusqu’aux chevilles dans la glaise ».
Parmi les internées, il y a toutes sortes de cas étranges, comme celui de l’actrice allemande très francophile Dita Parlo, image même de l’absurdité de la situation : « Dita dans un camp de concentration français – Dita qui, dans La grande Illusion, avait incarné la paysanne allemande cachant sous son toit des officiers français… ». Au bout de quelques jours, elles parviennent à se regrouper par affinités, notamment les politiques. Celles-ci s’organisent, elles font connaître leurs revendications, elles surveillent les pronazies, arrogantes, sûres d’être bientôt dans le camp des vainqueurs, qui cherchent de leur côté à les espionner. Il y a de nouveaux arrivages. Certaines des nouvelles, habituées à une vie plus douillette, sont totalement inconscientes : l’une est venue avec sa bonne ; une autre a demandé à un soldat de l’escorte de téléphoner pour lui retenir une chambre ! Mais, ô joie, Lisa retrouve parmi elles son amie Paulette ! Un jour, arrive tout un groupe de religieuses. Ce sont des Alsaciennes, qui nées allemandes avant 1918, ont omis de régulariser leur situation après la guerre ! Leur comportement détonne dans le camp. Elles font passer courtoisement les autres avant elles à la distribution de la soupe… « J’avais toujours considéré les bonnes sœurs comme des tartuffes. Il s’avérait à présent que, pour celles-ci du moins, l’amour du prochain n’était pas une formule creuse ».
Sortir à tout prix du piège, pour ne pas être livrée aux Nazis
Les prisonnières n’ont pas droit aux journaux. Elles se méfient des bobards, mais tout de même des nouvelles sûres finissent par leur parvenir. Le courrier est partiellement rétabli. On s’attend donc à l’arrivée des troupes allemandes, que beaucoup ont des raisons de craindre. Mais souvent, elles se contentent de se lamenter. « Je les écoutais en me disant : Comment peuvent-elles être aussi passives ? Demander « Qu’est-ce qui va nous arriver ? » au lieu de « Que pouvons-nous faire ? » ». Vers la mi-juin, « la discipline du camp s’en allait à vau l’eau ». Le commissaire spécial de police du camp, anxieux, n’ayant pas reçu d’instruction lui traçant sa ligne de conduite, ne sait quelle attitude adopter. Flanqué de sa « putain spéciale », il ne dessoûle pas. « Son uniforme est dans un tel état qu’on dirait qu’il a dormi sur un tas de fumier ». Il prend Lisa comme interprète pour faire le tri des « indésirables », c’est-à-dire des vraies nazies. Elle commence par s’y refuser, mais finit par voir l’intérêt de s’en charger. De son côté, Paulette, employée au bureau de poste, profite de cet emploi pour voler les listes de politiques établies par le commandant du camp. D’autres volent les formulaires destinés à une évasion collective ou fabriquent de fausses attestations. Certaines hésitent à s’enfuir, de peur que leur mari n’ait plus le moyen de les retrouver. Finalement, à l’aube d’une nuit d’anxiété, une soixantaine de détenues passe aux actes. « Nous gagnions le portail une à une ou par petits groupes. Dans la pagaille ambiante, personne ne nous prêtait attention ». Seules les premières sont contrôlées par les sentinelles.
Sitôt dehors, un officier français prend Lisa et Paulette en auto-stop et les dépose dans le village de Pontacq, où elles resteront pendant plusieurs semaines. Plus ou moins bien reçues par les habitants, elles tentent de temps à autre de prendre des contacts à Pau, à Tarbes, à Lourdes. Ces villes grouillent de réfugiés. On est maintenant fin juin. « Nous savions que la France s’étaient engagée, dans la Convention d’Armistice, à livrer les émigrés aux nazis […]. On est pris dans un piège, on le voit se refermer lentement. Alors les uns, face à un destin jugé inéluctable, sont comme frappés de paralysie. D’autres, en proie à la panique, courent en tous sens. Mais ceux qui ont un but cherchent une issue […]. La priorité des priorités : retrouver notre famille ». Cela s’avère possible et même relativement facile, grâce à un étonnant réseau de communication informelle entre les réfugiés politiques qui circulent à travers toute la région.
À la gare de Lourdes, Lisa sollicite auprès d’un commandant un sauf-conduit pour aller à Marseille. Ils savent très bien tous les deux que cet officier n’a pas le pouvoir de le lui accorder. Elle se prétend belge. Elle se contenterait de n’importe quel papier avec un tampon et une signature. Il refuse, maugrée. Finalement, elle tente le tout pour le tout, lui avoue sa véritable situation. Il cède tout d’un coup et coupe court à ses remerciements : « – « Écoutez bien, Madame. Je suis français, un officier français. Mon pays a signé l’article par lequel nous nous engageons à livrer les gens comme vous aux Allemands. Et vous voulez me remercier ? Nous vous avons trahis » […]. Il esquissa le geste de me tendre la main, mais finalement la porta à sa tempe et fit le salut militaire ».
Le franchissement des Pyrénées
Au cours de l’été 40, Lisa retrouve son mari Hans. En septembre, ils sont à Banyuls et, dans le cadre du « Centre américain de secours » organisé par Varian Fry, ils aident le grand philosophe juif allemand Walter Benjamin (48 ans) à franchir les Pyrénées pour gagner l’Espagne. La traversée de la montagne, par des sentiers escarpés, est épuisante pour cet homme peu entraîné aux efforts physiques. Interné dès son arrivée sur le sol espagnol, mais croyant avoir du moins sauvé le manuscrit qu’il porte sur lui et qui lui apparaît plus précieux que sa vie même, Benjamin se suicide dans les locaux de la police. Son manuscrit ne sera jamais retrouvé.
Ce n’est que le premier d’une longue série de fugitifs que Lisa et Hans aident à passer la frontière, à la demande de Varian Fry, jusqu’à ce qu’eux-mêmes, en septembre 41, parviennent à s’embarquer pour Cuba.
Lisa FITTKO, née Ekstein (1909-2005), Le chemin des Pyrénées, souvenirs 19ed du 40-1941, éd. C. Hanser-Verlag, 1985, traduit de l’allemand par Léa Marcou, éd. Maren Sell, 1987, 315 p. Mai-juin 40, p. 15-118. (Rééd sous le titre Le chemin Walter Benjamin, souvenirs 1940-1941, 384 p., Seuil, 2020).