Elle est professeur agrégée de lettres classiques et jeune mère d’un petit garçon de moins de trois mois, Jacques. Elle est mariée depuis un an et demi avec Robert, qui vient d’être reçu lui-même à l’agrégation des lettres. Il n’aura pas eu le temps d’enseigner. Pour l’instant, il est sous les drapeaux, il vient de sortir début mai de l’Ecole militaire de Saint-Maixent avec le grade d’aspirant. Tant qu’il y était élève-officier, ils ne se trouvaient donc qu’à 25 km l’un de l’autre. Quant à son bébé, Jacques, elle l’a confié aux soins de sa sœur, au village de Smarves, à 8 km au sud de Poitiers, donc à 75 km de Niort. Le mardi 11 juin, consciente que les communications deviennent de plus en plus difficiles, elle projette de se rendre par le train auprès de son fils, le soir même, après les cours de l’après-midi. Elle compte y passer la journée du lendemain.
Retrouvailles familiales
C’est à Smarves, le 12, qu’elle décide de tenir son journal, mais elle commence par raconter ce qui s’est passé la veille : « Au Lycée, élèves très calmes. Professeurs agités et nerveux ». En fait, elle n’a pas pris le train, elle est venue en auto. En effet, alors qu’elle était sur le point de partir retrouver sa sœur et son fils, après les cours de l’après-midi, elle a eu la surprise de voir arriver sa mère, en compagnie de son grand-père, industriel rouennais, calme en apparence, mais tendu : « Rouen était en flammes. Une vision d’enfer, paraît-il ». Quant à Janine, elle ironise : « Grand Pa privé de son usine, fuyant en auto avec la caisse… Eh ! Eh ! Serait-ce la Révolution ? ». Elle a, comme son mari, de solides convictions de gauche, elle pense que le capitalisme doit mourir, mais en attendant, ce patron manifeste une grande dignité. « Grand Pa est très beau. Je suis fière de lui ». C’est donc lui (il dispose d’une confortable voiture avec chauffeur) qui emmène Janine avec sa mère à Smarves, où, le 12 après-midi, d’autres amis arrivent en catastrophe, d’un bourg de l’Orne, « fuyant eux aussi, toujours très bourgeois […]. Mais en réalité quelle détresse ! Ils sont si perdus sans leur salon, leurs relations, leurs visites […]. C’est vraiment la Révolution […]. On s’entassera ce soir dans la maison […]. Jacquot ronflote. Et jamais un cri, même si le biberon tarde. Un amour ».
Un amour qu’il faut tout de même quitter le lendemain, le jeudi 13. « Maman aime Jacquot […]. Je suis heureuse de cela. Je sais qu’elle le soignera mieux que moi ». « Grand Pa » emmène Janine à la gare. « L’avance [des Allemands] continue. Aurai-je un train régulier ? Je me prépare à voyager toute la nuit. J’emporte pain, chocolat et livre. Et puis, non. Voyage très régulier. Peu d’affolement […]. J’arrive de bonne heure ». Cependant, « les Lycées ferment. Je n’aime pas cela. Il fallait continuer la vie normale. Ne pas leur donner ce plaisir de nous voir désorganisés ».
« La dernière classe »
Bonheur, le vendredi 14, elle reçoit une « lettre un peu excitée » de Robert, qui, au moment où il l’écrit, est encore à Saint-Mars-la-Pile, sur la rive droite de la Loire, à une vingtaine de kilomètres en aval de Tours, où il commande une section de Tirailleurs Algériens. Le moral de Janine remonte. « Je vois ainsi la suite des opérations : une ligne de résistance sur la Loire. Et Robert gardera bien son pont. L’Amérique va venir à notre aide ». On est effectivement au lendemain de l’« appel pathétique de Reynaud au président Roosevelt », qu’elle n’a pas entendu, mais qu’on lui a rapporté. Il n’est que temps. « Ils sont entrés dans Paris ce matin. Les cochons. » Au Lycée, « dernières heures de classe »,avec les petites de 6ème, puis avec les grandes de seconde, qui « rient encore, cependant je les sens émues ». Elle prononce quelques mots pour les appeler à la confiance dans l’avenir : « une émotion et un souvenir stupide ». Ce souvenir importun est celui du conte de Daudet, La dernière classe, et elle voudrait ne pas céder au pathétique. « Vers la fin de la réunion des professeurs, alerte. Nous descendons à la cave. Je ne suis pas fière de moi. J’ai eu peur […]. Je n’ai pas le droit d’avoir peur […]. Nous aurons des alertes fréquentes maintenant. Il faut s’y habituer. C’est la seule façon d’être au danger comme Robert ».
Sur la Brèche
Samedi 15 juin. « Premier jour sans classe ». Janine est « effondrée ». Elle se reproche de ne pas avoir été pour l’intervention en Espagne dès 1936. Elle n’entend que propos défaitistes. « J’ai compris tout, d’un seul coup. Nous serons vaincus. Nous sommes vaincus. Il n’y a plus d’espoir. Non seulement les Français sont vaincus, mais ils acceptent l’idée de la défaite. Ce n’est pas seulement une défaite matérielle, c’est une défaite morale ». La ligne Maginot elle-même, menacée d’encerclement, est en train de se replier. Elle entend pour la première fois des gens qui espèrent la « capitulation ». « À la maison, une crise de désespoir. Les gens sont ignobles […]. La vie n’a plus de sens ». Elle va dîner chez une amie, et s’étonne de faire à peu près bon visage. « Il y a quelque chose de mort en moi qui ne renaîtra jamais. »
Dimanche 16 juin. « Toujours pas de nouvelles de Robert. Je ne compte plus en avoir. » Pour supporter le temps qui ne passe pas, elle fait le ménage et même corrige des copies ! Puis, elle va sur la grande place de Niort, la Brèche, et s’y occupe, cinq heures durant, des réfugiés, des enfants surtout. Elle les lave. « Une misère à pleurer ! L’une a un vieux rideau en guise de couche et nous n’avons rien pour les changer ». Par-dessus le marché, éclate un gros orage, l’eau ruisselle.
Lundi 17 juin. De très bonne heure arrive une amie réfugiée, avec deux enfants et trois militaires. « Ils ont perdu leur régiment. Ils regagnent leur dépôt. Ils ne croient plus en rien. Aucune organisation, aucun matériel. L’un d’eux fait l’apologie du régime allemand ». Voilà où on en arrive, « bientôt on leur lèchera les bottes ». On annonce la capitulation. Mais non, « on se bat toujours […]. Mais alors ? Robert va se battre […]. Qu’est-ce que Robert pense ? Que tout est fichu, ou veut-il lutter, pour rien, une révolte purement individuelle ? ». Elle s’interroge aussi sur les intentions des communistes. L’année précédente, ils étaient pour la guerre, puis ils ont changé du tout au tout, faisant finalement le jeu du nazisme.
Mardi 18 juin. Elle écoute la radio et apprend avec « enthousiasme » que Churchill a proposé de réunir la France et la Grande-Bretagne en une seule nation pour continuer la lutte hors du territoire hexagonal. Elle espère en tout cas qu’on va continuer à se battre sur la Loire, et que Robert a « entraîné ses tirailleurs à l’attaque ». Mais à Niort, elle a sous les yeux le « triste spectacle » de la débandade.
Les Allemands arrivent, et toujours pas de nouvelles de Robert
Mercredi 19 juin. « Chacun pense qu’ils seront là ce soir ». « Les jeunes gens quittent la ville. Quel exode ! On regarde par les fenêtres : à pied, à bicyclette, il en passe sans arrêt, mêlés aux soldats ». L’opinion se retourne contre les Anglais, rendant difficile cette union avec eux qui pourrait être le salut du pays.
Jeudi 20 juin. « Discours de Pétain. On ne fait que s’enfoncer dans la honte ». Le lendemain 21, « la ville se vide un peu. Il y a une queue moins importante devant les boulangeries ». Du reste, on a fait des provisions, on s’attend à voir surgir d’un moment à l’autre les troupes ennemies : « S’ils devaient passer, je ne sortirais plus pendant tous ces jours ». Peu probable, pourtant, qu’ils ne fassent que passer… Le 22 : « Je voudrais tant des nouvelles de Robert. J’ai une lettre de Maman, donc les communications sont rétablies avec Poitiers. Rien de Robert ». Tout le monde râle contre tout le monde : « Il y a une sorte de guerre civile qui couve […]. Soldats contre officiers. Militaires contre civils ». Et puis, le soir de ce 22 juin, pendant le dîner, on entend du bruit, de l’animation dans les rues, sur la place au cœur de la ville. « Ils » sont là. « C’était donc ainsi ? Cette entrée des Allemands à Niort. Deux ou trois motocyclistes, la foule massée sur la Brèche, et voilà ». Il y a aussi une automitrailleuse et un char, autour desquels la foule s’agglutine. Et puis, débouchant d’une rue, « plusieurs officiers français désarmés, encadrés, à l’avant et à l’arrière, de deux Allemands […]. Rien de plus lamentable que ces officiers âgés, ainsi encadrés de deux gamins ». Dans la foule, dominent curiosité et soulagement.
Dimanche 23 juin. « Robert, Robert. Je voudrais des nouvelles de Robert ». La situation est paradoxale, l’armistice n’est pas encore signé, mais on ne se bat plus. Les Allemands maintenant sont en nombre, « corrects, indifférents, le visage las […]. Ils émergent de leurs chars, ils surgissent à l’avant des autos. Et c’est ainsi que je les verrai toujours, silhouettes debout passant si vite devant mes yeux ». Janine n’a pas entendu l’appel du 18 juin, mais elle apprend la destitution de De Gaulle, sans bien se rendre compte que c’est de là que viendra ce qu’elle appelle de tous ses vœux.
Aucune lettre de Robert ne lui parviendra. Un général, regroupant des éléments d’une division légère motorisée, des artilleurs, des gardes républicains et des tirailleurs algériens, a décidé de livrer le 22 juin un combat de retardement, à l’abri de l’éperon que constitue le confluent de la Vienne et de la Creuse, à 50 km au nord de Poitiers. Janine ne sera informée qu’un mois plus tard que Robert est mort. Elle apprendra quelques détails en septembre par un autre aspirant de son unité : il a été fauché, au milieu de ses soldats, par un tir de mitrailleuse, en défendant un pont sur la Vienne, près du village des Ormes (Vienne). C’est là qu’il est enterré.
Janine Saint-Quentin (1914-2010), Treize jours en juin 40, Journal d’une jeune femme, 45 p. [APA 2199]. Ce journal, tenu du 11 au 23 juin, rédigé à la main sur 14 feuillets volants à petits carreaux de format écolier, est retranscrit ici p. 7-25.